Émission du lundi 4 mars 2024. Au micro de Charline Caro, Noémi Bureau-Civil nous parle de gouvernance : un concept flou et d’apparence inoffensive à ne pas prendre à la légère.
Pour trouver le segment de l’émission, aller à 39:50. Bonne écoute!
Postcapitalisme, limites et écologie pour un monde ouvert et soutenable
Émission du lundi 4 mars 2024. Au micro de Charline Caro, Noémi Bureau-Civil nous parle de gouvernance : un concept flou et d’apparence inoffensive à ne pas prendre à la légère.
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Billet paru dans la section « Lettre d’opinion » du journal Pivot le 21 mars 2023
Auteur principal : Bastien Boucherat. Co-auteures : Noémi Bureau-Civil et Sophie Turri.
Travailleur à l’intérieur de la target chamber de la National Ignition Facility. Crédit photo : Lawrence Livermore National Security sous licence CC BY-SA 3.0, via Wikimedia commons.
La couverture médiatique autour de la récente expérience de fusion nucléaire a été quasi unanime : il s’agirait d’une avancée cruciale vers une solution miracle au problème énergétique et à la crise environnementale (la technologie de la fusion nucléaire promettant une énergie à bas prix, abondante et sans déchets radioactifs).
À notre connaissance, à part quelques réserves sur la portée technique de l’expérience et certains bémols sur le plan écologique, aucune critique n’a été faite pour questionner non seulement l’espoir d’une source d’énergie infinie, mais les répercussions qu’une telle abondance aurait sur le monde.
Nous demeurons pourtant prudent·es face au rôle salvateur trop prestement attribué à la technologie – à toute technologie.
Présenter chaque avancée, aussi indéniable soit-elle, comme l’avènement du prochain miracle énergétique procède d’un emballement médiatique évident. Le développement de toute technologie de pointe est en effet un processus industriel lent et laborieux aux innombrables étapes. L’expérience de fusion nucléaire réalisée l’an dernier devra être répliquée et validée par la communauté scientifique avant qu’on puisse affirmer qu’elle apporte quelque chose de substantiel.
Dans le contexte de la crise environnementale, les technologies nucléaires sont présentées comme des sources d’énergie peu émettrices de gaz à effet de serre (GES) comparées aux énergies fossiles comme le charbon, le pétrole ou le gaz.
Mais comme le dernier rapport du GIEC nous le rappelle, la réduction des GES doit être drastique et immédiate si nous voulons limiter les dégâts associés à la déstabilisation du climat et éviter l’atteinte de seuils dont le dépassement implique des conséquences dramatiques et irréversibles pour les écosystèmes dont nous dépendons de manière vitale. Or, l’horizon de disponibilité de la fusion nucléaire comme source de production d’électricité reste lointain – on parle de plusieurs dizaines d’années –, en plus d’être incertain.
Une transition depuis les énergies fossiles vers la fusion est donc techniquement hors de propos, alors qu’il s’agit de diminuer le recours aux énergies fossiles dès aujourd’hui. Cela implique de procéder avec les moyens déjà à notre disposition.
Dans ce contexte, répéter que le miracle arrive peut s’avérer contre-productif alors que nous avons besoin d’une mobilisation large et rapide.
La fusion avance grâce au complexe militaro-industriel
L’expérience novatrice de l’an dernier a été conduite sous l’égide de la National Ignition Facility (NIF) pour le compte de la National Nuclear Security Administration (NNSA), qui est l’organisme chargé de la gestion du stock d’armes nucléaires des États-Unis.
Cette avancée n’est donc aucunement le fait de recherches en rapport avec la problématique énergétique, et encore moins écologique. C’est un intérêt avant tout militaire qui est à l’œuvre ici. Sa reformulation systématique dans les termes d’un débat énergétique ayant une acceptabilité sociale plus grande procède d’un positionnement avant tout politique plus que technique et nous impose par conséquent la plus grande prudence.
Imaginons quand même un monde plein de promesses disposant d’une énergie décarbonée et abondante, tel que plusieurs médias et journalistes le font miroiter. Est-ce vraiment ce que nous souhaitons?
Des études scientifiques identifient neuf limites planétaires dont le dépassement mettrait en péril les conditions de vie sur Terre : le dérèglement climatique, la destruction de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, l’artificialisation des sols, l’acidification des océans, la non-potabilité de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la pollution et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère.
Rappelons que six de ces limites sont déjà franchies, et qu’au mieux, l’énergie nucléaire ne peut agir que sur deux d’entre elles, soit les changements climatiques et la pollution.
Le dépassement de ces limites est causé par les activités humaines en quête de croissance perpétuelle du PIB. Ces activités sont elles-mêmes rendues possibles par une disponibilité croissante en énergie. Il va donc sans dire qu’une énergie quasi infinie serait dévastatrice.
Cela impliquerait l’expansion du parc de machines occupées à artificialiser le monde, ainsi qu’une extraction minière accrue, avec leur lot inévitable de dommages.
Tout cela nous rapprocherait plus sûrement d’un dépassement généralisé des limites planétaires, potentiellement fatal.
En ce sens, le principal obstacle à une utilisation soutenable de l’énergie, c’est avant tout une énergie abondante.
La quête de croissance perpétuelle des biens et services, nourrie par les espoirs d’une source d’énergie infinie, ne pose pas uniquement un problème écologique. Cette quête est aussi fondamentalement injuste et aliénante, comme le rappelle l’approche de la décroissance.
Qu’est-ce que la décroissance?
La décroissance est un mouvement politique né au début des années 2000 en réponse à l’idéologie du développement durable, dont les propositions sont jugées insuffisantes sur le plan environnemental et problématiques sur les plans des inégalités sociales, de la démocratie et de l’aliénation par l’économie et la technique.
La décroissance vise à faire émerger une société plus soutenable, plus juste et plus émancipatrice, un projet démocratique pouvant se résumer par « produire moins, partager plus et décider ensemble » (Abraham, 2019).
Nous vivons déjà dans une période historique d’abondance d’un point de vue énergétique, sans empêcher que des conditions de vie indignes pour un très grand nombre côtoient un train de vie écocidaire pour d’autres. Les jeux de domination multiples (capitalisme, sexisme, racisme, spécisme, etc.) organisent la répartition inégale de ce qui est produit.
Plus d’énergie ne sera donc pas une réponse efficace à la précarité énergétique, tout comme plus de croissance n’est pas la solution à la pauvreté économique – c’est plutôt son fondement.
Or, tout combat pour l’équité ne peut passer que par une forme de démocratie, ce qui implique de pouvoir comprendre les outils et technologies qui nous entourent et dont nous dépendons pour satisfaire nos besoins fondamentaux. L’expertocratie que suppose le nucléaire est incompatible avec une maîtrise citoyenne des enjeux.
L’exclusion systématique des communautés locales et de la société civile des cercles de décisions concernant les questions énergétiques et économiques n’est pas anecdotique. Elle est une des conséquences de la complexification de nos vies, notamment par la division du travail, organisée dans l’objectif de croissance.
Dépossédé·es de notre pouvoir de décision et donc de notre autonomie, nous nous transformons en rouage d’une mégamachine qui détruit et opprime à cause de nous, mais malgré nous.
Ainsi, nous nous trouvons embarqué·es dans une fuite en avant technologique, où la technologie de demain devient la solution au problème généré par la technologie d’aujourd’hui. Les technologies, dont l’intelligence artificielle est l’un des derniers avatars, sont ainsi de plus en plus interdépendantes et omniprésentes, elles érodent notre autonomie et nous déresponsabilisent en mettant à distance les effets de leur utilisation (sur les autres, sur d’autres pays, sur les générations futures, etc.).
Bien que la perspective d’une solution technologique miraculeuse puisse être séduisante, il est important de prendre du recul et d’en considérer les limites avec honnêteté et rigueur.
La qualité des informations disponibles dans les médias est cruciale pour un débat public éclairé et que nos bonnes intentions ne servent pas malgré nous à paver cet enfer que personne ne dit pourtant souhaiter.
Si nous prenons au sérieux les idées de liberté, d’égalité et de soutenabilité de notre société, comme le fait le mouvement pour la décroissance, alors nous devons dès à présent sortir de la course en avant technologique pour aspirer enfin à un monde vivable et enviable.
Partie 1 : Conférence donnée par Noémi Bureau-Civil
Étonnamment peu connu, Alexander Grothendieck (1928-2014) fut l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. Secoué par la guerre du Vietnam, puis par la découverte du financement partiel par des fonds militaires de l’institut de recherche au sein duquel il travaillait, Grothendieck quittera sa prestigieuse institution. Avec «Survivre… et vivre», un mouvement de scientifiques critiques qu’il fonde en 1970 à Montréal, il initiera une profonde critique du complexe scientifico-militaro-industriel, qui a constitué l’une des sources d’inspiration importantes de la décroissance. Cette brève présentation nous invitera à nous poser la question on ne peut plus d’actualité formulée par Alexander Grothendieck : « Allons-nous continuer la recherche scientifique? »
Partie 2 : Conférence donnée par Andrea Levy
André Gorz (1923-2007) fut l’un des précurseurs incontestés de la décroissance et l’un des premiers auteurs à utiliser le terme même. Cet intellectuel français d’origine autrichienne a contribué à conscientiser toute une génération aux enjeux de l’écologie notamment par sa chronique, publiée sous le pseudonyme Michel Bosquet, dans Le Nouvel Observateur au cours des années 1970. Dans son long parcours, ce socialiste libertaire antiproductiviste a abordé à peu près tous les grands thèmes de la décroissance et s’est consacré à analyser les impasses du capitalisme ainsi que la nécessité impérieuse de limiter l’emprise toujours grandissante du marché sur la société. Nous discuterons de plusieurs aspects clés de son œuvre tel que ses idées sur l’autolimitation des besoins, la réduction du temps de travail, le revenu universel, et les réformes révolutionnaires.