Archives de catégorie : · Jérémy BOUCHEZ

Polémos à CIBL 101,5 FM – Les Aurores Montréal – Croissance économique et croissance du bruit

Émission du lundi 10 juin 2024. Au micro de Jérémy Harvey, Jérémy Bouchez nous parle de la relation entre croissance économique et pollution sonore.

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Polémos à cibl101.5 FM – les aurores montréal – Obsolescence programmée

Émission du lundi 4 décembre 2023. Au micro de Charline Caro, Jérémy Bouchez nous introduit au concept d’obsolescence programmée sous l’angle de la décroissance.

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polémos à cibl101.5 FM – les aurores montréal – monnaies alternatives et décroissance

Émission du lundi 24 avril 2023. Jérémy Bouchez introduit David Fillion aux monnaies alternatives sous l’angle de la décroissance.

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La vision des monnaies alternatives par les mouvements des villes en transition et de la décroissance. Entre convergences et tensions

Par Jérémy Bouchez

Photo d’un billet du MIEL, la Monnaie d’intérêt économique local de la région bordelaise, CC BY-NC 2.0

Depuis plusieurs millénaires, les monnaies accompagnent les êtres humains dans leurs échanges commerciaux. Au-delà de ses trois fonctions telles que définies par Aristote – à savoir le rôle d’intermédiaire des échanges, de réserve de valeur et d’unité de compte – la monnaie peut également jouer un rôle dans la communication et dans la création de liens sociaux ou de signes d’appartenance à une société. Tout cela étant contrebalancé par le fait qu’elle est aussi synonyme de rapports de force et de marque de distinction1LES ÉCONOMISTES ATTÉRÉS. (2018). La monnaie. Un enjeu politique. Paris : Éditions Points. Outre l’accélération de la crise environnementale à l’échelle mondiale – avec des conséquences telles que les dérèglements climatiques, la destruction du réseau de la vie (biodiversité), la pollution croissante, etc. – les sociétés humaines sont également confrontées à une très grave crise sociale, avec le creusement des inégalités et de la pauvreté. Ce constat d’accroissement des inégalités est notamment appuyé par le Laboratoire sur les inégalités mondiales avec son Rapport sur les inégalités dans le monde2WORLD INEQUALITY LAB. (2022). World Inequality Report 2022. https://wir2022.wid.world/ qui enfonce le clou sur cette question, concluant que ce fait social s’accentue presque partout sur la planète, mais à des rythmes différents, exacerbés récemment par la crise de la COVID-19. Cette terrible et dangereuse réalité est également pointée par de plus en plus d’économistes3MILANOVIĆ, B. (2016). Global inequality: A New Approach for the Age of Globalization. Cambridge: Harvard University Press ,4 PIKETTY, T. (2014). Capital in the Twenty-First Century. Cambridge: Harvard University Press comme une conséquence directe du marché autorégulé, des politiques de libéralisme économique agressif et de la puissance du capitalisme financier. 

C’est face au constat implacable de ces périls sociaux, environnementaux et économiques qui menacent de destruction tant la biosphère telle que nous la connaissons que de nombreuses communautés humaines, qu’un nombre croissant de militant·e·s, de chercheur·e·s et d’intellectuel·le·s au sein des mouvements de la décroissance et des villes en transition soutiennent l’idée que les monnaies alternatives peuvent jouer un rôle non négligeable dans l’avènement de sociétés enfin en phase avec les limites de la planète, libérées des nombreux démons du système économique dominant. Ce texte présente en premier lieu une brève explication de ce que sont les monnaies alternatives ainsi que des propositions de typologies par quelques spécialistes sur la question pour ensuite introduire les mouvements de la décroissance et des villes en transition afin d’aborder finalement leurs principales convergences et tensions sur la question des monnaies alternatives, tout en suggérant des pistes d’opportunité.

LES MONNAIES ALTERNATIVES: BREF HISTORIQUE ET DÉFINITION

On sait qu’en Nouvelle-France, dans la colonie française en Amérique du Nord, circulait de la monnaie de cartes à jouer afin de pallier la rareté de la monnaie sonnante. Bien que minoritaire, ce type de monnaie aurait été utilisée durant une trentaine d’années  (de la fin du 17e au début du 18e siècle) et aurait été autorisée ou tolérée puis interdite par le gouvernement français5http://mllecanadienne.blogspot.com/2020/07/monnaie-de-carte.html. Toutefois, la monnaie de carte n’était qu’une monnaie de remplacement et ne peut donc pas être qualifiée de première monnaie alternative. Il faut remonter à 1934 pour voir l’apparition de ce qui peut être considéré comme la première monnaie alternative institutionnalisée connue, le WIR, un système de monnaie complémentaire indépendant en Suisse, toujours existant et utilisé par des petites et moyennes entreprises. Par la suite, on peut citer la mise en place d’un système d’échange local à Vancouver, au Canada, en 1983, qui n’a duré que 5 ans, mais qui a été suivi par de nombreux autres systèmes alternatifs en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ou encore en Europe. On peut constater une accélération de l’émergence de monnaies alternatives jusqu’à la fin du XXe siècle puisqu’on comptait en 2017, selon l’analyse de Jérôme Blanc, plus de 5 000 systèmes de monnaies alternatives dans plus de 50 pays, ce qui a fait dire au chercheur que le développement continu de ces systèmes peut être considéré comme un « phénomène sans précédent à l’échelle de l’histoire monétaire des sociétés industrielles6BLANC, J. (2018). Les monnaies alternatives. Paris : La Découverte ». La fin des années 2000 a vu l’émergence du mouvement des villes en transition avec, entre autres, la création de monnaies locales comme outils primordiaux vers la relocalisation de l’économie des communautés7NORTH, P. (2013). Complementaty currencies. Dans Parker, M., CHENEY, G., FOURNIER, V., et Land, C. (Eds.), The Routledge Companion to Alternative Organization, 182–194. Londres: Routledge. Au Québec, plusieurs municipalités ou régions ont réussi à mettre en circulation des monnaies alternatives. On peut citer le demi gaspésien8https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/735786/demi-monnaie-economie-gaspesie, apparu au printemps 2015 et qui consiste à couper des billets de dollars canadiens en deux moitiés, chaque moitié valant 50 % de la valeur du billet. La ville de Québec a lancé le BLÉ en 20189https://www.mlcquebec.org/historique/, une monnaie complémentaire à l’échelle très locale et à parité avec le dollar canadien. BLÉ est l’acronyme de « billet local d’échange ». Par la suite, des monnaies locales ont vu le jour dans la région de Charlevoix, en Abitibi ou encore dans les Laurentides. Enfin, à l’échelle planétaire, le lancement du Bitcoin en 2009, basé sur la technologie blockchain, représente une révolution dans les paiements comme Internet l’a été pour la communication il y a 50 ans10DE FILIPPI, P. (2018). Blockchain et cryptomonnaies. Paris: Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.filip.2018.01.

BRÈVE DÉFINITION

L’utilisation dans cet article du qualitatif « alternatives » pour parler des monnaies au sens général du terme permet de décrire les monnaies qui visent à « transformer les territoires et faire société », pour reprendre le sous-titre français de l’ouvrage de Marie Fare paru en 201611FARE, M. (2016). Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société. Paris : Charles Léopold Mayer. Selon Jérôme Blanc, les monnaies alternatives sont avant tout des dispositifs monétaires qui sont conçus dans une perspective de transformation socio-économique. L’utilisation de l’adjectif socio-économique implique pour Blanc (2018) que « ces dispositifs assemblent une variété d’outils et de règles pour guider les pratiques des utilisateurs afin de réaliser un projet éthique12op. cit.». Bien sûr, il existe d’autres qualificatifs dans l’univers des monnaies à vocation de transformation socio-économique, on peut mentionner le terme de monnaie complémentaire soulignant l’auxiliarité à côté de la monnaie nationale (ou monnaie fiduciaire), de monnaie communautaire s’il existe un intérêt social et économique à l’échelle d’une communauté ou encore de monnaie sociale ou monnaie citoyenne afin d’indiquer dans ce dernier cas le fait qu’un tel système monétaire est le résultat d’une implication citoyenne formelle. Dans ce texte, le terme de monnaies alternatives englobe toutes les spécificités existantes et dans lesquelles on retrouve l’idée d’offrir des alternatives aux systèmes monétaires nationaux ou multinationaux.

TYPOLOGIE DES MONNAIES ALTERNATIVES

Les objectifs de ce texte sont d’introduire la lectrice et le lecteur à l’écosystème des monnaies alternatives en présentant brièvement leur historique et leur présence au sein de certaines communautés sur la planète. Sur un plan plus théorique, cependant, nous ne rentrerons pas dans les détails des propositions de typologies des monnaies alternatives, un sujet encore assez complexe, mais nous proposons de dresser un portrait général des types de générations de monnaies et de systèmes monétaires alternatifs. Dans cette optique, le tableau 1 propose un aperçu des principales propositions de classification. Comme le mentionne Jérôme Blanc (2011), il existe une difficulté de s’accorder sur une typologie commune au sein de la littérature scientifique et des écrits concernant les monnaies alternatives, ceci reflétant leur nature évolutive et complexe13BLANC, J. (2011). Classifying “CCs”: Community, complementary and local currencies’ types and generations, International Journal of  Community Currency Research, 15, 4–10. Cependant, il est possible de regrouper des cadres d’analyse et des cadres de classification. Le tableau reprend donc la classification de Blanc (2011)14op. cit., celle de Fare (2016)15op. cit.et celle de Blanc et Fare (2013)16BLANC, J., & FARE, M. (2013). Understanding the Role of Governments and Administrations in the Implementation of Community and Complementary Currencies: The Implementation of Community and Complementary Currencies. Annals of Public and Cooperative Economics, 84(1), 63–81. https://doi.org/10.1111/apce.12003.

Tableau 1 Types et générations de monnaies alternatives selon Blanc (2018), Fare (2016), Blanc & Fare (2013)

Types et générations de monnaies alternativesDescription/définitionExemples
Systèmes d’échanges locaux (SEL)
1re génération 
Consistent en des échanges de biens et de services (dans ce cas, le temps) qui permettent la création d’un crédit mutuel enregistré sur les comptes des participants inscrits.SEL (LETS) au Canada, en France et au Royaume-Uni
Banques de temps
2e génération
Consistent en un crédit mutuel mais se limitent exclusivement aux services. Les personnes qui offrent leurs services accumulent du temps qu’elles peuvent ensuite utiliser pour recevoir des services d’autres participants. Il y a égalité dans la valeur des services.Fair Shares au Royaume-Uni; Banca del tempo à Parme, en Italie; Les Accorderies au Québec
Monnaies locales convertibles et non convertibles
3e génération
Visent à encourager le renforcement d’une économie locale. Dans certains cas, elles visent une relocalisation de la production et de la consommation.Convertibles: Ithaca Hour dans l’État de New York; Trueque en Argentine
Non convertibles: Chiemgauer en Allemagne; Palmas au Brésil; Bristol Pounds et Totnes Pounds au Royaume-Uni; Eusko au Pays Basque
La monnaie comme récompense pour les actes vertueux
4e génération
Forme la moins courante de monnaie alternative. Consiste à récompenser les individus en unités de compte pour l’adoption d’actions vertueuses dans le but de changer les pratiques nuisibles à la communauté. L’unité de compte est souvent convertible en monnaie nationale.NU aux Pays-Bas; Eco-Iris et Toreke en Belgique
Crédits mutuels interentreprisesMettent les entreprises en réseau afin qu’elles puissent échanger des crédits sous forme d’unités de compte à un taux d’intérêt très faible ou nul. Les échanges de paiements sont facilités par une chambre de compensation, ce qui n’implique pas de flux de trésorerie.WIR en Suisse; RES en Belgique; Sardex en Sardaigne 
CryptomonnaiesLes cryptomonnaies visent à s’affranchir du carcan bancaire et sans limitation territoriale tout en garantissant la sécurité grâce à l’utilisation d’algorithmes. Les cryptomonnaies sont basées sur la technologie blockchain, qui est un registre distribué consultable par tous les acteurs du réseau.Bitcoin; Ethereum

LeS mouvementS de la décroissance et des villes en transition

Dans les sections précédentes nous venons de brièvement présenter les monnaies alternatives ainsi que des définitions et des typologies proposées par quelques chercheur.e.s. Comment les mouvements de la transition et de la décroissance s’emparent de ce sujet et des questions socialement vives inhérentes à ces systèmes monétaires alternatifs? Dans les sections suivantes, nous proposons dans un premier temps de revenir sur les origines de ces deux mouvements pour ensuite détailler leurs visions des monnaies alternatives.

Certains auteurs et autrices proposent de faire remonter les idées de la décroissance dans des écrits du début des années 1970. Dans un ouvrage publié en 2016, l’économiste Serge Latouche, considéré comme le père de la décroissance en France17ABRAHAM, Y-M. (2019). Guérir du mal de l’infini : Produire moins, partager plus, décider ensemble. Montréal : Écosociété, a identifié une soixantaine d’auteurs dont les œuvres peuvent être rapprochées de certaines idées de ce mouvement. Au début des années 2000 en France, un appel est lancé par plusieurs intellectuel.le.s pour une « décroissance durable », l’idée principale de ce coup de clairon étant le refus de la course à la production de biens et une critique radicale de la religion de la croissance, une attaque frontale du « sacré » selon l’économiste Serge Latouche18op. cit.

L’appel du début du 21e siècle s’inscrit dans une critique du capital tout comme dans une reconnaissance des limites inhérentes au fait de vivre sur une sphère et des dégradations environnementales et sociales liées à la croissance. En effet, tout en poursuivant une critique forte du capitalisme et de son économie, du productivisme, de la technologie aliénante et du mythe du progrès, les «  objecteurs de croissance », comme ils aiment à se nommer, nous alertaient sur les liens de plus en plus évidents entre l’impératif de croissance économique et les limites planétaires, ainsi que sur le renforcement des inégalités sociales, inhérentes selon eux à une «  société industrielle à la capacité productive excessive » (FILIPO et SCHNEIDER, 2015, p. 32)19FILIPO, F et SCHNEIDER, F. (2015). Preface. Dans  D’ALISA, G., DEMARIA, F. & KALLIS, G. (Eds.). Degrowth : A vocabulary for a new era. (p. 32). Londres : Routledge, Taylor & Francis Group

Depuis quelques années, on peut constater une forte poussée dans la médiatisation des idées mouvement ainsi qu’une très importante augmentation des publications scientifiques en lien avec la décroissance. Ainsi, l’économiste écologique français Timothée Parrique a réalisé en 2020 une compilation des articles scientifiques publiés dans des revues à comité de lecture depuis 2007. Selon son analyse, 424 articles ont été publiés sur une période de 13 ans, avec une augmentation constante de 3 articles en 2007 à près de 70 en 2020. La liste mise à jour est disponible sur son blogue personnel20https://timotheeparrique.com/academic-articles.  

Le mouvement des villes en transition trouve quant à lui ses origines dans l’initiative de Rob Hopkins, un enseignant britannique en permaculture qui, en 2004 à Kinsale (Irlande), lance le concept de « ville en transition », repris l’année d’après à Totnes dans la région du Devon. Hopkins voulait en premier lieu engager les communautés dans des discussions et des actions visant à réduire leur dépendance au pétrole abondant et aux énergies fossiles en général, tout en faisant la promotion de modes de vie « postpétrole » à travers des initiatives à l’échelle locale, comme les monnaies locales, la mobilité active, la permaculture, etc21OUDOT, J. & de l’ESTOILE, É. (2020). La transition écologique, de Rob Hopkins au ministère. Regards croisés sur l’économie, 26, 14–19. https://doi.org/10.3917/rce.026.0014. De plus, le mouvement s’articule très rapidement dans une perspective de résilience des communautés22KRAUZ, A. (2015). Transition towns, or the desire for an urban alternative. Metropolitics, May 2015. En 2008, Rob Hopkins lance Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale23Le titre original de la version anglophone étant « The transition handbook. From oil dependency to local resilience », une sorte de vademecum des bonnes pratiques et qui deviendra la bible du mouvement qui sera nommé « The transition initiative »24TAYLOR, P. J. (2012). Transition towns and world cities: towards green networks of cities. Local Environment, 17(4), 495–508. https://doi.org/10.1080/13549839.2012.678310. Cinq ans après son lancement en Europe, le mouvement aura essaimé dans plus de 300 communautés et fin 2021, le site internet Transition Network comptabilisait 1 076 groupes de transition auto-inscrits et 25 hubs à travers la planète. Il est important de mentionner que les initiatives peuvent concerner des communautés, des quartiers, des villages, des régions et même des îles, comme l’île de Wight au Royaume-Uni ou encore La Palma en Espagne. 

Enfin, le concept de relocalisation de l’économie est au cœur du mouvement. Cependant, cela impose aux communautés d’être parfois en tension, la localisation de l’économique et du  social étant pris entre un besoin d’autonomie fonctionnelle et une institutionnalisation de la prise de décision, tout en ajoutant la nécessité d’interagir avec les gouvernements locaux25BARNES, P. (2015). The political economy of localization in the transition movement, Community Development Journal, 50 (2), 312–326. https://doi.org/10.1093/cdj/bsu042. Le relocalisation de l’économie vise avant tout à renforcer les communautés et à les rendre plus résilientes face à la mondialisation et aux problèmes environnementaux, tout en donnant la primauté au social au lieu du technique26ALEXANDER, S. & RUTHERFORD, J. (2018).  The ‘Transition Town’ Movement as a Model for Urban Transformation. Dans MOORE, T., de HANN, F., HORNE, R., & GLEESON, B. J. (Eds.),  Urban Sustainability Transitions. New York : Springer Berlin Heidelberg. Dans le contexte décrit précédemment, les monnaies locales sont utiles pour construire des communautés résilientes, cette forme de monnaie étant plus responsable devant les communautés qu’elle sert. 

LA vision des monnaies alternatives par les deux mouvements

Cette section vise à exposer tour à tour les visions respectives des deux mouvements concernant les monnaies alternatives et les principaux écrits sur le sujet. 

Les écrits et la vision liés au mouvement de la décroissance

Contrairement au mouvement des villes en transition, qui sera abordé par la suite, on peut émettre un premier constat de pauvreté de la littérature scientifique en rapport avec la décroissance sur la question des monnaies alternatives. Ainsi, Timothée Parrique, dans sa thèse de doctorat consacrée à l’économie politique de la décroissance27Parrique, T. (2019). The Political Economy of Degrowth. Doctoral thesis, Université Clermont-Auvergne/Stockholm Resilience Centre. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02499463/document, remarque que ce sujet ne semble pas être une priorité par rapport à d’autres. L’économiste français identifie cependant dans la littérature quatre objectifs à atteindre qui permettraient à une monnaie alternative d’être « favorable à la décroissance » : la démonétisation, la relocalisation de l’économie (par exemple la production), la consommation responsable (des points de vue éthique et écologique) et la souveraineté de valeur. Ce dernier objectif permettant une décentralisation du pouvoir monétaire tout en respectant le principe de subsidiarité, « un principe qui stipule que dans les relations entre les communautés, mais aussi dans la relation de l’individu à toute forme de communauté humaine, la plus petite entité ou institution sociale ou politique doit avoir la priorité (ex, l’individu devrait passer avant la communauté, la communauté avant l’État, l’État avant la fédération, et ainsi de suite28GOSEPATH, S. (2005).  The Principle of Subsidiarity. Dans, FOLLESDAL, A., POGGE, T. (eds). Real World Justice. Studies in Global Justice, vol 1. (p. 157). Dordrecht : Springer. https://doi.org/10.1007/1-4020-3142-4_9 ». Ceci rejoint d’ailleurs certains écrits comme ceux de Fare (2016, 2013, 2011)29op. cit.,30 FARE, M. (mai 2013). Les monnaies sociales et complémentaires dans les dynamiques territoriales. Potentialités, impacts, limites et perspectives. [Présentation de Conférence]. United Nations Research Institute for Social Development, 6–8 Mai 2013, Genève, Suisse. https://www.unrisd.org/unrisd/website/document.nsf/(httpPublications)/51014428A8FB6366C1257B5F005219CF?OpenDocument,31FARE, M. (2011). Les conditions monétaires d’un développement local soutenable : des systèmes d’échange complémentaire aux monnaies subsidiaires. Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, Lyon et de Gyumoard (2013)32 GUYOMARD, J. (2013).  De l’État-souverain à la souveraineté subsidiaire des monnaies locales complémentaires. Revue Française de Socio-Économie, 12, 51–68. https://doi.org/10.3917/rfse.012.0051.

Début 2023, malgré la faible quantité d’études s’étant intéressées au rôle que peuvent mener les monnaies alternatives dans une perspective de décroissance choisie, il est intéressant de croiser plusieurs auteurs ayant analysé certaines de leurs caractéristiques sous un angle décroissantiste. 

Dans une étude publiée en 201333DITTMER, K. (2013). Local currencies for purposive degrowth? A quality check of some proposals for changing money-as-usual. Journal of Cleaner Production, 54, 3–13. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2013.03.044, Kristofer Dittmer a examiné des propositions de systèmes monétaires alternatifs dans une perspective de décroissance. Il a choisi quatre systèmes très représentés dans la littérature scientifique anglophone: les systèmes d’échanges locaux (Local Exchange Trading Systems ou LETS en anglais), les banques de temps, les HOURS (ou Ithaca HOURS), la forme de monnaie la plus simple qui circule librement dans une localité sans être soutenue par un cours légal et enfin les monnaies locales convertibles, les systèmes alternatifs les plus récents, mais ont fait l’objet de moins d’études. 

Dittmer a utilisé quatre critères liés à la décroissance afin de vérifier la pertinence des systèmes monétaires choisis: le renforcement des communautés, l’avancement des valeurs alternatives dans les échanges économiques, la facilitation des moyens de subsistance alternatifs et l’écolocalisation ou la localisation, pour des raisons écologiques et politiques, des réseaux de production et de consommation34DITTMER, K. (2015). Community Currencies. Dans  D’ALISA, G., DEMARIA, F. & KALLIS, G. (Eds.). Degrowth : A vocabulary for a new era. (p. 150). Londres: Routledge, Taylor & Francis Group. Selon ses conclusions, les différents types de monnaies alternatives passés en revue ne sont pas des outils utiles dans une perspective de décroissance et ne peuvent jouer qu’un rôle marginal dans la conduite d’une décroissance intentionnelle. En effet, il émet de sérieux doutes quant à la capacité des systèmes d’échange et de commerces locaux (SEL) à contribuer à une démocratisation de la revente, de la réparation ou du partage de biens produits commercialement, ils sont difficiles à gérer et ne s’adressent qu’à une population limitée, tout en souffrant de la pression sociale pour les adopter. Les monnaies HOURS, sur le modèle d’Ithaca HOURS, en raison de leur petite échelle et du manque de recherche ne semblent pas être une solution viable dans une perspective de décroissance alors qu’elles peuvent faciliter l’achat local. En ce qui concerne les monnaies locales convertibles, Dittmer pense qu’elles sont très fonctionnelles lorsqu’il s’agit de favoriser l’entrepreneuriat local et d’attirer de nouveaux marchés locaux, mais elles souffrent d’un manque de clarté quant à leur potentiel de relocalisation de l’économie, notamment sur la question des chaînes d’approvisionnement. Elles sont également totalement subordonnées à la valeur de la monnaie officielle et ne facilitent pas l’émergence de moyens de subsistance alternatifs. Enfin, une tension existe quant à leur tendance à créer une forme de discrimination géographique. 

Pour Alf Hornborg35HORNBORG, A. (2017). “How to turn an ocean liner: a proposal for voluntary degrowth by redesigning money for sustainability, justice, and resilience”, Journal of Political Ecology, 24(1), 623–632. https://doi.org/10.2458/v24i1.20900, la monnaie à usage général, tel qu’elle existe dans le système capitaliste, ne peut que mener vers des problèmes environnementaux, sociaux et économiques, puisqu’elle implique une forme d’efficacité au sens capitaliste, un encouragement à la recherche de la maximisation des profits. Il propose donc, dans une perspective de décroissance, de remodeler la monnaie afin de la rendre plus en conformité avec une vision non capitaliste de l’efficacité en favorisant les achats locaux, les circuits courts, la frugalité, la résilience écologique et sociale et la sécurité alimentaire, dans une perspective communautaire. Sans entrer dans les détails, les principales recommandations seraient que chaque pays mette en place une monnaie nationale complémentaire sous la forme d’un revenu de base distribué à chaque habitant du pays qui pourrait utiliser ce revenu pour acheter des biens et services dans une zone géographique limitée afin de favoriser les achats locaux. Il conclut que cette forme de monnaie serait beaucoup plus conforme aux aspirations de la doctrine du marché depuis le XVIIIe siècle, avec un réel pouvoir du consommateur via une relocalisation de l’économie et du commerce.

En France, le philosophe français de la décroissance Michel Lepesant décrit un système économique dans lequel un revenu inconditionnel existe aux côtés d’une monnaie locale complémentaire36LEPESANT, M. (2013). Considérer ensemble revenu inconditionnel et monnaie locale. Mouvements, 73, 54–59. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0054. Pour lui, il faut combiner un « espace écologique des revenus » au sein duquel le revenu inconditionnel serait le plancher, avec un « espace écologique des monnaies », dans lequel évolue une monnaie complémentaire. Dans les deux cas, il est bien sûr important d’établir un plafond, tant concernant un revenu maximal acceptable qu’une accumulation de richesse maximale acceptable. De plus, une partie du revenu inconditionnel serait versée sous forme d’une monnaie locale complémentaire et l’autre en services gratuits (NDLA, on peut penser aux transports en commun gratuits par exemple), favorisant ainsi une transformation sociale et écologique.

Pour Richard Douthwaite37DOUTHWAITE, R. (2012). Degrowth and the supply of money in an energy-scarce world. Ecological Economics, 84, 187–193. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2011.03.020, dans une économie mondiale où la rareté de l’énergie et l’augmentation de son coût auront des impacts très importants sur les communautés, la mise en place de monnaies alternatives indépendantes du système de l’argent-dette est une manière d’adoucir la pente sur laquelle les communautés vont se retrouver de plus en plus. Il note que, en étant créées par leurs utilisateurs, les monnaies locales ou régionales sans dette ont la capacité d’assurer que les communautés ne se retrouvent pas à court de liquidités, limitant ainsi les impacts des problèmes externes. De plus, Douthwaite affirme qu’avec une économie régionale forte et un endettement moindre stimulé par une monnaie locale, les communautés absorberaient plus facilement les chocs extérieurs, notamment ceux liés à la pénurie d’énergie.

Notons enfin qu’il semble y avoir un sérieux désaccord au sein du mouvement de la décroissance concernant la pertinence des cryptomonnaies et des monnaies numériques alternatives. En effet, pour certaines et certains, les monnaies numériques basées sur la technologie des registres distribués (en anglais, « distributed ledger technology » (DLT), si elles sont bien pensées, conçues et combinées avec le mouvement coopératif, peuvent être une solution dans l’émergence d’une planète postcapitaliste en favorisant les coopératives ouvertes et les communs numériques (Manski et Bauwens, 2020)38MANSKI, S. et BAUWENS, M. (2020). Reimagining New Socio-Technical Economics Through the Application of Distributed Ledger Technologies. Frontiers in Blockchain, 2, 29. https://doi.org/10.3389/fbloc.2019.00029. A contrario, d’autres écrits au sein du mouvement de la décroissance ou de la littérature postcapitaliste dénoncent le risque d’un « cryptocolonialisme » avec le déploiement des cryptomonnaies, même à « vocation sociale » (Escobar, 2018)39ESCOBAR, A. (2018). Designs for the pluriverse: Radical interdependence, autonomy, and the making of worlds. Durham : Duke University Press ou par la justification des crises environnementales (climat, perte de biodiversité) pour la perpétuation des inégalités d’investissement et de commerce entre le Nord et le Sud (Howson, 2020)40HOWSON, P. (2020). Climate Crises and Crypto-Colonialism: Conjuring Value on the Blockchain Frontiers of the Global South. Frontiers in Blockchain, 3, 22. https://doi.org/10.3389/fbloc.2020.00022

Les écrits et la vision liés au mouvement des villes en transition

Tout d’abord, il faut noter que le mouvement des villes en transition englobe divers concepts, courants de pensée et discours, incluant souvent le développement durable, l’économie sociale et solidaire, et surtout le discours de la transition écologique. Cette section fait donc ressortir les articles et ouvrages scientifiques qui s’inscrivent dans le cadre du mouvement de la transition de façon globale, afin de mieux repérer les idées, visions et points de vue sur les monnaies alternatives. Il est également important de noter que la littérature scientifique sur les monnaies alternatives dans le cadre du mouvement transition est beaucoup plus importante que celle qui a été présentée dans la section précédente consacrée au mouvement de la décroissance. Cette section de l’article n’a donc pas pour objectif de proposer une revue exhaustive, mais plutôt de dresser un portrait général de la situation à travers les écrits les plus notables.

Dans le livre de Rob Hopkins cité précédemment, on peut lire que la stratégie de relocalisation de production et de la consommation est une composante importante du discours des villes en transition. Pourtant, la création de monnaies alternatives occupe une faible place lors de la parution de l’ouvrage en 2008. Malgré tout, quelques années après, des « monnaies de transition » sont apparues au Royaume-Uni et alors que certaines communautés avaient déjà mis en place des systèmes d’échanges locaux (Ryan-Collins, 2011)41RYAN-COLLINS, J. (2011). Building Local Resilience: The emergence of the UK Transition Currencies. International Journal of Community Currency Research, 15 (D), 61–67. http://dx.doi.org/10.15133/j.ijccr.2011.023. Cependant, comme le notent Seyfang et Longhurst (2012, p. 75) ces projets de monnaies alternatives ont surtout été lancés dans une perspective de développement durable, en parallèle à une optique de transition : « Ces monnaies complémentaires sont développées dans le but d’atteindre une série d’objectifs de développement durable inspirés de la « nouvelle économie »42SEYFANG, G., & LONGHURST, N. (2013). Growing green money? Mapping community currencies for sustainable development. Ecological Economics, 86, 65–77. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2012.11.003».

Quels sont les impacts des monnaies alternatives dans une perspective de développement durable et donc dans une vision de transition des économies locales? C’est ce qu’ont cherché à faire Michel et Hudon (2015)43MICHEL, A., & HUDON, M. (2015). Community currencies and sustainable development: A systematic review. Ecological Economics, 116, 160–171. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2015.04.023 en effectuant une revue systématique basée sur 48 études qui s’intéressent aux retombées des monnaies alternatives en termes de dimensions de durabilité sociale, économique et environnementale. Selon les résultats de cette revue systématique, les monnaies alternatives semblent avoir des effets positifs sur l’employabilité, le travail informel et la localisation. En effet, les résultats de Michel et Hudon suggèrent que les monnaies alternatives peuvent avoir des effets positifs pour une partie importante de la population représentée par les groupes les plus marginalisés et démunis, en reconnaissant la valeur de leurs compétences et du travail informel, qui est, selon l’OCDE (2019, p. 156) « une relation d’emploi qui n’est, en droit ou en pratique, pas soumise à la législation nationale du travail, à l’impôt sur le revenu, à la protection sociale ou au droit à certaines prestations d’emploi44OECD/OIT. (2019). « Definitions of informal economy, informal sector and informal employment ». Dans Tackling Vulnerability in the Informal Economy, Paris : Éditions OCDE. https://doi.org/10.1787/103bf23e-en ». Cependant, les auteurs ne trouvent pas d’effets significatifs sur l’activité économique locale. En outre, en raison de l’absence d’évaluations environnementales pertinentes, il semble également difficile de tirer des conclusions sur les avantages en termes de durabilité environnementale.

Sur le sujet des monnaies alternatives numériques et des cryptomonnaies, il est plus difficile de trouver des écrits poussés ou des publications scientifiques en lien avec le mouvement de la transition. Cependant, on peut trouver plusieurs articles qui suggèrent une vision optimiste de l’apport d’une technologie comme la blockchain. Par exemple, en prenant le cas de l’Eusko au Pays basque, Pinos (2020)45PINOS, F. (2020). How could blockchain be a key resource in the value creation process of a local currency? A case study centered on Eusko. International Journal of Community Currency Research, 24, 1–13 montre que, bien qu’il y ait des réticences et des frilosités à adopter une telle technologie encore assez récente, l’acceptation de la technologie blockchain n’est pas exclue. Les freins sont principalement liés à la fiabilité non démontrée, au risque de développer une dépendance technologique, au déficit de transparence et au manque de preuves d’avantages concurrentiels. 

Gomez et Demmler (2018)46GÓMEZ, G. L., & DEMMLER, M. (2018). Social Currencies and Cryptocurrencies: Characteristics, Risks and Comparative Analysis. CIRIEC-España, revista de economía pública, social y cooperativa, 93, 265. https://doi.org/10.7203/CIRIEC-E.93.10978 quant à eux, ont analysé les caractéristiques communes des monnaies sociales et des cryptomonnaies. Il apparaît que, malgré des similitudes concernant la décentralisation vis-à-vis des banques centrales, la non-régulation et le faible besoin de fusion, ces deux systèmes présentent de profondes différences quant à leur aspect local vs global et aux risques financiers. De plus, il existe une tendance spéculative inhérente aux cryptomonnaies qui les rend difficilement conciliables avec une vocation sociale au sein du mouvement de transition. 

En outre, il semble très difficile d’imaginer que les cryptomonnaies puissent être compatibles avec les écologiques de la transition. En effet, le fonctionnement d’une cryptomonnaie entraîne un coût énergétique exorbitant et sans cesse en augmentation. Selon le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (2022)47https://ccaf.io/cbeci/ghg/index, le bitcoin, par exemple, a consommé 134 térawattheures (tWh) d’électricité en 2021, soit un peu moins du double de la consommation d’électricité en 2019 (Digiconomist, 2022)48https://digiconomist.net/bitcoin-energy-consumption. De plus, Stoll et al. (2019)49STOLL, C., KLAAßEN, L., & GALLERSDÖRFER, U. (2019). The Carbon Footprint of Bitcoin. Joule, 3(7), 1647–1661. https://doi.org/10.1016/j.joule.2019.05.012 ont montré que la source d’énergie qui alimente le bitcoin est très majoritairement d’origine fossile (charbon), impliquant des émissions annuelles de 22 à 22,9 mégatonnes d’équivalent CO2, ce qui correspond aux émissions de la ville de Kansas City, positionnant le bitcoin entre des pays comme la Jordanie et le Sri Lanka. Tout ceci est sans compter que, la construction des équipements informatiques permettant au cryptomonnaies d’exister nécessite d’extraire des métaux stratégiques et des terres rares, encourageant donc l’extractivisme et venant s’ajouter aux graves problèmes causés par les déchets électroniques.

Convergences et tensions entre les deux mouvements

Indépendamment de la question des monnaies alternatives, il existe des convergences et des tensions entre les deux mouvements qui sont particulièrement claires concernant (a) le degré de radicalité à opposer au système économique dominant et (b) la vision du type de sociétés que nous devrions viser sur de nombreux aspects comme la marchandisation ou la décomodification de certains biens et services, le rapport au travail ou la critique de la technologie. 

Il est important de mentionner qu’il n’y a pas de ligne de partage claire entre les idées du mouvement de la transition et celles du mouvement de la décroissance. Certains discours et propositions en faveur de sociétés beaucoup plus durables et égalitaires, évitant l’effondrement civilisationnel, se retrouvent dans les deux mouvements. Il est donc facile de trouver de fortes convergences sur le sujet des monnaies alternatives. Par ailleurs, Feola et Jaworska (2019)50FEOLA, G., & JAWORSKA, S. (2019). One transition, many transitions? A corpus-based study of societal sustainability transition discourses in four civil society’s proposals. Sustainability Science, 14, 1643–1656. https://doi.org/10.1007/s11625-018-0631-9 ont montré qu’il n’existe pas un discours de la transition, mais plusieurs, qui sont très proches sur certains points, tout en différant sur le rôle de l’État, le degré d’opposition au capitalisme ou la radicalité des innovations.

Néanmoins, s’il y a bien un consensus qui émerge entre les deux mouvements, c’est au sujet du difficile chemin vers la relocalisation de l’économie. En ce sens, les deux mouvements semblent voir les monnaies alternatives, si elles sont bien réfléchies, comme des outils précieux vers la relocalisation. Serge Latouche parle ainsi de « monnaies biorégionales », la biorégion étant, selon lui, l’échelle idéale pour mettre en place ce type de système monétaire. Rob Hopkins (2008)51op. cit., quant à lui, pense qu’une monnaie locale s’inscrit pleinement dans l’objectif de relocalisation et de décarbonisation de l’économie défendu par le mouvement de la transition. Enfin, pour Timothée Parrique (2019)52op. cit., une monnaie alternative qui ne contribue pas à relocaliser l’économie d’une communauté n’est pas favorable à la décroissance et a échoué à atteindre un principe central.

Il est possible de repérer une divergence importante entre les deux mouvements concernant la complémentarité entre revenu de base universel et monnaies alternatives. L’idée d’un revenu de base universel (RBU) n’est pas un sujet nouveau et, sans surprise, on la retrouve dans les écrits de nombreux chercheurs critiques de la croissance (par exemple, Fourrier, 201953FOURRIER, A. (2019). Le revenu de base en question: De l’impôt négatif au revenu de transition. Montréal : Éditions Écosociété; Alexander, 201554ALEXANDER, S. (2015). Basic and maximum income. Dans D’ALISA, G., DEMARIA, F. & KALLIS, G. (Eds.), Degrowth : A vocabulary for a new era. Londres: Routledge, Taylor & Francis Group; Ariès, 201355ARIÈS, P. (2013). Pour un revenu social… démonétarisé. Mouvements, 73, 23–27. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0023; Liegey, 201356LIEGEY, V. (2014). Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie. Montréal : Éditions Écosociété; Lepesant, 201357op. cit.; Andersson, 201058ANDERSSON, J.O. (2012). Degrowth with basic income – the radical combination. 14th Basic Income Earth Network congress). En effet, selon Blaschke (2020)59BLASCHKE, R. (2020). Basic income : Unconditionnal social security for all. Dans, TREU, N., SCHMELZER, M. et BURKHART, C. Degrowth in Movement(s): Exploring Pathways for Transformation. Winchester : Zero Books, quatre approches politiques similaires peuvent être identifiées au sein des mouvements pour le revenu de base universel et  de la décroissance : (a) la sécurité sociale et la redistribution (b) la démocratie (c) l’économie alternative et solidaire, et (d) la souveraineté temporelle individuelle et collective. Ainsi, au sein du mouvement de la décroissance, surtout son volet français, il est désormais impensable de dissocier dotation inconditionnelle d’autonomie, revenu minium de base et monnaies alternatives. 

Du côté du mouvement de la transition, il est plus difficile de trouver un lien aussi fort en faveur du revenu de base universel. Le sujet semble diviser les acteurs du mouvement, comme l’a révélé en 2020 la tenue d’un forum organisé par l’organisme Great Transition Initiative intitulé « Universal Basic Income : Has the Time Come ? »60https://greattransition.org/gti-forum/universal-basic-income. Les conclusions des deux panels composés d’une dizaine de spécialistes chacun ont montré de fortes divergences avec parfois de très fortes oppositions au revenu de base.

Il est donc possible de conclure que la complémentarité entre les différentes formes de revenu minimum de base et les systèmes de monnaie alternative semble être une proposition forte du mouvement de la décroissance, que l’on ne retrouve pas au sein du mouvement de la transition.

CONCLUSION

Comme nous l’avons vu tout au long de ce texte, les mouvements de la décroissance et des villes en transition (plus généralement le discours de la transition) cernent bien tous les apports bénéfiques des monnaies alternatives si elles sont bien conçues et si elles ne tombent pas dans des pièges comme le cryptocolonialisme. Il ressort de cette analyse plusieurs constats. 

Premièrement, sur certains aspects importants, les deux mouvements n’ont pas la même vision des monnaies alternatives en grande partie à cause de leurs approches et constats parfois différents des causes et des pistes de solutions aux bouleversements environnementaux, sociaux, économiques et démocratiques. Le mouvement de la décroissance est ancré dans une tradition de recherche critique de la croissance, alors que le mouvement des villes en transition est basé sur des expériences pratiques et des bonnes pratiques. De plus, le mouvement de la décroissance semble posséder une plus grande compréhension du fonctionnement de la monnaie, sans uniformité d’approche cependant. 

Deuxièmement, même si les deux mouvements voient les monnaies alternatives comme un outil de la transition socioécologique à associer à des avancées sociales comme le revenu de base universel ou la dotation inconditionnelle d’autonomie, le mouvement de la décroissance se démarque nettement dans sa réflexion et son positionnement sur une imbrication nécessaire de ces trois leviers pour participer à l’avènement de sociétés postcroissance. 

Enfin, le mouvement de la décroissance, associant une inévitable technocritique à la dénonciation des ravages du système économique dominant, est beaucoup plus enclin à rejeter les solutions des monnaies alternatives numériques et des cryptomonnaies, même si certaines publications en lien avec la décroissance semblent ne pas totalement fermer la porte à ces dispositifs. 

Cette étude permet donc de comparer le positionnement des deux mouvements les plus importants pour la transition socioécologique sur la question des monnaies alternatives. Les divergences et les tensions qui sont exposées dans ces lignes pourraient participer à alimenter les débats et les réflexions au sein des deux mouvements et plus généralement au sein de la société.  

Cette synthèse est un des résultats de ma collaboration avec Marlei Pozzebon dans le contexte d’un projet sur les monnaies complémentaires financé par FORMAS (Suède) qui compte une équipe de 8 chercheurs : Paulsson, Alexander (Lund University) ; Hornborg, Alf (Lund University) ; Weaver, Paul (Maastricht University) ; Spinelli, Gabriella (Brunel University) ; Pozzebon, Marlei (HEC Montreal & FGV EAESP) ; Diniz, Eduardo (FGV EAESP); Gonzalez, Lauro (FGV EAESP) ; Alves, Mario Aquino (FGV EAESP) et Barinaga, Ester (ESADE).

Notes[+]

Image d'un train à grande vitesse

Vers l’emballement climatique et la décroissance subie?

par Jérémy Bouchez

Photo : Henk Sijgers CC BY-NC 2.0

Les dérèglements climatiques sont l’un des plus grands défis de l’histoire de l’humanité. C’est par ces termes que de plus en plus de scientifiques qualifient les modifications climatiques majeures que les activités humaines ont provoquées sur notre planète. Depuis le début de la révolution industrielle, et de façon accélérée depuis les années 1970, nous avons franchi plusieurs grandes limites à ne pas dépasser sous peine de mettre en péril la viabilité de nombreux écosystèmes qui assurent l’existence de la très grande majorité des espèces sur cette planète, dont la nôtre. Parmi ces limites à ne pas dépasser, celle de la température moyenne régnant à la surface de la Terre suscite les plus grandes inquiétudes. C’est aussi celle qui fait les grands titres dans la presse ces dernières années ; encore plus à la suite de la COP21 en 2015 qui a donné lieu à l’Accord de Paris. Il est important de rappeler que les pays qui ont signé cet accord international se sont engagés à mettre en place des politiques et à prendre des décisions visant à limiter l’augmentation de la température moyenne à la surface du globe à 2 °C au-dessus de celle qui régnait avant l’époque industrielle.

Malheureusement, cet accord présente de nombreuses failles. Les engagements pris à l’issue de la COP21 mèneraient tout de même la température moyenne de la surface de la planète à une augmentation de plus de 3 °C d’ici 2100 par rapport à celle qui régnait avant l’ère préindustrielle (1880). De surcroît, il s’agit d’un accord non contraignant, les États-Unis de Donald Trump l’ayant quitté. Finalement, cet événement s’est accompagné d’écoblanchiment et d’un déni de démocratie envers la société civile.

Dans ce texte, je propose en premier lieu un petit bilan des connaissances scientifiques les plus récentes sur les dérèglements climatiques dans le but d’expliquer que la possibilité d’un emballement climatique catastrophique n’est plus de la science-fiction et que, selon certaines études scientifiques récentes, nous pourrions être sur le point de l’enclencher. Je vais ensuite tenter de montrer à quel point tout cela aura évidemment d’énormes conséquences sur l’ensemble de la biosphère et bien évidemment sur les sociétés humaines. Il est ici question des impacts sur le système climatique, mais nous avons mis le feu simultanément dans d’autres pièces de la maison. Les dérèglements climatiques ne sont qu’une facette des nombreux et très graves impacts des activités humaines sur le système Terre, mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est qu’ils viennent exacerber certaines autres problématiques en ajoutant de la pression sur les écosystèmes déjà fragilisés et sur toutes les espèces que ces derniers abritent. Prenons l’exemple des océans. Nous les vidons littéralement à cause de la surpêche, tandis qu’ils s’acidifient et se réchauffent en réponse au réchauffement climatique. En effet, il faut savoir que la majorité de l’excédent de chaleur que nos activités émettent dans l’atmosphère est absorbée par les océans, ils jouent donc un rôle tampon, mais il y a bien sûr une limite à l’excédent de chaleur que les océans peuvent absorber.

Nous réduisons très fortement et très rapidement la taille des habitats de nombreuses espèces, mais par-dessus tout, les dérèglements climatiques modifient rapidement certaines caractéristiques essentielles des biotopes ou lieux de vie.

La grande accélération

Pour de nombreux économistes, ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses, cette triple décennie d’augmentation forte du produit intérieur brut (PIB) à l’échelle mondiale est encore perçue comme une période de grâce. Pourtant, d’un point de vue scientifique, elle marque surtout la « grande accélération » de l’anthropocène (un terme dont le défaut majeur est de ne pas faire de distinction dans le degré de responsabilité, N.D.R.). 1950 est en effet de plus en plus reconnue comme l’année à partir de laquelle « les courbes des indicateurs s’affolent », pour paraphraser les paroles de Will Steffen et de ses collègues dans un article scientifique publié en 2015 dans la revue The Anthropocene Review 1Will Steffen, Wendy Broadgate, Lisa Deutsch, Owen Gaffney et Cornelia Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration », The Anthropocene Review, vol. 2, n° 1, 2015, p. 81–98. http://doi.org/10.1177/2053019614564785..

Fig. 1. Tendances de 1750 à 2010 des indicateurs de développement socio-économique agrégés à l’échelle mondiale 2Reproduit d’après Ibid., p. 84..

Peut-être avez-vous déjà vu ces graphiques sur lesquels on peut observer des taux de croissance très forts de certains indicateurs (transports, télécommunications, tourisme international, utilisation de l’eau, consommation de pesticides, extraction de métaux — dont certains nécessaires aux énergies renouvelables —, etc.)? Pour les auteurs du livre intitulé Une autre histoire des « Trente Glorieuses » 3Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Paris, La Découverte, 2013., cette période devrait plutôt être nommée « Les Trente Ravageuses » ou les « Trente Pollueuses » tant les conséquences environnementales ou sanitaires sont notables. Par exemple, comme le mentionne Christophe Bonneuil, un des auteur·e·s de ce livre, durant cette période, « pour chaque point de croissance économique, il y avait deux points de croissance de la consommation d’énergies fossiles4Anthony Laurent, « Les Trentes Glorieuses étaient désastreuses. Entretient avec C. Bonneuil », Reporterre, 2013. En ligne <https://reporterre.net/Les-Trentes-Glorieuses-etaient> ».

Qu’est-ce qu’un emballement climatique?

Afin de bien comprendre le phénomène de l’emballement climatique, il est tout d’abord important de parler de la notion de boucle de rétroaction positive.

Une boucle de rétroaction positive, ou positive feedback loop en anglais, signifie que les effets d’une petite perturbation sur un système induisent une augmentation de l’ampleur de la perturbation en générale. On dit que le système s’autoalimente.

A produit plus de B qui, en retour produit plus de A.

On peut citer comme exemple très connu ce qu’il se passe quand un microphone est situé trop proche d’un haut-parleur qui est censé diffuser le son provenant du micro. Il peut se produire une boucle de rétroaction positive produisant un son très désagréable.

C’est ce phénomène que les scientifiques redoutent quand ils parlent d’emballement climatique, c’est-à-dire le fait que plusieurs boucles de rétroaction positive puissent déclencher ou être déjà en train de déclencher une augmentation rapide du réchauffement climatique qu’il serait évidemment impossible de stopper jusqu’à ce que le système arrive à un autre état d’équilibre. En tenant compte de l’inertie gigantesque du système climatique terrestre, les modèles basés sur la très longue histoire climatique de la Terre suggèrent qu’un nouvel état d’équilibre prendrait inévitablement plusieurs milliers à plusieurs dizaines de milliers d’années à s’établir et il ne ressemblerait évidemment pas à l’état qui prévalait avant que les activités humaines ne modifient le système climatique. Parmi ces boucles de rétroaction, la fonte de la banquise arctique et la fonte du pergélisol inquiètent énormément les chercheur·e·s en sciences du climat.

En effet, la banquise arctique semble être entrée dans une spirale de fonte et son étendue durant l’été boréal a atteint un minimum historique en 2012 avec seulement 3,41 millions de km2. En mai 2020, la courbe de l’étendue de la banquise se situe dans des valeurs basses, légèrement au-dessus des valeurs de 2019, 2018, 2016, 2015 et 2012. En comparaison avec 1970, qui a vu le début des mesures par satellite, le bas minimum était de 10 millions de km2 environ. Plus l’étendue de la banquise diminue, tant en hiver qu’en été, plus elle est remplacée par de l’eau de mer. Or, une étendue de glace possède un albédo très important comparé à celui d’une étendue d’eau de mer.

L’albédo est la fraction de l’énergie solaire qui est réfléchie vers l’espace. Sa valeur est comprise entre 0 et 1. Plus une surface est réfléchissante, plus son albédo est élevé et donc proche de 1. Par exemple l’albédo de la neige fraîche qui est de 0,87 signifie que 87 % de la lumière solaire est réfléchie par cette forme de neige. De la neige sale possède logiquement un albédo plus bas.

L’énergie du Soleil est donc absorbée par l’océan qui en retour accélère la fonte de la banquise. Nous sommes là en présence d’une boucle de rétroaction positive très efficace. De plus, l’eau de mer attaque ce qu’on appelle la glace pluriannuelle, c’est-à-dire la glace qui se maintient sur une période d’au moins deux ans. Ce n’est donc pas seulement une perte en surface, mais aussi en volume de glace. 

Cependant, il n’y a pas que la diminution rapide de la banquise qui inquiète très fortement les scientifiques, car les effets du réchauffement climatique se font sentir dans tout l’Arctique, une région immense qui s’étend sur plusieurs pays, dont la Russie, le Canada, les États-Unis ou encore le Danemark par le biais du Groenland. Un autre indicateur qui inquiète beaucoup les scientifiques en Arctique concerne la fonte accélérée de ce qu’on appelle le pergélisol ou permafrost en anglais. Le pergélisol est un « sol (sol proprement dit ou roche, y compris la glace et les substances organiques) dont la température reste égale ou inférieure à 0 °C pendant au moins deux années consécutives 5Gouvernement du Canada, « Annexe C: Terminologie des changements climatiques ». En ligne : <https://www.rncan.gc.ca/environnement/ressources/publications/impacts-adaptation/rapports/municipalites/10092.>» et c’est dans la zone arctique qu’on retrouve la majorité du pergélisol sur la planète. Or, il faut savoir que la période 2011-2015 a été la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des mesures en 1900. C’est en Arctique et plus généralement aux pôles que le réchauffement climatique est le plus virulent parce que le système climatique redistribue la chaleur des latitudes les plus proches de l’équateur vers les latitudes les plus élevées. La fonte du pergélisol a pour conséquence de permettre la décomposition de la matière organique par les microbes. Ce processus de décomposition relâche des gaz à effet de serre sous forme de dioxyde de carbone et de méthane. On estime que les sols gelés de l’Arctique contiennent entre 1 300 et 1 600 milliards de tonnes de carbone. Bien sûr, cet immense réservoir ne relâchera pas tout son carbone à moyen court et moyen terme, mais les plus récents scénarios tablent sur des quantités d’équivalents carbone comprises entre 6 et 33 milliards de tonnes pour le scénario le plus optimiste et 23 à 174 milliards de tonnes pour le plus pessimiste. De telles émissions compteraient pour environ 0,3°C d’augmentation de la température d’ici 2100 selon une récente étude publiée en 2019 dans la revue Nature Communications 6Katey Walter Anthony, Thomas Schneider von Deimling, Ingmar Nitze, Steve Frolking, Abraham Emond, Ronald Daanen, Peter Anthony, Prajna Lindgren, Benjamin Jones et Guido Grosse, « 21st-century modeled permafrost carbon emissions accelerated by abrupt thaw beneath lakes », Nature Communications, 9, 2018, p. 1-11. https://doi.org/10.1038/s41467-018-05738-9. Pire, selon les mêmes auteurs de l’étude, les modèles précédents de fonte du pergélisol n’incluaient pas le phénomène de « fonte abrupte » qui se déroule quand le sol dégèle et que les eaux de fonte s’immiscent dans les profondeurs gelées depuis des millénaires. Sans tenir compte de ce phénomène, les auteurs mentionnent que les modèles ont sous-estimé les émissions de carbone de 125 à 190 %…

Il y aurait d’autres données à mentionner, mais, in fine et pour reprendre une phrase bien connue des climatologues et des glaciologues, il faut retenir que « ce qu’il se passe en Arctique ne reste pas en Arctique! ».

Une chose est sûre, en parcourant la littérature scientifique la plus récente et à la pointe de la recherche sur le climat, on prend conscience que l’Arctique et, de façon plus générale, l’ensemble du système climatique sont sur le point de basculer vers un emballement, si ce n’est pas déjà le cas sans que nous en ayons conscience. Toujours selon une récente étude scientifique parue en juillet 2018 dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, il nous resterait de 10 à 20 ans pour tenter d’empêcher un emballement climatique, emballement qui pourrait se déclencher même si nous arrivions à limiter la hausse de la température moyenne à 2 °C d’ici 2100 7Will Steffen, Johan Rockström, Katherine Richardson, Timothy M. Lenton, Carl Folke, Diana Liverman, Colin P. Summerhayes, Anthony D. Barnosky, Sarah E. Cornell, Michel Crucifix, Jonathan F. Donges, Ingo Fetzer, Steven J. Lade, Marten Scheffer, Ricarda Winkelmann et Hans Joachim Schellnhuber, « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », PNAS, vol. 115, n° 33, 2018, p. 8252-8259. https://doi.org/10.1073/pnas.1810141115.

Quelles seraient les conséquences d’un emballement climatique?

Vous savez peut-être qu’en sciences du climat, il est classique de regarder dans le passé pour tenter de comprendre le futur. Par conséquent, les estimations que les chercheur·e·s produisent sont le résultat de travaux scientifiques visant à reconstruire le climat passé de la Terre ou des événements climatiques anciens. Sur ce point, la science a depuis à peine quelques dizaines d’années mis en place des procédés d’analyses incluant des carottages de sols à divers endroits de la planète, que ce soit des sols gelés ou pas. Par conséquent, la science commence à avoir un assez bon portrait de certains bouleversements climatiques très marquants de l’histoire de la Terre et donc de leurs conséquences sur la biosphère. Il est donc possible en appliquant les données du passé d’extrapoler et d’estimer certains impacts pour différents indicateurs en fonction des différents scénarios d’augmentation de la température moyenne du globe. En 2018, le site web britannique Carbon Brief a publié une méta-analyse composée de 70 études scientifiques 8Cf. <https://interactive.carbonbrief.org/impacts-climate-change-one-point-five-degrees-two-degrees/> afin de dresser un portrait de ce qui nous attend pour 1,5 °C, 2 °C, 3 °C et jusque 4,5 °C d’augmentation. Il est important de rappeler que l’objectif de limitation à 1,5 °C est désormais jugé inatteignable. C’est en tout cas la conclusion de 1000 scientifiques qui ont publié une tribune dans le journal Le Monde en février 2020 9« L’appel de 1 000 scientifiques : « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire » », Le Monde, 2020. En ligne : <https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/02/20/l-appel-de-1-000-scientifiques-face-a-la-crise-ecologique-la-rebellion-est-necessaire_6030145_3232.html>..

Voici également quelques données présentées par le site Carbon Brief 10Cf. <https://interactive.carbonbrief.org/impacts-climate-change-one-point-five-degrees-two-degrees/> :

Conséquences projetées d’une augmentation de 1,5 °C dans l’est de l’Amérique du Nord :

  • 10 jours de vagues de chaleur chaque année en plus.
  • 79 % plus de risque de voir des chaleurs extrêmes.
  • 71 % moins de risque de voir des froids extrêmes.
  • 24 % plus de risque de subir des épisodes de pluies extrêmes.
  • En moyenne, huit millions de personnes de plus subiront un stress hydrique.

Conséquences projetées d’une augmentation de 1,5 °C à l’échelle mondiale :

  • Nombre de personnes victimes des inondations côtières : 38 millions chaque année en 2055, 60 millions en 2095.
  • Pertes économiques annuelles causées par les inondations liées à la montée des océans : 10 000 milliards de $.
  • Pourcentage de perte sur le PIB mondial : 8 %.

Les estimations de cette méta-analyse pour de nombreuses régions du globe sont également alarmantes et il convient d’ajouter que ces graves bouleversements viendront exacerber d’autres problématiques économiques, sociales et politiques. Surtout, ce sont les populations les plus pauvres et donc les plus vulnérables qui en paient déjà le prix, alors que ce sont celles qui sont les moins responsables des bouleversements planétaires enclenchés. La crise de la Covid19 nous montre à quel point nos sociétés sont devenues extrêmement fragiles et peu résilientes. Pourtant, il faut garder en tête que les impacts de cette pandémie sont de loin très inférieurs à ce que les scénarios climatiques, mêmes les plus optimistes, prévoient pour la deuxième moitié du XXIe siècle.

Il faudrait donc faire preuve du plus grand déni en 2020 pour penser que nous pouvons continuer encore quelques années dans le « business as usual ». Il est encore possible de limiter les dégâts tout en préparant les communautés à s’adapter aux graves impacts qu’on ne pourra plus éviter. Ainsi, chaque dixième de degré d’augmentation que nous éviterons va compter. Pour ce faire, il ne faut plus nous bercer des graves illusions de la croissance verte et de la technologie salvatrice. Les énergies renouvelables ont leur place, mais seulement si les pays les plus riches choisissent l’option de la sobriété énergétique. Indignons-nous, changeons, organisons et planifions la décroissance, décidons vraiment, écrivons le futur de sociétés en phase avec la nature, beaucoup plus égalitaires et soutenables, libérées du dogme mortifère de la croissance, car les lois de la physique, elles, ne nous attendront pas.

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