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Esquisse de réflexions sur le « travail » au sein d’un monde post-croissance. Dialectique entre « liberté » et « nécessité »

Par Ambre Fourrier

Reproduction photographique de l’œuvre Sisyphus. Auteur : Franz von Stuck. Sous domaine public.

« [l’être humain] n’a jamais cessé de rêver une liberté sans limite, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l’aurait privé, soit comme dans un bonheur à venir qu’il lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse »1Weil, S. (1955). Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris: Gallimard, p. 85..

Simone Weil, (1955).

Quels sont les critères qui permettraient de définir un « travail » émancipé compatible avec un mode de vie post-croissance ? De nombreux auteurs au sein des milieux progressistes mentionnent l’importance de se « désaliéner » du travail, mais peu tentent de définir la forme que pourrait prendre « une activité émancipatrice »2Ce texte est une réflexion située en occident. Néanmoins, on peut dire que la forme sociale qu’a prise le travail aujourd’hui s’est imposée à peu près partout sur la planète aujourd’hui. respectant les limites biophysiques de notre monde.

Rappelons succinctement ici qu’il est possible de considérer cette notion de manière diachronique en retraçant l’histoire du « travail » comme l’a fait notamment Dominique Méda (2011)3Dominique Méda en donne une définition restrictive : « le travail devient un concept unifiant des réalités jusque-là, non-classées ensemble. Méda, D. (1995). « Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail » », Revue du MAUSS, vol. no 18, no. 2, 2001, pp. 71-78., mais aussi de l’analyser de manière synchronique, en l’observant dans ses dimensions actuelles comme institution de lien social central (Durkheim, 1893) dont la forme s’est traduite sous le capitalisme par le rapport social d’exploitation (Marx, 1867). Mais, il nous est possible aussi d’analyser la dimension ontologique du « travail » comme caractéristique de l’être humain4On peut se référer à la dimension hégélienne du travail reprise par Marx. « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. […] Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature » (Marx, 1867/1983, p. 199-200)..

Pour Dominique Méda, la notion est récente. Elle apparaît notamment dans les écrits d’Adam Smith comme catégorie qui rassemblent plusieurs types d’activité au sein d’un tout organique : « comme une substance homogène identique en tout temps et en tout lieu et infiniment divisible en quantums (en atomes) »5Méda, D. (1995). Le travail une valeur en voie de disparition. Paris: Champs Essai, p. 62.. Le travail est ainsi défini comme l’unité de mesure de toute chose dont le but est l’échange marchand, origine de la création de valeur et il est calculé en temps (dimension abstraite). Sa particularité réside aussi dans le fait qu’il est lui-même une marchandise et qui prend place dans la sphère publique. Mais, le « travail » a également une dimension anhistorique comme activité qui vise à « entretenir notre milieu de vie » dans un mouvement réciproque par lequel « on touche, déplace, transforme et façonne les choses »6Rosa, H. (2016). Résonance une sociologie de la relation au monde, Paris: La découverte, p. 266.. Cette définition correspond à ce qu’André Gorz appellera le sens « anthropologique du travail » et c’est à celle-ci que nous ferons référence lorsque nous parlerons de « travail » dans la réflexion qui va suivre.

Précisons aussi que nous ne débattrons pas dans cet essai de la question: faut-il sortir du travail, comme le pensait André Gorz, ou bien faut-il s’aventurer à redéfinir la valeur abstraite7Voir les travaux de Bernard Friot à ce propos sur le salaire à vie et sa proposition de redéfinir la valeur abstraite par la qualification. ? Nous nous interrogerons plutôt sur la manière dont est définie « l’activité émancipée » chez deux auteurs que l’on associe parfois à la décroissance : André Gorz et Hannah Arendt8Biagini, C., Murray, D., Thiesset, P. (dir.). (2017). Aux origines de la décroissance 50 penseurs. L’Échappée/Écosociété/Le Pas de côté., en nous basant plus particulièrement sur deux ouvrages : Métamorphose du travail (1988) et La condition de l’homme moderne (1961). Notre objectif est de tenter de soulever un problème qui nous apparaît marquer aujourd’hui l’imaginaire social occidental9Au risque peut-être de trahir la pensée globale de ces auteurs dont il faut reconnaître toute la richesse.. À la suite, de cela nous tenterons de montrer que l’on peut trouver chez Simone Weil des éléments éclairants pour penser le travail aujourd’hui.

Travail instrumental & Activité libre

Bien souvent, l’activité « libre », « autonome » et « émancipée » est définie comme une action qui a « elle-même ses propres fins ». On retrouve cette définition chez Marx, mais aussi chez Aristote lorsqu’il fait la distinction entre praxis : activité qui ne vise que son propre exercice10Qui correspond aux activités nobles telles que la politique et la philosophie chez les Grecs, orientées vers l’élévation du sujet. et la poiésis action qui a une finalité extérieure à elle-même et au sujet et au sujet qui l’exerce11Voir le texte de Danon-Boileau, L. (1991). « Sur la notion de Télos, de Praxis et de poésis », L’information grammaticale, n° 51, octobre 1991, pp. 19-20.. Pour définir notre problème, partons de la définition d’André Gorz dans Métamorphose du travail et critique de la raison économique (1988) :

« Il ne faut pas, en effet, sous prétexte qu’autonomie s’oppose avant tout dans notre expérience, à hétéronomie, oublier l’autre dimension du problème : autonomie s’oppose aussi à nécessité, non pas parce que toute activité nécessaire est inévitablement hétéronome (il n’en est rien), mais parce que l’autonomie d’une activité commandée par la nécessité est condamnée à rester formelle […] Dire que les activités autonomes ne peuvent avoir pour but l’échange ne suffit pas à les caractériser. Il faut encore qu’elles soient sans nécessité : que rien d’autre ne les motive que le désir de faire venir au monde le Vrai, le Beau, le Bien. Il faut autrement dit, qu’elles renvoient à un choix conscient auquel rien ne l’oblige […] Les habitants d’un immeuble ou d’un quartier qui au lieu d’acheter leur pain pour pas cher, à la boulangerie s’associent pour installer un four à bois et fabriquer, durant leur temps libre, du pain biologique se livrent à une activité autonome : ce pain est un produit facultatif, ils ont choisi de le fabriquer pour le seul plaisir de le faire, de le manger, de le donner d’approcher une perfection dont ils ont eux-mêmes défini les normes. Chaque pain tient à l’œuvre plus que du produit ; le plaisir d’apprendre, de coopérer, de perfectionner, est prépondérant et le souci de se nourrir subalterne. »12Gorz, A. (1998). Métamorphose du travail critique de la raison économique. Paris : Galilée, p. 269-271.

André Gorz, (1998).

Cette incompatibilité entre activité « autonome » et « nécessaire » renvoie à la grande question philosophique de la liberté. Les êtres humains peuvent-ils être libres s’ils sont soumis aux déterminismes naturels ? S’ils sont préoccupés par le fait de combler leurs besoins ? Les activités qui visent à combler leurs besoins : manger, dormir, se vêtir, etc. ne peuvent être émancipatrices dans la définition que nous venons de citer, puisqu’elles auraient une finalité extérieure à elle-même. Mais, cette conception ne pose-t-elle pas un problème lorsqu’il s’agit de penser une société post-croissance et de la lier aux limites biophysiques de notre monde ? Ne restons-nous pas dans un « dualisme cartésien » corps / esprit, nature / culture problématique ?

Rapide tour d’horizon sur la séparation « liberté » « nécessité »

Dans la pensée occidentale, depuis l’Antiquité, la liberté a bien souvent été définie comme opposée à la nécessité. Durant la Grèce Antique, les personnes13Nous faisons référence ici aux femmes et aux esclaves. Les paysans à Athènes avaient le droit de vote, mais il demeurait certains préjugés à leurs égards. Voir les écrits de Platon. qui s’occupaient des tâches nécessaires à la reproduction et à la production étaient exclues des décisions politiques14À l’exception des paysans bien qu’il demeurât des préjugés à leur encontre.. Elles étaient considérées comme incapables de discernement et d’expression de « liberté » par le fait même qu’elles étaient « trop » préoccupées par les travaux matériels15Le terme « travail » ne doit pas être interprété ici à la manière dont on l’emploie aujourd’hui, à savoir dans son sens abstrait, c’est-à-dire comme « une conduite sociale regroupant plusieurs fonctions ou occupations », car chez les Grecs cette entité n’existait pas. Voir Migeotte, L. (2019). Les philosophes grecs et le travail dans l’antiquité, dans dir. Mercure, D. et Spurk, J. (2019). Les théories du travail, Les classiques. Presses de l’Université Laval.. Cette non-considération voire ce mépris pour tout ce qui se rapportait à « la nécessité » s’explique en partie, par la place moindre qu’accordaient les Grecs à l’oikonomia au sein de la cité16Qui signifie gestion de la maison..

Plus tard, dans l’ère judéo-chrétienne, « le travail », l’acte de produire et de mettre au monde, est représenté comme une punition. La vie dans l’Éden a pris fin au moment du péché originel. Depuis, l’être humain doit satisfaire ses besoins à la « sueur de son front ». Alors qu’auparavant il vivait dans l’abondance, aujourd’hui, il est face à une nature hostile qu’il faudrait combattre et tenter de dominer pour survivre. On retrouve dans cette « vision du monde », l’opposition entre la « sphère de la nécessité » et la « sphère de la liberté ». « Le nécessaire » nous a été retiré, il faut maintenant « souffrir » pour combler nos besoins. En conséquence, cela restreint notre capacité à jouir de notre liberté. Face à ce constat, comme l’écrit Murray Bookchin, nous avons deux choix qui s’offrent à nous : soit la voie de l’humilité religieuse face aux dictats des lois naturelles, soit la conquête de l’espace naturel pour le dominer totalement17Bookchin fera appel au rejet de ces deux choix. Bookchin, M. (s.d). Freedom and necessity and nature, récupéré de : http://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-freedom-and-necessity-in-nature-a-problem-in-ecological-ethics.pdf..

C’est bien entendu la deuxième direction que nous avons prise au sein du système capitaliste. Selon, Pierre Charbonnier dans Liberté et abondance (2019), nous nous considérons comme « libres » si et seulement si nous avons un accès illimité aux marchandises et à l’énergie. L’idée d’émancipation au sein de la philosophie occidentale se serait construite, selon l’auteur, comme opposée aux contingences matérielles contraignantes. C’est en échappant aux aléas de la nature que les êtres humains seraient véritablement libres. Au XVIIIe siècle, contrairement aux physiocrates qui liaient l’enrichissement à l’agriculture et donc à la fertilité des sols, Adam Smith l’associe à la division du travail et à l’échange marchand déconnecté des contraintes biophysiques.

Aujourd’hui, les discours qui argumentent en faveur d’une économie « dématérialisée » tentent de nous faire croire que les êtres humains auraient réussi à se recréer sur terre un Éden grâce aux prouesses techniques. Jeremy Rifkin en appelait d’ailleurs à «[l]a fin du travail »en 199518Même s’il n’envisage pas pour autant l’oisiveté et défend les activités sociales, cette thèse sur la fin du travail semble tout de même marquer les esprits du grand public. Elle a ressurgi très largement au sein du débat sur le revenu de base du côté de ceux qui envisagent justement le remplacement de nombreux emplois par des robots.. La position qui lui est opposée mais qui la rejoint en partie, est celle des thèses du « capitalisme cognitif » ou les théories du general intellect. Comme l’indique Carlo Vercellone, le rapport capital/travail se serait transformé. Le travail serait devenu immatériel, c’est-à-dire non plus attribuable à un individu, mais à l’ensemble de nos faits et gestes que le capital serait dorénavant en mesure de capter, grâce, notamment, aux nouvelles technologies. Ainsi, la valeur ne serait plus attribuable directement à l’acte de « travailler », la croissance pourrait alors se poursuivre sans lui. C’est l’idée d’économie immatérielle19Pour contredire cette idée, voir le rapport de Parrique, T. Barth, J. Briens, F. Kerschner, C. Kraus-Polk, A. Kuokkanen, A. Spangenberg, J.H. (2019). « Decoupling Debunked, Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », European Environmental Bureau, récupéré de: https://eeb.org/decoupling-debunked1/ qui pourrait permettre selon ses défenseurs un dépassement du capitalisme. Pour certains auteurs de ce courant de pensée d’ailleurs, on assisterait ainsi à l’avènement de la « société de loisir » réellement « libérée ». Mais, est-ce vraiment le cas ? Si les thèses de « [l]a fin du travail »20Voir le texte de Dominique Méda : Méda, D. (2001). « Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail », Revue du MAUSS. 2(2), pp. 71-78. ont été réfutées à bien des égards21Voir les travaux A. Casilli (2019) ou encore ceux de Sarah T. Robert (2020) sur le microtravail du clic qui dévoilent tout le travail nécessaire à l’entrainement de l’intelligence artificielle. Les travailleurs y sont principalement situés dans les pays du Sud au sein de ferme à clic. Ils exercent une activité très précaire et largement invisibilisée par la machine., elles persistent dans certains discours, dont ceux de la Silicon Valley. Elles sont d’ailleurs réapparues très largement dernièrement au sein du débat sur le revenu de base. À notre avis, ce « rêve » largement alimenté par la société capitaliste contribue à encourager le mythe du pays de « cocagne »22Le pays de cocagne est dans l’imaginaire de certaines cultures européennes, un pays de fêtes continuelles, où la nature est luxuriante et où le travail est proscrit. (Source Wikipédia). comme idéal de progrès. Et, curieusement, cette illusion ne semble pas dater d’hier : lorsqu’Aristote s’interrogeait sur la justice vis-à-vis des esclaves, il résolvait le problème ainsi : « Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain ; si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves »23Aristote. (1874). « Politique, Livre I », Traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire, Ladrange, récupéré de : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Politique/Traduction_Barth%C3%A9lemy-Saint-Hilaire. Voilà ce qui justifierait une véritable libération. Pour être réellement libre et du même coup sortir du rapport de la domination présent dans l’activité économique il faudrait à tout prix se débarrasser de la « nécessité » ou réduire cette sphère le plus possible.

Pourtant cités comme des auteurs qui ont alimenté les réflexions sur la décroissance24Op.cit. Biagini, C., Murray, D., Thiesset, P. (dir.) (2017)., Hannah Arendt et André Gorz, dont la pensée est très imprégnée de la Grèce antique, semblent eux aussi reproduire cette même dualité. Après avoir présenté très brièvement certains concepts et arguments des auteurs, nous discuterons de leurs visions du « travail », en finissant par aborder très modestement la pensée de Simone Weil. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de prétendre en avoir fait une lecture exhaustive, mais de soulever certains enjeux autour de leurs conceptions du « travail » et de la « valeur » qui lui est accordée au sein des écrits de ces philosophes. Notons ici que nous entendons « activité émancipatrice » au sens conceptuel. Il ne s’agit pas de décrire une seule et même forme d’activité, car nous sommes conscients qu’elle peut prendre plusieurs formes selon la subjectivité des acteurs, mais bien d’établir quelques critères qui tenteraient de la définir.

André Gorz : l’activité autonome ne peut être nécessaire

Dans le passage que nous avons cité en introduction, André Gorz abandonne toute idée d’émancipation par le « travail », entendu au sens sociohistorique. Néanmoins, il va un peu plus loin puisque, pour lui, une activité autonome ne peut pas être « nécessaire ». Même au sein des activités qui pourraient prendre la forme d’activités autogérées, il ne pourrait y avoir d’émancipation réelle. « Le travail nécessaire, aussi peu aliénant qu’il puisse être, ne pourra jamais coïncider avec le sens vécu qu’ont les activités autonomes poursuivant les fins qu’elles se sont librement données »25Gorz, A. (1991). Capitalisme, socialisme, écologie. Désorientations, orientations, Paris : Galilée, p. 125.. Partant de ce principe, Gorz va défendre une réduction du temps de travail : « travailler moins, vivre mieux », indique-t-il. La société fonctionnerait ainsi : d’un côté, il y aurait les activités payées, le travail (forcément hétéronome), et de l’autre les « activités autonomes » (librement choisies en dehors de toutes contraintes). L’objectif pour Gorz serait d’élargir cette sphère de l’autonomie et de restreindre la sphère de la nécessité en se fixant une norme du « suffisant ». Il défend donc, dans un premier temps, l’idée d’un quota d’heures par an : « On peut aussi définir, une durée du travail à l’échelle de la vie entière par exemple : 20 000 à 30 000 heures par vie, à fournir en l’espace des cinquante années de vie potentiellement active. » Les activités contraintes au sein de la nécessité seraient exercées au sein du travail (fin en soi) et d’autres activités que l’on ferait pour le simple plaisir de les faire, expression réelle de notre liberté (activités autonomes). Ce faisant, il rejoint une certaine interprétation de la pensée de Marx: « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures. »26Citation de Marx à ce propos : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. […] Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges […]. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. » (Marx, K. Capital, Tome III, Œuvres Complètes, Pléiade, II, p. 1487).

Il est curieux de présenter les choses ainsi, car on pourrait aussi considérer que les activités tournées vers la nécessité dans un certain cadre autre que le cadre capitaliste peuvent justement nous faire accéder à une plus grande compréhension du monde, et nous permettrait ainsi de devenir plus autonomes (développement d’un savoir-faire). D’ailleurs le fait qu’une importante partie de la population soit coupée des activités de subsistance, dans nos sociétés industrielles, nous rend collectivement plus vulnérables. Il semble donc y avoir une contradiction à ce sujet dans la pensée de Gorz. Selon sa conception, il y aurait une sphère de « l’aliénation » qui serait celle du travail et une « sphère de l’émancipation » dans les activités autonomes. Mais peut-on passer de l’une à l’autre si facilement ? Peut-on penser la réhabilitation d’une « norme du suffisant »27Gorz indique que c’est sous le capitalisme que nous avons perdu cette norme du suffisant, norme qu’il faudrait réhabiliter en transformant nos modes de vie. dans ces conditions ? Ce n’est pas la réduction du temps de travail qui nous paraît ici problématique bien au contraire, mais plutôt cette dualité entre nécessité et liberté dans sa pensée.

Par ailleurs, cette manière de présenter les « activités autonomes » n’est-elle pas proche d’une conception « aristocratique » du monde ? Il nous semble qu’en séparant sphère du travail et sphère de l’autonomie, cela nous conduit à dévaloriser automatiquement « les tâches nécessaires » et donc conséquemment, à vouloir en sortir. Cette « vision du monde » qui contribue à séparer « nécessité »28Ce que nous entendons par nécessité s’apparente plus concrètement aux activités de subsistance. de « liberté » a tendance à aboutir de fait, soit à la défense des technologies, seules capables de nous libérer de la servitude à la nécessité29Le critère utilitariste de « diminution des souffrances inutiles » nous nous permet pas lui non plus de sortir de cette idée de « délivrance » dans son ouvrage Terre et liberté (2021) que nous n’avons pas encore parcouru. Cet ouvrage nous apparaît très important pour réfléchir à la question du travail., , soit à la défense d’une société inégalitaire dans laquelle on confierait à une partie de la population ce qui relève du « nécessaire ». On le voir par exemple, aujourd’hui, la pandémie du COVID-19 a révélé une crise du travail du care dans les pays occidentaux, travail peu considéré, il est exercé majoritairement par des femmes migrantes. C’est aussi dans ce même domaine que l’on trouve plusieurs projets techniques qui viseraient à remplacer ces activités de « soin », « d’entretien », par des robots, sorte de « compagnon artificiel »30Gibert, C. (2021). « Des robots compagnons pour nos personnes âgées ». CScience IA, récupéré de: https://www.cscience.ca/2021/03/09/les-robots-compagnons-connaissent-un-reel-engouement/. Qu’est-ce qui nous conduit collectivement en tant que société à considérer ces tâches comme du « sale boulot », destiné alors à être à tout prix délégué à ceux et celles qui n’ont d’autres choix que de les accepter? Pourtant bien essentielles, les individus qui les exercent sont maintenus dans une précarité constante.

Même si pour Gorz31Sa pensée a largement évolué à travers le temps. tout le monde devrait contribuer au travail nécessaire, il nous semble que sa manière de définir une activité autonome ne va pas assez loin. Elle se rapproche alors, des pratiques de Do it yourself qui ont été largement récupéré par l’économie capitaliste. Il les décrit ainsi: « les habitants d’un immeuble ou d’un quartier qui au lieu d’acheter leur pain pour pas cher à la boulangerie, s’associent pour installer un four à bois et fabriquer durant leur temps libre, du pain biologique se livrent de même que pour le tricot à une activité autonome. Ce pain est un produit facultatif. »32Gorz A. (1988). Métamorphose du travail, critique de la raison économique, Paris : Éditions Galilée, p. 272. On peut se demander pourquoi, dans sa vision des choses, une activité autonome doit être nécessairement facultative.

Si nous reconnaissons aux espaces d’autoproduction libérés de la nécessité leur importance pour la créativité et l’expérimentation, il nous semble la vision que nous propose Gorz des « activités autonomes » en opposition aux activités de « travail » conduit encore une fois à perpétuer la vision d’une liberté entendue au sens libéral c’est-à-dire comme l’absence de « contrainte » (liberté négative) ? Or, si la « vraie vie » commence hors travail, l’être humain ne serait-il pas poussé à trouver les moyens d’y échapper ?

Bien évidemment, et nous préférons prendre des précautions ici, reconnaître que les activités nécessaires peuvent se réaliser dans un cadre librement choisi, ne veut pas forcément dire qu’il faut fonder l’ensemble de notre organisation sociale et politique sur la « nécessité matérielle ». Gorz, indique à ce propos :

« Il est impossible de fonder la politique sur une nécessité ou sur une science sans du même coup la nier dans son autonomie spécifique et établir une « nécessaire » dictature « scientifique », également totalitaire lorsqu’elle se réclame des exigences de l’écosystème. »33Gorz, A. (1992). « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation». Actuel Marx. No. 12, L’écologie, ce matérialisme historique, (Deuxième semestre 1992), Presses Universitaires de France, pp. 15-29, récupéré de : https://www.jstor.org/stable/i40229772https://www.jstor.org/stable/i40229772

André Gorz, (1992).

Il militait d’ailleurs en faveur de la réappropriation « d’un monde vécu » entendu comme un monde accessible à notre compréhension sensorielle, c’est-à-dire: « un environnement à la fois naturel et social organisé de telle sorte qu’il permet à chacun d’en comprendre les règles et de s’y orienter et de telle manière que personne ne puisse, par le monopole d’une ressource, d’une connaissance ou d’une technique, imposer des conditions de vie. »34Bardin, A. (2014). « La nature dans l’écologie politique d’André Gorz », Fondation de l’écologie politique, récupéré de : http://www.fondationecolo.org/blog/LA-NATURE-DANS-L-ECOLOGIE-POLITIQUE-D-ANDRE-GORZ Il tentait d’éviter ainsi le piège qui consiste à vouloir définir normativement « ce qui est nécessaire » ou « ce qui ne l’est pas », une question qui lui apparaissait bien trop souvent présente au sein des mouvements écologistes35Une question d’ailleurs très largement présente encore aujourd’hui.. Néanmoins, ce faisant, il glisse lui-même à son tour dans une autre dérive celle de considérer « les activités socialement utiles » comme purement instrumental en réduisant la sphère des activités autonome aux purs loisirs « créatifs »36Dans d’autres textes, Gorz défendait pourtant une écologie du quotidien notamment dans son texte « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, n°12, 1992. Ainsi, il semble donc y avoir une certaine contradiction dans sa pensée sur la question des critères définissant une activité émancipatrice. En référence à cette écologique du quotidien, voir à titre d’exemple le documentaire Le Dossier Plogoff de François Jacquemain (1980).

Hannah Arendt : l’activité dirigée vers notre métabolisme n’est pas pleinement humaine

Dans son ouvrage La condition de l’homme moderne (1958), la philosophe distingue : le travail, l’œuvre et l’action. Pour Hannah Arendt, la présence au sein de plusieurs langues de deux mots distinct pour parler de « l’activité », à savoir labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais, prouve bien qu’il y a une distinction à établir entre ce qu’elle appelle le travail et l’œuvre. Le travail regroupe selon Arendt les activités qui s’apparentent à la conservation et à la reproduction de la vie, aux activités biologiques nécessaires. Ces activités ont pour caractéristiques d’être soumises à un perpétuel renouvellement. Elles enferment l’être humain dans le statut d’animal laborans, enchaîné aux tâches de la « nécessité » qui doivent être reproduites sans cesse tout au long du processus vital. Les caractéristiques de ces activités est qu’elles n’ont ainsi jamais de « fin ». Les activités domestiques en constituent le meilleur exemple : le ménage, les activités d’entretien, la cuisine « tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital »37Arendt, H. (1961). La condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Levy, p. 146.. Mais l’agriculture aussi peut être considérée comme « travail » : « la terre cultivée n’est pas, à proprement parler, un objet d’usage qui est là dans sa durabilité propre et dont la permanence ne requiert que des soins ordinaires de préservation : le sol labouré pour rester terre cultivée, exige un travail perpétuellement recommencé. »38Arendt, H. (1961).Op.cit., p. 188.. Sa fin dépendra seulement « de l’épuisement de la force de travail »39ette considération n’est vraie que dans notre mode économique actuel sur lequel repose la critique de Arendt. Plusieurs anthropologues tel que Marshall Shalins ou Evans-Prichard ont montré que les chasseurs cueilleurs n’étaient pas dominés par les activités de subsistance.. En d’autres termes, le travail désigne l’ensemble de nos activités qui visent simplement à entretenir notre métabolisme. Pour Hannah Arendt, ces tâches ne représentent pas des activités pleinement humaines. Seules les activités qui créent un monde « d’objet immortel » seraient dignes de l’être humain, car ce sont des activités qui créent l’Histoire et la possibilité de créer un monde commun. L’être humain, dans son acte de travail, est réduit à « la nécessité de subsister » face à cette nature40Ici, la nature fait référence aux contraintes naturelles. Elle s’apparente pour Arendt au travail tandis que l’œuvre constitue ce qu’elle nomme l’artifice humain. qui envahit incessamment « l’artifice humain ». À ce propos d’ailleurs, plusieurs auteurs ont reproché à Hannah Arendt, son dénigrement des sociétés primitives car elle fait une différence entre les sociétés qui ont une Histoire et celles qui n’en ont pas en fonction des traces, qu’elles ont laissées sur leur passage.

« La nécessité de subsister régit à la fois le travail et la consommation, et le travail lorsqu’il incorpore, « rassemble » et « assimile » physiquement les choses que procure la nature, fait activement ce que le corps fait de façon plus intime encore lorsqu’il consomme sa nourriture. Ce sont deux processus dévorants qui saisissent et détruisent la matière et « l’ouvrage » qu’accomplit le travail sur son matériau n’est que la préparation de son éventuelle destruction. Cet aspect destructeur, dévorant de l’activité de travail n’est, certes visible que du point de vue du monde et par opposition à l’œuvre qui ne prépare pas la matière pour l’incorporer, mais la change en matériau afin d’y œuvrer et d’utiliser son produit fini. »41Op. cit. Arendt, H. (1961), p. 147

Hannah Arendt, (1961).

Ainsi, pour Arendt, le travail ne peut être émancipateur. Le fait qu’il y ait eu durant la Grèce antique des esclaves pour réaliser les tâches quotidiennes que l’on appellerait aujourd’hui « travail de reproduction » serait la preuve que ces activités sont à la fois pénibles et serviles. Les Grecs ne méprisaient pas les esclaves, ils méprisaient leurs activités, indique Arendt et c’est précisément parce qu’ils exerçaient ce type de tâches qu’on les considérait comme des êtres humains subalternes. Si l’on valorise pourtant dans la mythologie grecque les travaux d’Hercule, comme héroïques, c’est parce qu’ils ont une fin. Or, les activités qui se rattachent au travail n’ont pour Hannah Arendt rien de tel : « la lutte dans laquelle est engagé l’être humain ressemble bien peu à de l’héroïsme. Hercule, contrairement, aux humains n’est pas soumis au perpétuel recommencement. Mais au lieu de faire l’éloge des dieux, ne devrions-nous pas faire l’éloge de l’héroïne ordinaire? »42Bourgault, S. (2015). « Le féminisme du care et la pensée politique d’Hannah Arendt, une improbable amitié, recherches féministes ». Éthique et voix des femmes. Volume 28, n° 1, p. 11–27, récupéré de: https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2015-v28-n1-rf01908/ Bourgault (2015) fait d’ailleurs une critique féministe de cette conception du travail et particulièrement de la place qu’Hannah Arendt lui accorde.

Pour bien comprendre ce que le travail signifie pour Hannah Arendt, il faut comparer sa notion de travail au second concept de sa typologie de l’activité humaine : l’œuvre. Cette dernière, contrairement au travail, s’inscrit dans l’édification d’un monde qui persistera dans le temps et qui laissera une « trace » dans l’Histoire. Sa caractéristique est qu’il s’achève dans un produit fini. L’œuvre fait ainsi référence à tout objet durable. Hannah Arendt assume le fait que l’ensemble de ces objets provenant des mains des humains a toujours été « destructeur de la nature »43Op.cit. Arendt, H. (1961), p. 146.. Dans cette catégorie, elle place l’artisanat, mais aussi les activités de l’architecte, l’artiste, de l’écrivain, etc. La particularité de l’œuvre pour Arendt est qu’elle se fait nécessairement dans la sphère privée, contrairement à ce qui se passait au Moyen-Âge par exemple avec les corporations. Dans le cas où l’artisan doit reproduire en plusieurs exemplaires un objet pour les vendre, c’est parce qu’il ajoute à son œuvre la dimension « travail », c’est-à-dire dans le but de gagner les moyens de subsistance. Il soumet donc l’œuvre au travail. Or, pour Arendt, c’est l’œuvre et non pas le travail qui permet l’expression de notre subjectivité.

Enfin, la troisième catégorie de la vita activa, citée par Arendt, est l’action, c’est-à-dire la parole et l’action politiques. Cette activité est fondamentalement humaine, car on ne peut la déléguer à personne d’autre. On peut effectivement faire travailler des êtres humains à notre place, mais on ne peut se passer de l’action et de la parole, si l’on veut rester « pleinement humain ». L’action manifeste le caractère unique de l’être humain. L’action a elle aussi pour caractéristique de laisser une « trace », qui participe avec l’œuvre à la construction d’un monde commun, à l’Histoire. Elle a pour caractéristique de se produire dans la sphère publique. Arendt craint que cet espace ne disparaisse complètement, car le travail entendu comme activité qui vise à combler notre processus vital aurait pris toute la place. Elle le craint, car l’action constitue pour elle la seule expression de la liberté, et celle-ci commencerait là encore lorsque le travail prendrait fin.

Pour Arendt, et c’est la thèse générale qu’elle défend, on aurait placé le travail au centre de nos vies dans la civilisation occidentale moderne. On l’aurait laissé prendre toute la place dans l’espace public au détriment de l’action. C’est ainsi qu’on aurait érigé une société de consommation dans laquelle on ne ferait plus la distinction entre les « fins » et les « moyens » : « Au sein du processus vital dont l’activité de travail fait intégralement partie, et qu’elle ne transcende jamais, il est vain de poser des questions qui supposent la catégorie de la fin et des moyens, comme de savoir si les hommes vivent et consomment afin d’avoir la force de travailler ou s’ils travaillent afin d’avoir la force de consommer. »44Ibid. C’est ainsi qu’au sein de la grande industrie, au même titre qu’au sein du processus naturel, s’estompe la distinction entre la fin et les moyens :« Il est tout aussi absurde de décrire ce monde de machines en termes de fins et de moyens que de demander à la nature si elle produit la graine pour l’arbre ou l’arbre pour la graine. »45Ibid. p. 181. Cette analogie est intéressante, mais elle vise à mettre sur le même pied le travail servile à l’usine qui implique une répétition et le travail orienté vers nos besoins vitaux.

La distinction absolue entre œuvre et travail paraît difficile à imaginer dans la réalité sociale. En effet, il n’existe pas de situation dans laquelle l’être humain agit de manière purement biologique pour répondre à la satisfaction de ses besoins. Il suffit de se référer à l’anthropologie pour constater, d’ailleurs, que l’être humain n’opère jamais par pure « nécessité »46Voir les travaux de Descola, notamment son texte : Descola, P. (1994). « Pourquoi les Indiens d’Amazonie n’ont-ils pas domestiqué le pécari : Généalogie des objets et anthropologie de l’objectivation ». Dans : Bruno Latour éd., De la préhistoire aux missiles balistiques: L’intelligence sociale des techniques. Paris : La Découverte, pp. 329-344). . Ainsi, c’est faire preuve de préjugés aristocratiques que de dire qu’il existe des activités qui soient pleinement humaines et d’autres qui ne le sont pas. D’une certaine manière d’ailleurs, on pourrait dire que les activités métaboliques visent-elles aussi le Bien, le Beau, le Vrai car elles ne sont pas purement mécaniques47Sous certaines conditions qu’il faudrait, bien entendu, tenter de définir.. Si ces activités s’effacent, parfois quasiment au moment où elles sont effectuées, cela ne réduit pas pour autant leur dimension symbolique, donc humaine.

Pour résumer, il nous semble que la nécessité ne devrait pas être vue comme « une fin et un objet extérieur à l’agent », mais bien comme un élément qui fait toujours l’objet d’une médiation symbolique, pour reprendre les termes de Freitag. Elle fait partie de l’agent lui-même. En effet, le problème dans cette séparation est justement de considérer les « activités nécessaires » comme n’ayant qu’une valeur instrumentale, alors qu’elles ne peuvent être réduites à cela. Ces activités sont, comme le dirait Michel Freitag, toujours médiées : « l’effectivité matérielle ne peut être réduite à la dimension instrumentale sans perdre du même coup sa spécificité ontologique en tant que pratique. »48Freitag, M. (1986), Dialectique et société, culture, pouvoir, contrôle. Les modes formels de reproduction de la société. Montréal : Éditions saint-martin, pp. 105-106. Autrement dit, le travail est avant toute chose médié par le symbolique, il ne vise pas simplement la satisfaction des besoins (entendus au sens strictement matériels et biologiques). Il y a toujours « un tiers symbolique » entre un besoin ressenti et le fait de le combler. Par exemple, la faim se traduit de manière générale par la préparation d’un repas et son partage. L’être humain n’avale pas tout de suite l’aliment lorsqu’il ressent le besoin de manger (et dans le cas où il choisit de le faire, cela reste producteur de sens). De même que nous partageons tous et toutes aussi des rites corporels relatifs à l’hygiène spécifique à chaque société, ils répondent à un « besoin » sans pour autant être de purs moyens. Ainsi, il y a toujours une dimension expressive dans l’activité, la production ayant inévitablement une autre destination que le simple fait de servir le processus vital.

« Le travail auquel nous nous référerons comportera-t-il toujours comme catégorie exprimant une dimension réelle – concrète de l’existence humaine dans le monde, non seulement cette référence à la dimension « instrumentale » et objectiviste vis-à-vis du monde extérieur, mais aussi cette dimension de l’expression de soi dans l’objet et de la reconnaissance de soi en lui. »49Ibid.

Michel Freitag, (1986).

L’approche du métabolisme peut remettre en question cette idée de séparation entre nécessité et liberté qui doivent être pensées ensemble et non séparément, entre travail, œuvre et action (politique).Nos systèmes sociaux eux-mêmes sont fondés sur un métabolisme matériel particulier qui conditionne leur survie. Par métabolisme nous entendons ici la manière dont les sociétés humaines organisent leurs échanges d’énergie et de matière avec l’environnement. Dans la perspective de Hannah Arendt, on pourrait imaginer que l’œuvre soit limitée par les contraintes biophysiques de notre monde. Mais comment placer la limite si c’est une des activités les plus valorisées? À l’heure du capitalocène50Voir les travaux de Bonneuil et Fressoz sur la question. , l’objectif ne serait-il pas plutôt de concevoir un système qui laisse peu de « traces »51S’il faut faire la distinction entre empreinte écologique et le fait de laisser une « trace », nous reprenons ce terme consciemment non seulement, car c’est le terme utilisé par Arendt pour distinguer le travail de l’œuvre, mais aussi en hommage aux civilisations qui ont laissé peu de traces. Voir l’œuvre de Trong Hieu D.,  Poisson, E. (2019), Le bambou au Vietnam ; une civilisation du végétal. Paris: Hémisphères, sciences sociales.? Quelle place accorder dans sa théorie aux tâches invisibles ? À l’éphémère ? De même que l’attention portée vis-à-vis d’autrui permet à l’être humain de s’extérioriser, d’y mettre sa subjectivité sans qu’il y ait pour autant de produit fini traçable illustrant sa puissance. Nous reprochons à Arendt52Même si pour Arendt, c’est le citoyen qui est la figure principale de l’être émancipé. et à Gorz d’ériger une fois de plus « l’artisan » ou « l’artiste » comme figure principale du « travailleur » émancipé. Ce faisant, ils écartent d’autres figures qui nous apparaissent intéressantes aujourd’hui : celle du paysan, du soignant, et toutes les activités d’entretien qui participent à rendre notre monde plus viable, tâches qui dans un monde où les ressources se tarissent apparaissent primordiales. Entretenir un sol, un bâtiment, les « œuvres » qui nous entourent plutôt qu’en créer de nouvelles. Nous allons voir que Simone Weil affirme que la liberté des êtres humains s’opère et se réalise dans l’acte de « travailler ». Elle nous propose, comme l’indique Aurélien Berlan (2018), une vision matérialiste de la liberté qui nous apparaît intéressante aujourd’hui, en particulier dans un contexte de crise écologique.

Simone Weil : le « travail » comme expérience de la « finitude du monde »

Comme Gorz et Arendt, Simone Weil fait partie de ces penseurs inclassables restés à la « marge du monde »53Cloutier S. (2016). « En marge du monde. Simone Weil et Hannah Arendt ». Tumultes /1 n° 46, Éditions Kimé, pp. 13-32. Pourtant, elle fut l’une des premières philosophes à avoir affronté le travail à l’usine. Dans la partie qui suit, nous nous appuierons principalement sur Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), ouvrage dans lequel elle expose sa vision matérialiste de la liberté54Berlan A. (2018). « Pour une philosophie matérialiste de la liberté, critique sociale/ réappropriation », Et vous n’avez encore rien vu, critique de la science et du scientisme ordinaire – Blog de Sniadecki, récupéré de : https://sniadecki.wordpress.com/2020/11/01/berlana-weil/. Notons aussi que Weil, dont les écrits parurent bien avant les critiques de Georgescu Roegen55Georgescu-Roegen, mathématicien et économiste hétérodoxe (1906-1994), nous invite à penser l’économie différemment à partir du concept d’entropie, deuxième principe de la thermodynamique. L’entropie peut se définir comme étant une mesure de dispersion de l’énergie., s’appuyait déjà sur les principes de la thermodynamique pour rappeler la finitude de notre monde : « Espérer que le développement de la science amènera un jour la découverte d’une sorte d’énergie qui sera utilisable d’une manière presque immédiate pour les besoins humains, c’est rêver », écrivait-elle56Weil avait noté plusieurs paradoxes du système capitaliste par rapport à l’énergie « la nature ne nous donne pas cette énergie sous quelque forme que celle-ci se présente, force animale, houille ou pétrole ; il faut la lui arracher et la transformer par notre travail pour l’adapter à nos fins propres. Or ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement c’est même le contraire qui se produit pour nous, puisque l’extraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse ». (Weil, S. (1955) Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris: Gallimard, [1934] p.19).. Très tôt, cette philosophe s’est aussi intéressée « aux métastases du colonialisme et du fascisme »57Op.cit. Berlan, A. (2018). ainsi qu’à la question de « l’enracinement » qu’elle qualifie de premier besoin humain, nous y reviendrons.

La question que pose Simone Weil rejoint directement nos interrogations : comment concevoir la liberté en y intégrant l’idée de nécessité matérielle « dont nous subissons perpétuellement la pression »? Car Simone Weil part du principe qu’il est impossible et même non souhaitable de s’affranchir de la nécessité. Rappelons pour préciser que ce que nous entendons par nécessité n’est celle qui relève « du déterminisme causal, mais celle qui relève du conditionnement vital »58Op.cit. Berlan, A. (2018). comme l’indique Aurélien Berlan. Weil critiquera d’ailleurs un certain marxisme dont l’utopie industrialiste aurait rendu désirable la disparition du travail nécessaire. Dans les écrits de la philosophe nous trouvons un éloge de la fragilité, « c’est-à-dire la fragilité qui n’est pas vécue comme un manque et comme quelque chose qui ampute, mais, au contraire, comme une manière d’être au monde et à la terre », puisque « la beauté se définit en partie par la vulnérabilité, le périssable. »59Cité par Devette, P. (2018). La pensée tragique d’Albert Camus, de Simone Weil et d’Hannah Arendt, thèse deUniversité d’Ottawa. On ne peut l’en dissocier. Ainsi, nous devons tirer de la nature de quoi satisfaire nos besoins par le « travail ». Pour Simone Weil, le « travail »60Pour être plus précise ici nous devrions le nommer ouvrage pour distinguer la forme que le travail a pris sous le capitalisme. nous permet d’entrer en contact avec la matière et donc « d’être au monde » en faisant l’épreuve d’une certaine sorte d’extériorité. Il nous donne en plus accès à une pluralité de significations :

« Le monde est un texte à plusieurs significations, et on passe d’une signification à une autre par un travail; un travail où le corps a toujours part, comme lorsqu’on apprend l’alphabet d’une langue étrangère, cet alphabet doit entrer dans la main à force de tracer les lettres. Faute de quoi tout changement dans la manière de penser est illusoire. »61Op.cit. Passage cité par Devette, P. (2018), p. 211.

S. Weil cité par par Pascale Devette, (2018).

Comme l’indique Aurélien Berlan (2018), la philosophie de Simone Weil tient compte d’avantage de notre existence corporelle. Le corps est engagé autant que l’esprit dans la tâche. L’émancipation pour passe ainsi par un certain contact avec la nécessité.

« Tant que l’homme vivra, c’est-à-dire tant qu’il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se lâchera jamais un seul instant. […] La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques, mais attendre l’invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c’est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées à la date de l’an mille. »62Weil, S. (1955), les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris: Gallimard, p. 86.

Simone Weil, (1955).

Weil cherche donc à penser la liberté dans le travail, dans notre rapport métabolique avec la nature. Pour la philosophe, si on devait entendre par la liberté la simple absence de « nécessité » ce mot serait vide de toute signification concrète : c’est en travaillant que l’on apprend et ainsi que l’on connaît le monde. Il faut donc consentir à la nécessité pour être pleinement libre.

« Dans la mesure où le] travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance […] avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. »63Ici apparaît la forte dimension chrétienne de la pensée de Weil. Citation : Weil, S. (1957). Écrits de Londres, Paris: Gallimard, p. 22.

Simone Weil, (1957).

Pour Weil, la soumission à la « nécessité » n’est pas à l’origine du problème de l’oppression sociale, ni de l’aliénation. La cause de l’oppression sociale ne vient pas du travail64Entendu au sens anthropologique lui-même, mais de son organisation, de sa division entre travail « manuel » et « intellectuel ». Ayant fait l’expérience de travail en usine, elle suggérait de « concevoir une organisation qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps »65Weil, S. (1955), les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris: Gallimard.. Ainsi comme elle l’indique : « il est temps d’arrêter de rêver la liberté, et de se décider à la concevoir. »66Cité par Chenavier, R. (2001), Simone Weil : une philosophie du travail, Paris: Le Cerf, pp. 201-252. Il importe donc de la concevoir ici et maintenant sans attendre un quelconque grand soir, ou une solution technique qui nous délivrerait de tous nos maux. Quel critère peut-on alors retenir? Pour Weil, un travail émancipé serait un travail qui donne la possibilité d’allier action et contemplation67Elle tente ainsi de lier la vita activa et la vita comtemplativa..

« Non seulement qu’il [l’être humain] sache ce qu’il fait – mais si possible qu’il en perçoive l’usage, qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation. Il ne s’agit pas d’une contemplation passive, mais d’une contemplation active, celle d’un rapport sain aux choses et aux êtres. Le travail fait partie de la vie, et sa conception du travail est le cœur d’une constellation de notions telles que celles de perception de temps, de liberté et de nécessité d’attention d’existence et de réalité. »68Op. cit. Chenavier, R. (2001), p.42

S. Weil cité par Robert Chenavier, (2001).

Cette contemplation permet de laisser place à la Beauté qu’elle entend comme expression d’une sensibilité. De plus, comme l’indique Hartmut Rosa : « l’homme en travaillant se confronte aux matériaux responsifs : faire du pain, du jardinage, écrire un texte sont des activités qui comportent toutes une certaine résistance en soi »69Rosa, H. (2016). Résonance une sociologie de la relation au monde, Paris: La découverte, chapitre 7 partie 2. et cette dernière ne peut être complètement rationalisée. C’est lorsqu’il y a résistance (quand l’objet que l’on travaille ne répond pas exactement comme on l’avait prévu) que l’activité permet l’expression de sa subjectivité, sinon elle devient pure routine, pur mécanisme ou, pour reprendre le terme de Weil, pure cadence. Elle critique par-là l’idéologie du progrès technique : les formes d’oppression capitaliste ont divisé les êtres humains en deux catégories : « ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose » laquelle retire à ces derniers la possibilité de la contemplation. Par ailleurs, ce que nous trouvons intéressant par rapport à notre questionnement, c’est la distinction que fait Weil entre « souffrance » et « humiliation ». Pour elle, l’aliénation est provoquée moins par la souffrance physique que par l’humiliation d’être privé de sa capacité de penser comme c’est le cas dans le travail tel qu’il se déroule à l’usine70On peut généraliser ce qu’elle observe dans l’usine à plusieurs contextes de travail soumis à la domination bureaucratique et managériale : la méthode lean peut en être un exemple.. « Cette servitude sensible » qui fait disparaitre les possibilités d’aspirations s’explique par le processus de « rationalisation » de la force humaine de travail qui freine la capacité de révolte contre la domination capitaliste. Le travailleur y étant dépossédé de sa capacité de penser.

L’individu déraciné, coupé de milieux sociaux porteurs de valeur et de sens, perd donc sa capacité de résistance. Ce déracinement empêche ceux qui en ont été victimes, d’être pleinement libre et sont condamné au malheur. Ce n’est donc pas la nature de leur activité qui pose problème, mais bien la manière dont le système capitaliste, industriel et managérial l’organise.

Cette position semble intéressante dans la perspective d’un monde post-croissance et d’une valorisation des low-tech. Distinguer souffrance et humiliation permet de distinguer les problèmes que pose le travail aujourd’hui, tel qu’il est organisé dans le rapport inégalitaire entre employé/employeur (nous réserverons le terme « salariat » pour faire référence ux conquis de la classique ouvrière. Cf. Le travail de Bernard Friot à ce propos). Bien qu’il faille sans doute relativiser, le concept de souffrance71Weil distingue la souffrance du malheur qu’elle associe à la douleur physique, la détresse de l’âme et la dégradation sociale.(Weil l’entend dans un sens bien spécifique de dépense physique), le distinguer de l’humiliation permet de faire la part des choses entre la nature de l’activité, le sujet qui l’effectue et l’organisation de cette même activité (le procès de travail).

Comme l’indique l’école féministe allemande et notamment les travaux de Maria Mies, la valeur est une institution capitaliste qui classifie les pratiques sociales, entre ce qui a de la valeur et ce qui est dévalorisé. De notre point de vue, la position matérialiste de la liberté de Weil réhabilite certaines activités largement dévalorisées dans notre monde et pourtant bien essentielles. Au-delà de penser une sortie du salariat, les activités nécessaires (entendues comme activités métaboliques avec la nature qui permettent de satisfaire un certain nombre de nos besoins) devraient être pensées par l’individu qui exerce des activités du subsistance, et l’outil qu’il utilise doit lui permettre des moments de pause, d’arrêt et de contemplation qui ne soient pas dominé par le temps abstrait.

Conclusion

Résumons ainsi : il semblerait que dans notre imaginaire social occidental la distinction entre « liberté » et « nécessité » nous conduise bien souvent à hiérarchiser les formes d’activités et la valeur que nous leur associons. Cette opposition nous conduit souvent à l’idée selon laquelle certaines tâches seraient à tout prix à éliminer ou à fuir autant que faire se peut. Or, il importe plus que jamais de réhabiliter un certain nombre de tâches dites « ingrates ». Les activités qui visent à combler nos « besoins » ne se font jamais de manière purement instrumentale, elles font partie de la condition humaine et impliquent une certaine confrontation au monde. Pour Freitag, il y a toujours, dans cette confrontation, un rapport symbolique qui s’exerce. Si la « sphère de la nécessité » peut prendre de multiples formes sociales, c’est bien la preuve qu’elle n’est jamais purement instrumentale. Certes, certaines formes d’activités doivent être sans cesse répétées et n’ont jamais de fin, mais elles ne sont pas pour autant dénuées de sens et d’humanité. La distinction entre « souffrance » et « humiliation » que propose Weil permet de s’intéresser davantage aux problèmes que pose l’organisation sociale de notre mode de production (rapports de domination et d’exploitation) sans dévaloriser, du même coup, ces « activités nécessaires » perçues trop souvent comme étant intrinsèquement aliénantes.

Aujourd’hui, la quête d’un réenracinement traverse plusieurs initiatives collectives et petits gestes du quotidien qui s’expriment dans certains interstices du capitalisme. On retrouve ces dimensions émancipatrices dans certains milieux populaires, même parfois là où on ne l’attendait pas forcément, dans les quelques potagers de maisons de banlieue qui remplacent le gazon bien tondu ou, comme l’écrit Florence Weber dans Le travail à-coté72Weber, F. (1989). Le travail à coté, étude ethnographie ouvrière, EMESS et INRA, 200 pages., , effectué en dehors de l’usine, mais qui ne se trouve pas être sans nécessité pour autant. Ces activités du quotidien, qui visent l’entretien « nécessaire » de notre monde, n’ont à notre avis rien de dégradant en elles-mêmes : retirer par moment la poussière qui s’accumule sur nos objets est un acte qui nous rappelle la finitude, vouloir à tout prix fuir ou déléguer ce type de tâches s’avère donc, à notre avis, symptomatique d’une société qui valorise l’illimité et, ce faisant, invisibilise et dévalorise les personnes en contact direct avec la dégradation, voire la finitude. Comme l’indique le philosophe Aurélien Berlan (2016) à ce propos : « au cœur de la question de la liberté, il y a la question du fardeau de la vie et des responsabilités qu’elle implique, soit qu’il s’agisse de s’en débarrasser sur les autres, soit qu’il s’agisse de les assumer collectivement en se distribuant un certain nombre de « charges », concept désignant des fonctions qui sont à la fois des fardeaux et des « honneurs ». »73Voir l’excellent texte d’Aurélien Berlan sur le sujet que nous avons découvert un peu tardivement après la rédaction de ce texte. Berlan, A. (2016). « Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles ». Revue du MAUSS, 2(2), pp. 59-74, récupéré de: https://doi.org/10.3917/rdm.048.0059

Non seulement dans notre monde ce sont les plus « fragilisés » qui portent ces « charges », mais on omet bien consciemment de leurs remettre les « honneurs ». On peut aussi se demander si ce processus de déchargement sur autrui des tâches métaboliques nécessaires n’est pas en partie responsable de notre surproduction de déchets?74Je remercie Louis Marion, Andréa Levy, Noémi Bureau-Civil et Arnaud Theurillat-Cloutier pour leur relecture. Je reste la seule responsable des erreurs éventuelles que contient encore ce texte.

Notes[+]

L’hydrogène est-il vraiment le champion de la transition énergétique?

Par Florent Bègue

Cellule d’hydrogène. Crédit : Joseph Brent – photo sous licence CC BY-SA 2.0

Face aux conséquences économiques d’une crise sanitaire mondiale sans équivalent, de nombreux gouvernements ont mis sur pied des plans de relance exceptionnels dont l’un des piliers est la transition énergétique. L’ambition affichée est de tout mettre en œuvre pour honorer leurs engagements de décarbonation pris dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat1Par suite de la COP 21 de 2015, 195 pays ont ratifié cet accord contenant, entre autres décisions, l’objectif de maintenir d’ici 2100 le réchauffement climatique « nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels ». tout en stimulant leur croissance. 

Si les stratégies et les montants alloués diffèrent, un élément revient de manière récurrente, comme avenue privilégiée vers un monde « bas-carbone » : l’hydrogène. Il semblerait que les propriétés de rupture que l’on prête à ce gaz fassent l’objet d’un consensus international, servant de base aux dirigeants politiques et aux industriels pour dessiner aux citoyens les contours d’un monde post-pétrole. 

Or, lorsque l’on se penche sur les différentes conventions et accords internationaux depuis le sommet de Rio (1992) il apparaît que, sur le sujet de la lutte contre le réchauffement climatique, les consensus soient suffisamment rares pour être soulignés. Alors pourquoi l’habituelle cacophonie fait-elle place à tant de hâte à miser massivement et mondialement sur ce gaz, malgré les échecs des tentatives passées de son déploiement auprès du grand public? L’hydrogène serait-il finalement le « chaînon manquant de la transition énergétique »2Boulanger, V. (8 septembre 2020). « L’hydrogène vert, chaînon manquant de la transition », récupéré de https://www.alternatives-economiques.fr/lhydrogene-vert-chainon-manquant-de-transition/00093364, l’élément de substitution tant espéré des énergies fossiles qui s’épuisent? Comme toutes les solutions « miracles », elle semble cacher une part d’ombre et d’inconnu dont les décideurs semblent s’affranchir, préférant l’utopie cornucopienne au renoncement de la croissance.

UN ENGOUEMENT MONDIAL, FORTEMENT RELAYÉ

En 2019, un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a été l’un des premiers à mettre en exergue l’élan international, politique et économique autour de l’hydrogène. Enjoignant les gouvernements et les investisseurs à en faire « un élément important de notre avenir énergétique propre et sécurisé » (Birol, 2019)3Propos du Dr Fatih Birol, directeur général de l’AIE. Extrait de la présentation du rapport « L’avenir de l’hydrogène : saisir les opportunités d’aujourd’hui » réalisé en 2019, à la demande du Japon, alors à la présidence du G20. Site internet de l’AIE. Récupéré de https://www.iea.org/reports/the-future-of-hydrogen., ce rapport a souligné que les technologies de production étaient matures, indiquant le vaste potentiel de développement de la filière. 

Si certains pays comme le Japon, l’Allemagne ou la France avaient déjà manifesté un regain d’intérêt pour l’hydrogène dès le milieu des années 2010, ce rapport semble avoir donné un véritable coup d’accélérateur aux projets. Pour l’illustrer, le plan « hydrogène vert », présenté en 2018 par le ministre français de l’Écologie en place, Nicolas Hulot, prévoyait une allocation de 100 M€ sur 10 ans (environ 150 M $ CAD) pour développer la filière. En 2020, soit seulement deux ans plus tard, l’enveloppe est passée à 7 G€ sur 10 ans, soit 70 fois plus! 

La même surenchère est observée dans la majorité des pays, que ce soit ceux du Nord global, mais aussi dans de nombreux pays du Sud global, notamment en Asie (en Chine et Corée du Sud), en Amérique du Sud (Brésil, Chili, Argentine) ainsi qu’au Moyen-Orient, où l’Arabie Saoudite se positionne déjà comme un acteur majeur4Favennec J.-P. (11 mars 2021). « Monde d’après (le pétrole). L’Arabie saoudite a un plan audacieux pour prendre le contrôle du marché à 700 milliards de l’hydrogène ». Récupéré de https://atlantico.fr/article/decryptage/l-arabie-saoudite-a-un-plan-audacieux-pour-prendre-le-controle-du-marche-a-700-milliards-de-l-hydrogene-petrole-revolution-investissements-jean-pierre-favennec, anticipant une raréfaction des ressources pétrolières. Ainsi, les feuilles de route s’accumulent, fixant des objectifs nationaux plus ou moins ambitieux, articulés autour de quatre applications principales : production d’électricité et de chaleur pour les bâtiments, décarbonation de procédés industriels, mobilité et applications « de niche » comme l’alimentation énergétique de sites non connectés au réseau électrique.

En Europe, le développement de la filière est l’un des piliers du Green deal5Pacte vert pour l’Europe (validé le 15 janvier 2020), constitué d’une loi sur le climat et de mesures de subventions pour les projets destinés à la transition énergétique et l’environnement. Environ 470 G€ seront consacré au développement de la filière. voté en janvier 2020, dont l’Allemagne est le principal soutien. De ce côté de l’Atlantique, aux États-Unis, la production d’électricité décarbonée est l’un des axes majeurs de l’Hydrogen Program Plan, document-cadre publié par le Département de l’énergie en novembre 2020, qui met l’emphase sur les nouveaux procédés technologiques permettant de produire de l’hydrogène « bas carbone », notamment à travers un couplage de sa production à des centrales nucléaires6Merlin C. (4 mars 2021). « Le couple nucléaire-hydrogène aux États-Unis, une romance en devenir? » Récupéré de https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/edito-energie/couple-nucleaire-hydrogene-aux-etats-unis-une-romance

Le gouvernement fédéral du Canada, persuadé du rôle majeur que peut prendre le pays dans le domaine7Guzun V., Drost A. et P. Balabuch (5 février 2021). « Stratégie canadienne relative à l’hydrogène : un cadre ambitieux pour une économie de l’hydrogène prospère ». Récupéré de https://www.blakes.com/perspectives/bulletins/2021/strategie-canadienne-relative-a-l-hydrogene-nbsp; -un-cadre-ambitieux-pour-une-economie-de-l-hydroge, a dévoilé en décembre 2020 un plan stratégique de 1.5 G$8 Ibid., fortement relayé par la presse9Gouvernement du Canada. (décembre 2020). « Stratégie canadienne pour l’hydrogène : Saisir les possibilités pour l’hydrogène ». Disponible https://www.rncan.gc.ca/changements-climatiques/strategie-relative-lhydrogene/23134?_ga=2.230629084.1198298404.1612298868-1880799273.1612298868. Enfin, au Québec, l’hydroélectricité représente un atout stratégique10Roy, J. et M. Demers (2019). La filière de l’hydrogène : un avantage stratégique pour le Québec. Rapport publié par la coalition Hydrogène Québec. Récupéré de https://hydrogene.quebec/pdf/La%20fili%C3%A8re%20de%20l’hydrog%C3%A8ne_un%20avantage%20strat%C3%A9gique%20pour%20le%20Qu%C3%A9bec.pdf dans le développement d’une filière d’hydrogène « vert »11Tanguy P., Fradette L., Chaouki J., Neisiani M., et O. Savadogo (2020). Potentiel technico-économique du développement de la filière de l’hydrogène au Québec et son potentiel pour la transition énergétique – Volet C : Propositions pour le déploiement de l’hydrogène vert au Québec. Rapport préparé pour Transition énergétique Québec. Polytechnique Montréal, 30 p.  Récupéré de https://transitionenergetique.gouv.qc.ca/expertises/hydrogene. D’ailleurs, une première action concrète du « Plan pour une économie verte en 2030 » a été d’allouer cette année 15 M$ pour « soutenir des projets d’innovation dans ce domaine »12Ministère de l’énergie et des ressources naturelles (18 janvier 2021). Stratégie québécoise de l’hydrogène vert. « Le Gouvernement du Québec alloue 15 M$ pour soutenir le développement de la filière de l’hydrogène vert ». Récupéré de https://www.newswire.ca/fr/news-releases/strategie-quebecoise-de-l-hydrogene-vert-le-gouvernement-du-quebec-alloue-15-m-pour-soutenir-le-developpement-de-la-filiere-de-l-hydrogene-vert-815893459.html, prémices d’une stratégie plus large dédiée à la question de l’hydrogène « vert » et des bioénergies. 

Cet engouement pour l’hydrogène (surtout l’hydrogène « propre ») est bien entendu encouragé par de nombreux lobbies et groupes d’intérêts. Composés d’industriels13Plusieurs groupes sont très actifs. En Europe, on peut citer l’European Clean Hydrogen Alliance, qui réunit deux fois par an ses 1400 membres actuels dans l’European Hydrogen Forum dont le prochain est prévu en juin 2021. Au Canada, l’Association Canadienne du Gaz ainsi qu’Hydrogène Québec sont très actifs sur le sujet, finançant de nombreuses publications. Au niveau mondial l’Hydrogen Council, un lobby créé en 2017 à la suite du 47e forum économique de Davos, comptait à ses débuts 13 membres parmi les plus poids lourds de l’énergie. Il compte en 2021 plus d’une centaine de membres répartis dans le monde entier, principalement des géants industriels (transport, énergie, pétrochimie) et des banques., d’experts scientifiques14On peut évoquer ici plusieurs études récentes de l’International Renewable Energy Agency (IRENA), du Word Energy Council (WEC), des experts scientifiques de l’union Européenne ou encore de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) au Québec. et d’universitaires travaillant en partenariat avec les pouvoirs publics, ils voient en cette énergie du futur une ressource formidable et un excellent moteur de croissance. En effet, « l’économie hydrogène »15Global Shift Institute. (1er mars 2021). « Vers une économie de l’hydrogène ? ». Récupéré de https://www.globalshift.ca/vers-une-economie-de-lhydrogene/ est en forte progression et son potentiel financier, estimé à 700 G$ US par an en 205016 Mathis W. (1 novembre 2020). « Hydrogen Wars’ Pit Europe v. China for $700 Billion Business » Récupéré de https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-11-01/-hydrogen-wars-pit-europe-v-china-for-700-billion-business par l’agence Bloomberg, attire les investisseurs. Sans oublier que cette initiative est relayée par une couverture médiatique très large et plutôt favorable, comme en témoignent les nombreux articles et publications parus sur le sujet au cours des trois dernières années, dont l’objectif semble être l’acculturation des citoyens à cette « révolution » énergétique17De Perthuis C. (9 septembre 2020). « L’hydrogène sera vraiment révolutionnaire s’il est produit à partir des renouvelables » Récupéré de https://theconversation.com/lhydrogene-sera-vraiment-revolutionnaire-si-il-est-produit-a-partir-des-renouvelables-145804

Mais si l’intérêt au niveau politique, scientifique et industriel est indéniable, un rapide retour en arrière sur l’histoire de ce gaz et les tentatives de commercialisation pour un usage quotidien jettent le doute sur le succès de son déploiement à grande échelle. 

L’amnésie collective autour de la « solution » hydrogène

L’hydrogène (H) est l’atome le plus répandu dans l’univers. Sous forme de dihydrogène (H2), c’est un gaz dont les potentialités énergétiques et les propriétés physiques représentent un substitut crédible des carburants fossiles. Très peu disponible à l’état naturel18Quelques gisement ont été découverts au fond des océans et dans les zones de faille active, où l’H2 est mélangé à des émanations de gaz volcaniques, mais également en Russie, dans la croûte continentale ou encore au Mali, qui dispose d’une source d’hydrogène très pur, à 98 %., il est nécessaire de le produire à partir d’autres ressources pour en disposer. Pouvant être stocké après avoir été produit à partir d’électricité (dans des cuves spéciales à cause de sa forte volatilité), il offrirait une solution idéale pour pallier l’intermittence des sources d’énergie renouvelables, comme le photovoltaïque ou l’éolien. 

De plus, liquéfié ou compressé, il peut être transporté (via des pipelines par exemple) pour servir de source d’énergie à un endroit différent du lieu de production, avec très peu de pertes : c’est en ce sens qu’on le qualifie de « vecteur énergétique ». On peut ensuite l’utiliser soit directement comme carburant (pour produire de la chaleur ou de la force motrice), soit pour produire de l’électricité à l’aide d’une pile à combustible (PAC). Enfin, lors de sa combustion, il ne rejette que de l’eau, ce qui en fait une source d’énergie compatible avec les objectifs de décarbonation, sur le papier tout du moins.

Mis en évidence par le chimiste suisse Paracelse au début du XVIe siècle, dont les travaux seront repris au XVIIIe siècle par Henry Cavendish, il est obtenu dans un premier temps en faisant réagir des métaux (zinc, fer) avec de l’acide sulfurique. Antoine Lavoisier présente ce « gaz inflammable » en 1783 à l’Académie des sciences de Paris, sous le nom d’hydrogène, du grec « formeur d’eau » et ce n’est qu’en 1800 que la production de ce gaz par électrolyse19On sépare les molécules d’eau (H2O) en deux parties : l’H et l’O. Il sera formé de l’H2 et de l’O2 par recombinaison moléculaire. Il faut un peu plus d’1 KWh d’électricité pour fabriquer l’équivalent d’1KWh d’H2 à cause des quelques pertes énergétiques liées à la transformation chimique. Lors de la retransformation en électricité, le rendement total chute à 32 % (soit 0.33 kWh) et doit donc être fortement amélioré pour représenter une solution efficace. de l’eau est réalisée pour la première fois. 

On la doit à deux autres chimistes, William Nicholson et Sir Anthony Carlisle. Alors qu’ils laissent tomber dans l’eau les conducteurs d’une pile électrique inventée par Alessandro Volta la même année, ils identifient la présence de deux gaz, l’oxygène et l’hydrogène, formés autour des pôles de la pile. Ce procédé ayant pour principal défaut de nécessiter une grande quantité d’électricité, peu disponible à cette époque, déjà les industriels lui préfèrent une production à partir de la pyrolyse du charbon dans des usines à gaz (gazéification) : brûlé à très forte température, ce dernier se décompose en gaz de houille, composé à 50 % d’H2. Les autres gaz produits sont majoritairement du méthane et du monoxyde de carbone, principaux responsables de l’effet de serre tant décrié. 

Dès le XIXe siècle, l’hydrogène est intégré dans de nombreuses innovations technologiques et procédés industriels. Dans la mobilité tout d’abord. Étant bien plus léger que l’air, il sert à gonfler les ballons puis les dirigeables. Mais sa très forte inflammabilité est un problème et après le tragique événement du zeppelin Hindenburg en mai 1937, il est totalement abandonné pour cette utilisation « grand public ». 

Puis rapidement, les inventeurs perçoivent son potentiel énergétique. En 1807, le premier moteur à combustion interne, inventé par François Isaac de Rivaz, est conçu pour fonctionner à l’hydrogène (en réalité, au gaz de houille). La pile à combustible (PAC) quant à elle est une technologie mature. Inventée en 1845 par William Robert Grove, c’est un modèle plus « élaboré » (développé par Francis T.Bacon) qui servira aux premières missions spatiales Apollo dans les années 60. 

Présentant un fort potentiel énergétique, l’hydrogène a longtemps été couplé au méthane dans le gaz de ville, pour alimenter l’éclairage public. Dans les années 70, des études sur l’hydrogène comme source d’énergie et stockage d’électricité issue d’énergie solaire sont réalisées, notamment aux États-Unis, en prévision de la fin des ressources d’hydrocarbures. L’hydrogène y est pour la première fois envisagé comme une solution énergétique viable et « l’économie de l’hydrogène » prend forme, popularisée dans les années 2000 par l’essayiste et prospectiviste économique américain Jérémy Rifkin, dans un livre paru en 200220Rifkin J. (2002). L’économie hydrogène : après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique. Paris : La Découverte, 334 p.

Différentes études et initiatives ont ensuite été lancées durant les années 70 et 80 (notamment financées par l’International Gas Association for Hydrogen Energy), dans le secteur de la mobilité. Puis de nouveau dans les années 2000 avec le lancement de programmes et d’ateliers organisés par l’International Partnership for Hydrogen Economy Développement21Jammes L. (2021) « Regards croisés sur les feuilles de route hydrogène de trois pays : le Canada, le Japon et la France. Quels enseignements? » dans Transition énergétique bas carbone (et hydrogène) : quelles politiques? VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 34. consulté le 29 mai 2021. Récupéré de http://journals.openedition.org/vertigo/30135, dont font partie le Canada et la France. La recherche a abouti à l’amélioration des PAC et au prototypage de véhicules à hydrogène (notamment par BMW), persuadés que la filière avait un grand potentiel. Mais la crise économique de 2008, les coûts technologiques exorbitants et le manque de maturité des réseaux de distribution ont freiné fortement les développements. L’hydrogène est resté un bruit de fond dans le mix énergétique, jusque récemment.

Un obstacle majeur : la production décarbonée

En 2019, environ 120 millions de tonnes d’H2 ont été produites et consommées dans le monde22Sönnichsen N. (26 janvier 2021) « Global hydrogen production and use by sector 2019 » Récupéré de https://www.statista.com/statistics/1199339/global-hydrogen-production-and-consumption-by-sector/#:~:text=Natural%20gas%20is%20the%20main,at%2038%20million%20metric%20tons et sa fabrication est pour le moment encore très dépendante des énergies fossiles. Pour faciliter les échanges commerciaux, on distingue plusieurs « couleurs » d’hydrogène, en fonction de son mode de fabrication : gris, bleu, jaune ou vert23Deboyser B. (28 octobre 2020). « Hydrogène : vous le voulez vert, bleu, gris, jaune ou nature ? ». Récupéré de https://www.revolution-energetique.com/hydrogene-vous-le-voulez-vert-bleu-gris-jaune-ou-nature. Elles n’ont pas toutes le même impact environnemental et c’est là une des premières objections que l’on peut faire : l’hydrogène actuellement commercialisé est responsable d’externalités négatives non négligeables si on prend en compte la totalité de son cycle de vie. Pour que ce vecteur représente une option pertinente pour la transition énergétique, il faut que sa production soit décarbonée.

Le plus répandu est l’H2 « gris » qui représente 95 % de la production mondiale. Il est obtenu par vaporeformage : on chauffe à très haute température (entre 700 °C et 1100 °C) du gaz naturel (essentiellement composé de méthane, 6 % de son utilisation annuelle globale) ou du charbon, avec de la vapeur d’eau. La réaction forme de l’hydrogène et du monoxyde de carbone, qui en présence d’un excès de vapeur d’eau, s’oxyde de nouveau, se transformant en dioxyde de carbone (CO2). Ce procédé permet de produire de l’H2 abordable (autour de 1,5 $ CAD le kilo), mais se révèle très polluant et son coût risque de fortement augmenter sous l’effet de l’augmentation du prix de la « taxe carbone ». En effet, on estime que pour la production d’une tonne d’hydrogène, entre 9 et 19 tonnes de CO2 sont dégagées24Les émissions sont de 9-10 tonnes de dioxyde de carbone par tonne d’hydrogène (tCO2 / tH2) provenant du gaz naturel, 12 tCO2 / tH2 provenant de produits pétroliers et 19 tCO2 / tH2 provenant du charbon. Rapport AIE (2019) Récupéré de https://www.iea.org/reports/the-future-of-hydrogen. en fonction de l’hydrocarbure utilisé, représentant environ 2 % des émissions de CO2 mondiales25Soit environ 830 millions de tonnes de CO2 rejetées en 2019, l’équivalent des rejets de la Grande Bretagne et de l’Indonésie cumulés. Transitions énergie. La rédaction (30 avril 2020). « L’hydrogène peut-il remplacer le pétrole? ». Récupéré de https://www.transitionsenergies.com/hydrogene-remplacer-petrole/ en 2019. 

Dans l’ordre décroissant, on trouve ensuite l’H2 « bleu », dont la part est en constante augmentation. Dans ce cas, une partie du CO2 est captée lors de la production par séquestration, mais cette technique ajoute un coût supplémentaire à la production (estimé à 50 %)26Op. Cit.. Elle est de plus en plus utilisée par les industriels, conscients que pour stimuler l’économie de l’hydrogène, au-delà du coût de revient, c’est l’impact environnemental associé qu’il faut diminuer. 

Mais le procédé plébiscité est l’électrolyse de l’eau. Ce procédé de fabrication n’émet pas de CO2 et comme la combustion de l’hydrogène non plus, c’est ce cycle vertueux qui est aujourd’hui mis en avant. Ici, c’est la provenance de l’électricité utilisée qui est importante. Si cette dernière est d’origine nucléaire, l’H2 produit est alors « jaune » ou « fluo ». Si elle est issue d’énergies renouvelables, il est « vert », mais sa part ne représente encore qu’environ 1 % du volume total produit chaque année et il reste très cher à produire (entre 5 et 7 $ CAD le kilo)27Op. Cit.; rien qui ne justifie donc l’engouement observé28Jancovici J.-M. (1er octobre 2020). « Sus à l’Hydrogène ». Récupéré de  https://jancovici.com/publications-et-co/articles-de-presse/sus-a-lhydrogene

Malgré les avancées technologiques récentes, l’impact environnemental de la production d’hydrogène reste très important comme le confirme une étude très récente de l’institut de Potsdam sur la recherche de l’impact climatique29Ueckerdt, F., Bauer, C., Dirnaichner, A., Everall, J., Sacchi, R. et G Luderer, G. (mai 2021). Potential and risks of hydrogen-based e-fuels in climate change mitigation. – Nature Climate Change. Consultée le 03 juin 2021. Récupéré de https://publications.pik-potsdam.de/pubman/faces/ViewItemOverviewPage.jsp?itemId=item_25599. Et cela même avant de considérer les travaux titanesques nécessaires pour développer quasiment ex nihilo les installations, les usines, le réseau de distribution, etc. car l’amorce de transition nécessite des investissements colossaux.

Un développement coûteux et destructeur sur le plan écologique 

Pour s’imposer durablement dans le mix énergétique mondial et notamment l’électrification, l’hydrogène vert (ou propre) nécessitera une augmentation considérable30Selon le rapport de l’AIE il faudrait multiplier par 11.000, d’ici 2080, la capacité de production électrique via des piles à hydrogène, pour passer de 0,3 gigawatt à 3300 gigawatts. des moyens de production dont de puissants électrolyseurs et beaucoup… d’électricité. En effet, l’électrolyse est très énergivore, ce qui augmente le besoin énergétique global au lieu de le réduire, aggravant notre situation face au risque de pénurie et nourrissant la spirale négative du « système technicien »31Selon Jacques Ellul, l’être humain est désormais dominé par le « système technicien ». Nous devenons les instruments de nos machines. La recherche d’une ressource permettant de perpétuer notre mode de vie aveugle notre raison et peut avoir des conséquences pires que les maux qu’on essaye de réduire., aveuglant, dénoncé par Jacques Ellul. 

Par ailleurs, le faible rendement de la production (entre 30 % et 55 % de l’énergie totale est perdue)32Op. Cit. participe à un gaspillage énergétique dont on pourrait évidemment se passer, injuste vis-à-vis des générations actuelles et futures. Cela comprend les pertes liées à la fabrication, au stockage, puis celles liées au mauvais rendement des PAC (environ 30 %), nécessaires pour retransformer cet hydrogène en électricité. En admettant que l’efficience des procédés de fabrication et les technologies s’améliorent, on risque d’être encore loin du compte. Pour remplacer de manière universelle les hydrocarbures, il faut donc que la production d’hydrogène soit basée sur des énergies renouvelables. Seule la gestion des pics de production des énergies renouvelables33Martin L. (16 décembre 2020). « L’hydrogène, le nouvel eldorado énergétique au Canada? » Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1757487/strategie-canadienne-hydrogene-transition-energetique justifie un tant soit peu ce gaspillage. Mais cette solution présente d’autres problèmes.

En effet, la fabrication des électrolyseurs et des PAC nécessite d’importantes ressources abiotiques (notamment le platine ou le nickel servant de catalyseur, entourant les électrodes) extraites dans des régions du globe où les conditions de vie et de travail, ainsi que les considérations écologiques, sont parfois très loin de nos standards. L’importation massive de ces matières premières perpétue l’extractivisme indispensable34Selon Philippe Bihouix, l’hydrogène ne peut être une solution globale à la dépendance énergétique. Par ailleurs, selon lui, on ne fait que déplacer le problème de la pollution à l’extérieur des villes. Propos recueillis par le mouvement « le colibri » en 2018. Récupéré de https://www.colibris-lemouvement.org/magazine/vraiment-vertes-energies-renouvelables aux énergies renouvelables. Cette délocalisation des externalités négatives représente l’une des injustices communes aux technologies « vertes » : on extrait les ressources ailleurs, permettant de contenir ici les niveaux d’émission de GES et notre consommation d’énergies fossiles. 

L’enjeu écologique induit par cet extractivisme est à lui seul un sujet de préoccupation majeur, car sans ces métaux ni les PAC ni les hydrolyseurs, fonctionnant grâce à des technologies similaires, ne pourraient être construits. Or, l’hydrogène ne représente encore qu’environ 2 % de la demande énergétique mondiale. Mais dopée par les subventions publiques, sa part augmente, ce qui risque d’induire une hausse de la demande en ressources abiotiques, par ailleurs déjà en cours. 

Dans tout marché, il faut des débouchés permettant de rentabiliser les investissements et justifier la mise à l’échelle projetée. Les clients sont-ils prêts à « consommer de l’hydrogène »? Rien n’est moins sûr. L’intérêt des industriels est donc de stimuler la demande, notamment dans un secteur, celui de la mobilité, même s’il ne représentait que moins de 0.01 % de la consommation d’H2 en 201935Op. Cit. selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). 

La voiture à hydrogène : un symbole populaire pour convaincre

Si les principaux débouchés de l’hydrogène sont actuellement essentiellement industriels, dans la fabrication d’engrais, d’ammoniac ou le raffinage d’hydrocarbures, son adoption populaire pourrait s’appuyer sur un objet sacralisé parmi tous : la voiture. 

En effet, le secteur des transports est l’un des plus polluants dans le monde : selon l’AIE, en 2019, 25 % des émissions de GES lui ont été attribués, dont la majeure partie (75 %) au transport routier de fret et de passagers36Tracking transport 2020, https://www.iea.org/reports/tracking-transport-2020. Certes, ces chiffres ne sont que des estimations, mais ils illustrent un phénomène bien réel et une tendance haussière qu’il faut stopper. C’est à travers cette brèche que les promoteurs de l’hydrogène comptent implanter leur modèle et convertir l’opinion, car en théorie il représente un avantage majeur pour la décarbonation de la mobilité, notamment urbaine. Mais est-ce réaliste? 

Une voiture à hydrogène, c’est en fait une voiture électrique, dont l’électricité ne provient pas de batteries, mais est produite dans une PAC grâce au gaz stocké dans un réservoir spécial. Elle présente plusieurs avantages37Afhypac. (révision de septembre 2019). Fiche 4.2 « stockage de l’hydrogène sous forme de gaz comprimé ». Memento de l’hydrogène. Récupéré de http://www.afhypac.org/documents/tout-savoir/Fiche%204.2%20-%20Stockage%20hydrog%C3%A8ne%20comprim%C3%A9_rev%20sept%202019%20TA-PM.pdf : recharge rapide (en 5 minutes) dans une station dédiée, autonomie très correcte, soit environ 500 à 600 km avec un plein de 4 à 5 kilos de H2 pour les voitures actuelles. Au Japon, en Corée du Sud et en Chine, les véhicules individuels à hydrogène se multiplient. Mais ils restent chers (le prix d’un véhicule léger38Sans compter le coût de revient d’un plein d’hydrogène vert, autour de 60 $ CAD pour 500 km, s’il est fabriqué dans la station à partir d’énergies renouvelables, seul scénario vraiment écologique. à PAC se situe autour des 70 000 $, dont 30 000 $ juste pour la PAC) et rencontrent des problématiques d’approvisionnement en énergie. En effet, il ne suffit pas de construire le véhicule, encore faut-il pouvoir l’utiliser pour les usages quotidiens. Il faut donc déployer un réseau de distribution, des stations-service, des lieux de stockage sécurisés, une maintenance dédiée… Et les coûts sont faramineux : par exemple, une station-service d’hydrogène (produisant sur place entre 50 kg et 300 KgH2/jour, soit de quoi alimenter environ une centaine de véhicules) est estimée à 2,5 M $ CAD39Op. Cit.

Par ailleurs, est-il vraiment plus écologique de rouler à l’hydrogène? Si l’on en croit les travaux menés sur le sujet, pas vraiment. Pour l’illustrer, une étude sur l’écobilan des voitures à PAC menée en 2015 par le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (en allemand Eidgenössische Materialprüfungs und Forschungsanstalt, ou Empa) révèle qu’en faisant l’analyse du cycle de vie complet (ACV – de la production au recyclage, y compris le carburant utilisé) une petite voiture à hydrogène aurait le même impact écologique qu’une voiture de sport luxueuse, soit l’équivalent d’une consommation de 12 l/100 km, lorsque la même voiture à essence aurait une consommation supposée de 6.1 l/100 km (et électrique 6.4 l/100 avec le mix de courant européen)40Klose R. (2015). « Les piles à combustible sont-elles écologiques? Pas toujours ! ». Récupéré de https://www.empa.ch/fr/web/s604/brennstoffzellen

Cette étude datant de 2015, des progrès ont dû être réalisés… mais pas au point de tout miser sur ce débouché. En effet, en France, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a publié en 2020 une étude sur l’ACV d’un véhicule à hydrogène léger de type berline : sa contribution au réchauffement climatique n’est que 5 % inférieure à celle d’une voiture à essence lorsque l’hydrogène consommé provient de vaporeformage… soit encore la majorité de sa production41Stoffregen A., Bodineau L., QuerleuC. et H. Teulon. (2020). Analyse du Cycle de vie relative à l’Hydrogène et usages en mobilité légère. Rapport pour l’Agence de la transition énergétique. ADEME.

Compte tenu de ses prix de fabrication et du prix « à la pompe », la voiture individuelle à l’hydrogène reste, dans l’état actuel des choses, peu envisageable à grande échelle. Par ailleurs, deux chiffres peuvent à eux seuls faire oublier l’auto à hydrogène pour « monsieur Tout-le-Monde » : 1,32 milliard et 13 000. Le premier représente le nombre estimé de véhicules en circulation sur la planète en 201642Petit S. (17 octobre 2017). « Le parc automobile mondial a augmenté de 4,6 % en 2016 ». Récupéré de https://wardsintelligence.informa.com/WI058630/World-Vehicle-Population-Rose-46-in-2016 et le deuxième, c’est le nombre de véhicules à hydrogène en circulation fin 2018. Soit un rapport de 1 pour 100 000! Même si l’estimation la plus optimiste de l’Hydrogen Council de 430 M de véhicules à hydrogène en 2050 se réalise43Hydrogen Council. (novembre 2017). Hydrogen scaling up: A sustainable pathway for the global energy transition. p.29. Récupéré de https://hydrogencouncil.com/wp-content/uploads/2017/11/Hydrogen-scaling-up-Hydrogen-Council.pdf, on sera loin du compte. Sans oublier les ressources abiotiques (métaux, plastiques, etc) nécessaires à leur fabrication et considérant que l’hydrogène consommé reste vert… sinon, quel est l’intérêt? En effet, dans les ACV, c’est surtout la provenance de l’hydrogène qui impacte le bilan carbone. 

Par honnêteté intellectuelle, il faut préciser qu’il existe des débouchés plus réalistes dans le domaine du transport de fret et de la mobilité longue distance, dans lequel les véhicules électriques ne présentent que peu d’intérêts, que cela soit en termes de performances ou en raison de la relativement faible autonomie des batteries. Ici, la critique se situe sur les capacités à produire de l’hydrogène propre en quantité suffisante avec des procédés respectueux de l’environnement, face à l’évolution de la demande. Cette dernière a déjà triplé depuis 1975 et selon les experts de L’AIE, d’ici 2050 environ 30 % de l’énergie pourrait provenir de l’hydrogène44Op. Cit. p.18.

Cela stimule l’économie, mais est-ce soutenable face à une demande globale en énergie qui continue d’augmenter? Car en cas de succès, il faudrait aussi prendre en compte l’effet rebond qui pourrait advenir; en prônant les vertus de l’hydrogène, le consommateur final pourrait implicitement avoir le sentiment d’agir pour la planète en consommant une énergie « verte » et être moins regardant à la dépense, accélérant le cycle infini de la fuite en avant technologique pour contrer les effets de nos actions.

La fin justifie-t-elle toujours les moyens?

Une nouvelle étude de l’AIE parue en 202145Agence internationale de l’énergie. (2021). Financement des transitions énergétiques propres dans les économies émergentes et en développement. AIE. Paris. Récupéré de https://www.iea.org/reports/financing-clean-energy-transitions-in-emerging-and-developing-economies a démontré que l’objectif de neutralité carbone ne pourrait être atteint qu’en remplaçant durablement les hydrocarbures dans le mix énergétique mondial. Il semblerait donc que l’hydrogène fasse partie des solutions. Mais malgré la multiplication des travaux de recherche, il n’est pas assuré que ce sera un jour le carburant écologique tant espéré, ce qui aggrave encore l’injustice intergénérationnelle : les investissements actuels servent potentiellement des projets non climato-compatibles, à fonds perdu. 

Lorsqu’on regarde le potentiel de cette filière, l’impression ressentie est que l’on inverse la fin et les moyens. L’hydrogène est présenté comme la technologie de rupture permettant enfin le découplage tant espéré par les économistes et la fin de la dépendance au pétrole. L’injection massive de capitaux (publics et privés) et les améliorations technologiques ont un effet très stimulant et galvanisant, ouvrant la voie à une filière économique et énergétique très prometteuse. Cela explique peut-être l’intérêt soudain pour ce gaz, y compris chez les investisseurs boursiers46Kuczynski E. (2 février 2021). « L’hydrogène enflamme la Bourse : gare à la bulle spéculative ». Récupéré de https://fr.businessam.be/lhydrogene-enflamme-la-bourse-gare-a-la-bulle-speculative/ : il devient à leurs yeux une simple marchandise à échanger, à l’image du pétrole, sujet aux bulles spéculatives. 

Mais en perpétuant cette approche dogmatique et technocentrique des problématiques environnementales, il semblerait aujourd’hui que les plans stratégiques et les projets entrepris se concentrent avant tout sur le développement des énergies « vertes » dont fait partie l’hydrogène. Pressés par une vague d’écologistes et une prise de conscience populaire, les promoteurs de l’hydrogène semblent oublier le véritable problème, qui est que les ressources s’épuisent et que l’activité humaine tend à détruire notre planète. 

L’hydrogène devient un symbole rendant possible le statu quo, sans renoncer à la sacro-sainte croissance économique. Il sert totalement les intérêts économiques en proposant aux marchés un nouvel eldorado47Couëdic H. (9 septembre 2020). « Bourse : l’hydrogène, le nouvel eldorado des investisseurs ». Récupéré de https://www.lerevenu.com/bourse/bourse-lhydrogene-le-nouvel-eldorado-des-investisseurs, une pluie de subventions et favorise la création d’emplois (surtout qualifiés) : la raison économique l’emporte encore. Déployée dans une approche top-down, cette solution vise à rassurer les citoyens quant à l’atteinte des objectifs de décarbonation du monde thermo-industriel et l’alternative de l’après-pétrole. 

Mais pour quels besoins? Ne devrait-on pas, à minima, concentrer les efforts vers une amélioration de l’efficacité du système énergétique actuel, dont les technologies sont existantes et éprouvées, et conserver de la clairvoyance dans le déploiement de la filière hydrogène, tel que le prône l’association Negawatt48Association négaWatt. (septembre 2020). Développer l’hydrogène : pourquoi et comment? 4 p. Récupéré de  https://www.negawatt.org/IMG/pdf/200909_note_developper-lhydrogene_pourquoi-et-comment.pdf? Ou encore, aller plus loin en ouvrant un débat démocratique sur la transition énergétique49Sur ce point, j’ai découvert le travail de Frédérick Lemarchand et des chercheurs associés alors que je travaillais à la deuxième version du présent texte. De nombreuses convergences, notamment sur l’importance de la « mise en démocratie » du débat autour de la transition énergétique et les usages de l’hydrogène m’ont conforté dans mon analyse. Lemarchand F. (avril 2021). « La place de l’imaginaire technique dans la transformation de systèmes sociotechniques ». Dans Transition énergétique bas carbone (et hydrogène) : quelles politiques? Vertigo, la revue électronique en sciences de l’environnement. Hors-série n° 34. Consulté de 02 juin 2021. Récupéré de https://journals.openedition.org/vertigo/29985 et envisager la réduction de notre consommation?

Au Québec, où l’électricité est majoritairement d’origine hydroélectrique, l’hydrogène (vert, bien entendu), peut jouer un rôle dans le mix énergétique participant à la réduction des émissions de GES dans certaines portions de l’industrie. Mais cette situation particulière est loin d’être un cas général et il me paraît évident que l’adoption universelle de ce gaz en remplacement des énergies fossiles relève bien d’une utopie dans la perspective de la décroissance. Que ce soit en termes de production à grande échelle, de système de distribution ou encore de débouchés pour une utilisation courante et abordable, la réalité est que malgré les avancés actuelles et l’engouement économique et politique observés, l’hydrogène est encore loin de présenter toutes les caractéristiques du champion dont on fait aujourd’hui l’éloge. 

Face à l’accélération soudaine autour de LA solution hydrogène promue par des personnalités influentes telles que Jeremy Rifkin, des voix dissidentes plutôt bien informées se font entendre, notamment en France, comme celles de Jean-Marc Jancovici50Fondateur du Shift Project, un Think tank influent sur la transition écologique et co-inventeur du bilan carbone personnel. Ressources sur https://theshiftproject.org/. Aux grandes annonces s’accolent aujourd’hui des discours plus prudents, venant du monde politique51En France, un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (avril 2021) met l’emphase sur les nombreux freins quant à la mise en place d’une stratégie hydrogène « totale », où l’hydrogène s’impose comme produit de substitution face aux hydrocarbures, tout en concevant l’H2 comme un produit complémentaire à intégrer au mix énergétique actuel. Disponible sur http://www.senat.fr/rap/r20-536/r20-5361.pdf ou industriel52En mars 2021, Herbert Diess, le PDG de Volkswagen confiait au Financial Times qu’investir dans la course aux véhicules à hydrogène « n’est pas une solution pour résoudre le problème des émissions de CO2 », « pas même dans 10 ans » considérant que la voiture électrique, dont la technologie s’améliore, représente l’avenir. Sur ce sujet, il a été rejoint par d’autres personnalités influentes du monde des constructeurs automobile, dont Elon Musk, acquis à la cause de longue date. Deluzarche C. (31 mai 2021). « Voiture à hydrogène : Elon Musk et le boss de Volkswagen dénoncent une entourloupe ». Récupéré de https://korii.slate.fr/tech/voiture-hydrogene-elon-musk-patron-volkswagen-denoncent-entourloupe-rendement-environnement mettant en perspectives les obstacles majeurs de la filière hydrogène, qui est encore très loin de pouvoir concurrencer les énergies fossiles comme carburant. Un moyen de faire retomber le trop-plein d’espoir ou de mettre dès à présent les gardes fous d’un système qui risque, à terme, de décevoir les plus fervents défenseurs de la cause. 

L’hydrogène est la source d’énergie du soleil et tel Icare, nous continuons de rêver à repousser les limites planétaires, pensant que cette solution miracle sera « la bonne ». Mais la seule solution viable, prônée par de nombreux activistes écologistes et les objecteurs de croissance, c’est la sobriété énergétique. Aussi, le « prix » à payer serait de revoir notre mode de production et de consommation, notre mode de vie capitaliste, en somme. Et cette perspective décroissante ne fait pas rêver. L’utopie, oui, à l’image de cet engouement fervent pour l’hydrogène53Merci à Louis Marion, Estelle Louineau et Philippe Gauthier pour leur relecture et à Sophie Turri pour la mise en page..

Notes[+]

Beigne perdu. À propos de : Kate Raworth, « La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes », Plon, 2018.

Par Yves-Marie Abraham

« Donut Enter » par Clet. Crédit photo: Clet Abraham – Photo sous licence : CC BY-SA 4.0

Comment bâtir un monde plus soutenable et plus juste ? Telle est en substance la question à laquelle s’attaque Kate Raworth dans cet ouvrage. Pour « l’économiste rebelle », ainsi que se plaît à la présenter son éditeur, la solution consiste essentiellement à redéfinir ce que nous appelons l’économie ou, selon un langage à la mode ces temps-ci, à écrire un « nouveau récit économique ». Quel est donc le contenu du « narratif » que nous propose cette ancienne chercheuse chez OXFAM, et quels sont les apports de sa redéfinition de l’économie dans la perspective d’une transition vers des sociétés post-croissance ? C’est à ces deux questions que je me suis efforcé de répondre ici1Je remercie chaleureusement Nicolas Casaux, Philippe Gauthier, Estelle Louineau et Louis Marion pour leurs relectures de ce texte. Un grand « merci » également à Noémi Bureau-Civil pour le travail de mise en ligne..

Vieilles histoires

D’abord, en quoi consiste le « récit » actuel, que Raworth juge périmé ? Dans sa version la plus élémentaire, explique-t-elle, il met en scène essentiellement deux types d’acteurs : les ménages et les entreprises. Les premiers vendent leur force de travail aux seconds, en échange de salaires. Avec cet argent, ils achètent des biens et des services dont ils ont besoin pour vivre et que produisent les entreprises grâce au capital dont elles disposent. Deux autres acteurs viennent médier parfois ces échanges. D’une part, les banques, qui collectent de l’épargne, avec laquelle elles interviennent pour soutenir la production de marchandises (biens et services). D’autre part, les États qui collectent des impôts, puis les dépensent dans diverses activités affectant les échanges entre ménages et entreprises.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 70.

Qu’est-ce qui fait courir ces acteurs ? Tous s’efforcent dans le fond de s’enrichir, pour satisfaire au mieux leurs intérêts propres. La hausse du PIB, autrement dit la hausse continue de la quantité de marchandises (biens et services) produites et vendues au sein de la population concernée, est envisagée comme le meilleur moyen de permettre à chacun et chacune de « maximiser son utilité »2Dans le sens que lui confère l’économie orthodoxe, le mot « utilité » est ici pratiquement synonyme de « satisfaction »., selon la formule canonique de l’économie orthodoxe. Cette croissance est présentée également comme la solution la plus adéquate pour réduire les inégalités qui peuvent parfois émerger entre les acteurs embarqués dans ce carrousel endiablé. De même, elle est la promesse de réussir finalement à entretenir des milieux de vie sains et agréables, même si elle peut se traduire à l’occasion par certaines dégradations sur le plan écologique.

Comment générer cette bienfaisante croissance ? En utilisant de manière toujours plus efficace ces deux facteurs de production que sont le travail humain et le capital accumulé, et cela grâce principalement à l’innovation en général, et à l’innovation technologique en particulier. Quant à cet effort pour gagner constamment en productivité, il est pour l’essentiel spontané. Nul besoin de le provoquer, ni même de le planifier à grande échelle. Suffisent à l’entretenir le souci de chacun d’améliorer sa condition et la concurrence qui règne entre acteurs, pour augmenter leurs chances de s’enrichir via leurs échanges sur le marché.

Quel est le problème de ce « récit », d’après Raworth ? Il s’avère dangereusement chimérique. Cette fameuse course à la croissance en effet ne se traduit pas spontanément par une amélioration du sort de tous les acteurs impliqués, ni par une réduction des inégalités de richesses entre eux, bien au contraire. De même, elle se révèle de plus en plus destructrice sur le plan écologique, au point de rendre plausible l’éventualité d’un effondrement civilisationnel. Pour ces deux raisons, c’est la pérennité même de nos sociétés, voire de l’espèce humaine, qui semble désormais menacée. Par conséquent, soutient Raworth, il est urgent de cesser de continuer à raconter et se raconter cette « histoire » et d’en élaborer une autre.

Nouveau récit

Quelles sont les grandes lignes du récit que l’autrice tente de faire valoir ? L’essentiel, selon elle, est d’abord de rappeler que l’activité économique ne se déroule pas en circuit fermé. Elle dépend étroitement de sociétés humaines, qui elles-mêmes ne peuvent se reproduire que dans le respect des contraintes biophysiques propres à la planète que nous habitons. Autrement dit, l’économie est un « sous-système » du monde social, qui lui-même s’insère dans le monde naturel. L’erreur majeure de la théorie économique standard est de l’avoir en quelque sorte ignoré. Raworth demande avant tout que le « récit économique » intègre ces deux éléments de contexte.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 77.

Par ailleurs, elle réclame que la croissance du PIB ne constitue plus le Graal des acteurs impliqués dans l’aventure. C’est ainsi que l’économiste britannique aboutit à son fameux schéma du « beigne », selon lequel la « vie économique » devrait se déployer dans le respect des limites biophysiques planétaires, d’une part, et de limites sociales, d’autre part. Le donut désigne « l’espace juste et sûr » dans lequel nous devons tenter de vivre ensemble.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 49.

Pour définir les limites écologiques (l’extérieur du beigne), Raworth s’est appuyée directement sur les travaux désormais bien connus d’une équipe de chercheurs en sciences de la Terre, dirigée par Rockström et Steffen3Pour une présentation complète et claire de cette recherche : Boutaud, A., Gondran, N. (2020). Les limites planétaires. Paris : La Découverte.. Après avoir sélectionné neuf composantes clés du « système terrestre », cette équipe a identifié des seuils de modification/perturbation de ces composantes à partir desquels des basculements imprévisibles et potentiellement dévastateurs pourraient se produire au sein du « système ». En ce qui concerne les limites sociales (l’intérieur du beigne), l’autrice s’est inspirée des Objectifs de développement durable fixés par les Nations Unies en 2015, et propose que soient garantis aux humains de quoi satisfaire leurs besoins fondamentaux dans douze domaines (nourriture, santé, éducation, revenus, etc.).

Voilà le cœur de la réponse de Raworth à sa question de départ. Notons toutefois qu’elle réclame également que disparaisse de ce nouveau récit la figure de l’homo oeconomicus, au profit d’un humain certes moins doué en calcul, mais moins systématiquement égoïste et uniquement soucieux de s’enrichir. Au sein du scénario élaboré par les économistes néo-classiques, l’autrice tient par ailleurs à introduire les « communs », au côté des entreprises et du « marché », ainsi qu’à dédiaboliser l’État, dont le rôle doit être considéré comme non seulement nécessaire, mais bénéfique. Enfin, elle invite les économistes à prendre en compte les relations de pouvoir entre acteurs et à aborder les phénomènes économiques non plus en s’inspirant de la mécanique, mais de la théorie des systèmes complexes.

Une économiste très idéaliste

Tout le travail de Raworth est fondé sur un postulat central : le monde dans lequel nous vivons n’est jamais que le produit de la manière que nous avons de nous le représenter, et en particulier des images sur lesquelles nous prenons appui pour ce faire. Les destructions écologiques et les injustices sociales auxquelles l’autrice prétend vouloir s’attaquer sont, à ses yeux et dans une large mesure, la conséquence d’une certaine façon d’envisager la « réalité économique ». Par conséquent, ajoute-t-elle, on ne réglera ces problèmes qu’en développant de nouvelles représentations de cette réalité, et notamment de nouvelles images. D’où celle du « beigne ».

Un tel postulat est tout à fait défendable et respectable. L’idéalisme philosophique dont il procède est au fondement de nombreuses thèses très éclairantes dans le champ des sciences humaines et sociales4Pour lever toute ambiguïté, rappelons que l’idéalisme philosophique désigne le fait non pas de se donner un idéal à atteindre, mais d’attribuer aux idées un rôle prépondérant dans la marche du monde. On oppose habituellement cette perspective à celle du matérialisme, que Marx et Engels définissaient ainsi : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » – Marx, K., Engels, F. (1976). L’idéologie allemande. Paris : Éditions sociales, p. 78. Cependant, Raworth en professe ici une version qui semble tout de même assez simpliste et réductrice. Les « histoires » que nous nous « racontons » en permanence ont, sans conteste, des effets bien réels sur notre monde. Mais, pour que celui-ci se transforme, suffit-il vraiment que nous inventions une nouvelle manière de le penser ? C’est ce que l’autrice suggère ici tout au long de son ouvrage, sans jamais vraiment argumenter sa position, sinon en ressassant sa foi en la puissance des images. En la lisant, on pense aux sarcasmes de Marx et Engels, rappelant aux jeunes hégéliens de leur époque que lorsque l’on est en train de se noyer, travailler à s’enlever de la tête l’idée de la pesanteur ne sera pas d’un grand secours…

Pour la défense de Raworth, force est de constater qu’elle n’est pas la seule militante « progressiste » aujourd’hui à accorder une importance si décisive au fait d’élaborer de « nouveaux récits » ou à parier sur des « narratifs » inédits. Une grande partie de nos « leaders écologistes » les plus en vue actuellement misent sur cette activité pour mettre un terme au désastre en cours. Encore une fois, il n’est pas question de nier que le changement social se joue aussi sur le terrain des idées et des images. Mais, est-ce bien raisonnable de leur conférer un si grand pouvoir, comme le suggère Cyril Dion par exemple, lorsqu’il écrit : « Selon moi, il ne s’agit pas de prendre les armes, mais de transformer notre façon de voir le monde. De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… Ce sont donc par les récits que nous pouvons engager une véritable « révolution »5Dion, C. (2018). Petit manuel de résistance contemporaine : Récits et stratégies pour transformer le monde. Paris : Actes Sud, p. 4.. »

Que signifie un tel idéalisme ? Outre une certaine propension à la pensée magique, il est tentant d’y voir un aveu de faiblesse : à défaut de pouvoir changer le monde que nous subissons, reste la possibilité de changer la conscience que nous en avons. Une stratégie de ce type peut certainement aider à dormir la nuit, mais peut-elle vraiment contribuer à nous aider à en finir avec cette civilisation destructrice et injuste ? N’est-ce pas avant tout une manière de minimiser la gravité de la situation, en évitant de considérer les fondements matériels d’un ordre social que le récit critiqué par Raworth n’a pas créé, mais tout au plus justifié et légitimé ? En attribuant « en grande partie » la responsabilité des problèmes écologiques et sociaux qu’elle prétend vouloir résoudre « aux omissions et aux métaphores erronées d’une réflexion économique périmée » (p. 15), l’autrice ne travaille-t-elle pas surtout à occulter les causes véritables de ces problèmes ?

Une chose est certaine : Raworth ne se demande jamais comment son récit à elle pourrait bien finir par s’imposer. Dans son monde, il n’y pas de luttes idéologiques, ni d’adversaires pour la mener. Les « bonnes » idées s’imposent d’elles-mêmes, par la seule force de la raison, et chassent ainsi les idées « périmées ». Il ne lui vient pas à l’esprit que le récit économique qu’elle prétend remettre en question doive sa puissance au fait qu’il a justifié et légitimé l’ordre capitaliste jusqu’à aujourd’hui. Selon elle, si cet ordre se révèle chaque jour un peu plus injuste et destructeur, c’est simplement parce qu’il n’a pas été suffisamment bien « pensé », « conçu », « designé ». Pas question, en somme, de considérer que ce monde est traversé de contradictions profondes, intrinsèques et bien réelles, que les différents « récits » en présence ne font jamais qu’exprimer ou refléter. Bizarrement, Raworth exige des économistes du XXIème siècle d’intégrer à leurs récits les rapports de pouvoir, mais le sien n’en mentionne aucun6Notons au passage que cette critique de l’idéalisme de La théorie du donut pourrait s’appliquer tout aussi bien à d’autres critiques anglo-saxons de la croissance tels que Tim Jackson et Peter Victor, deux représentants de ce que l’on peut appeler une approche libérale de la décroissance. Mais, il faudrait y consacrer un texte pour le mettre en évidence..

Ce point aveugle de La théorie du donut est d’ailleurs parfaitement mis en évidence par l’économiste Branco Milanovic, dans sa recension de l’ouvrage de Raworth : « A maintes reprises, Kate écrit à la première personne du pluriel, comme si le monde entier avait le même « objectif » : « nous » devons donc nous assurer que l’économie ne dépasse pas les limites naturelles de la « capacité de charge » de la Terre; « nous » devons maintenir les inégalités dans des limites acceptables; « nous » avons intérêt à un climat stable; « nous » avons besoin du secteur des communs. Mais, le plus souvent, dans le monde réel de l’économie et de la politique, il n’y a pas de « nous » qui inclut 7,3 milliards de personnes. Des intérêts de classe et des intérêt nationaux divergents s’affrontent les uns les autres7 Milanovic, B. (2018). « Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist by Kate Raworth ». Brave New Europe. Politics and Economics: Expertise with a radical face, récupéré de : https://braveneweurope.com/doughnut-economics-seven-ways-to-think-like-a-21st-century-economist-by-kate-raworth#comment-373. » Comme quoi, certains collègues au moins de l’autrice ont, contrairement à elle, une claire conscience des luttes qui structurent la réalité économique8Par ailleurs, il est déconcertant de voir Raworth reprocher à la théorie économique orthodoxe d’être trop peu sensible à la complexité et suggérer qu’elle s’ouvre à la théorie des systèmes. Bien que ma connaissance de cette discipline demeure très limitée, il me semble qu’au sein des sciences sociales, les économistes classiques et néoclassiques ont plutôt été des précurseurs en la matière, justement. La question de savoir si c’est une bonne chose ou non est d’un autre ordre. Il reste que les idées de rétroaction, d’auto-régulation, d’auto-organisation, d’effet secondaire, d’équilibre dynamique, que l’on retrouve au coeur des approches systémiques, sont présentes déjà chez les fondateurs de la discipline économique, notamment lorsqu’ils tentent d’appréhender le « fonctionnement » de leur objet fétiche : le marché. Stanley Jevons (1835-1882) par exemple, co-fondateur de l’approche dite marginaliste en économie, a été le premier à identifier ce que nous appelons aujourd’hui « l’effet-rebond » et que l’on peut définir comme toute consommation d’une ressource induite directement ou indirectement par un moyen permettant de réduire la consommation de cette ressource. Il s’agit d’un cas typique de ce que les théoriciens des systèmes nomment une « rétroaction positive », un phénomène que Raworth demande aux économistes du XXIème siècle de prendre en considération…!

Qui a peur du donut ?

On est en droit de se demander par ailleurs dans quelle mesure cette manière d’envisager les « narratifs » comme principale stratégie de changement social pourrait bien inquiéter celles et ceux qui souhaitent aujourd’hui que surtout rien ne change. Dans le « monde libéral », le fait de raconter des « histoires » ne constitue que rarement une menace pour la reproduction de l’ordre en place. Comme le résumait fort justement le regretté Coluche, « La dictature c’est Ferme ta gueule!. La démocratie, c’est Cause toujours! ».

Mais, il est vrai que certains récits peuvent parfois contribuer à bousculer l’ordre des choses. Le Manifeste du parti communiste, par exemple, fut certainement l’un d’entre eux – ce qui est plutôt ironique, puisque ses deux auteurs étaient eux-mêmes très critiques de l’idéalisme philosophique, comme je viens de le rappeler. Par ailleurs, et pour rester dans le même camp idéologique, Antonio Gramsci a bien mis en évidence l’importance de la bataille des idées dans la « guerre de position » que les adversaires du capitalisme sont désormais contraints de mener pour espérer l’emporter, à cause du rôle central que joue désormais la culture dans la reproduction de cette forme de vie sociale. Mais, la « théorie du donut » peut-elle être d’une quelconque aide dans la lutte contre cette hégémonie ?

La réponse est « Non » ! Au contraire, le travail de Raworth doit plutôt être envisagé comme une contribution à la consolidation idéologique de l’ordre en place. À tout le moins, ce travail ne remet pas en question les fondements de cet ordre. Aucune des institutions centrales sur lesquelles repose celui-ci n’y est contestée. Ni la propriété privée, ni le salariat, ni la libre entreprise, ni l’État-nation… « Au sein du riche réseau de la société se trouve l’économie proprement dite », écrit-elle, « domaine où les êtres humains produisent, distribuent et consomment des biens et des services satisfaisant leurs besoins et leurs désirs. Un trait fondamental de l’économie est rarement évoqué à l’université : elle se divise généralement en quatre domaines, le ménage, le marché, les communs et l’État (…). Tous quatre sont des moyens de production et de distribution, mais ils opèrent chacun à leur manière. (…) Je ne voudrais pas vivre dans une société dont l’économie serait dépourvue de l’un de ces quatre domaines (…). » (p. 83). En somme, Raworth s’accommode fort bien de l’ossature institutionnelle de notre monde. S’ajoute à cela une absence totale de critique à l’égard de la domination qu’exercent sur nos vies les technosciences9Sur cette dimension importante de la critique décroissanciste développée à Montréal, voir en particulier : Marion, L. (2015). Comment exister encore ? Capital, techno-science et domination. Montréal : Écosociété, 163 pages..

Dès lors, on ne s’étonnera pas que, sur un plan théorique, ses idées ne contredisent guère la pensée économique dominante. Soulignons d’abord que le « récit » qu’elle critique n’est plus colporté aujourd’hui par aucun économiste digne de ce nom et que plusieurs des correctifs qu’elle propose pour « penser comme un économiste du XXIème siècle » ont été formulés depuis un bon moment déjà par des spécialistes de la discipline. C’est le cas par exemple des recherches de Daniel Kahneman sur le comportement humain ou de celles d’Elinor Ostrom sur les communs dont s’inspire Raworth. Surtout, ces contributions théoriques ne sont pas venues questionner mais plutôt consolider le paradigme sur lequel s’est bâtie la science économique à partir de la publication de la Richesse des nations par Adam Smith en 1776, soit parce qu’elles ont résolu certaines difficultés que rencontrait la théorie jusque-là, soit parce qu’elles ont contribué à en élargir le domaine de validité – raison pour laquelle plusieurs des travaux en question ont valu à leurs auteurs un « Prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel », alias « Prix Nobel d’économie ».

Quant aux autres idées que l’autrice met de l’avant, elles ressemblent le plus souvent à des vœux pieux, assez semblables dans le fond à ceux que formule d’ordinaire la gauche réformiste contemporaine : « s’assurer que le secteur financier est au service de l’économie productive » (p. 166), « structurer l’économie comme un réseau distribué [pour] répartir plus équitablement le revenu et la richesse qu’elle génère » (p. 182), « redéfinir le devoir des entreprises », au-delà de la seule quête de profit (p. 243), « construire un écosystème industriel régénératif [sur le plan écologique] » (p. 239), considérer l’État comme un « partenaire clé dans la création d’une économie régénérative » (p. 249), etc. Rien de révolutionnaire donc, ni rien qui indique sérieusement le chemin à suivre pour accomplir de telles choses. En somme, les chances sont très minces de lire à la première page d’un futur manifeste politique : « Un spectre hante l’Occident : le spectre du donut »10Allusion moqueuse à la première phrase du Manifeste du parti communiste : « Un sceptre hante l’Europe, le spectre du communisme ». Marx, K., Engels, F. (1976). Manifeste du parti communiste, Paris : Éditions sociales, p. 29..

Une critique décroissanciste ?

Il y a cependant dans l’ouvrage de Raworth au moins une idée importante qui semble contredire le récit économique dominant. Il s’agit du premier des sept principes préconisés par l’autrice : l’économie ne doit plus se donner la croissance du PIB comme objectif, mais le respect des limites biophysiques planétaires et la justice sociale. Telle est la raison d’être du beigne, comme on l’a vu : définir un « espace juste et sûr pour l’humanité ».

À l’appui de cette proposition, l’autrice mobilise des travaux qui, cette fois, ne s’intègrent pas au paradigme sur lequel repose la théorie économique orthodoxe. D’une part, elle fait référence à l’économie écologique, un champ de recherche hétérodoxe qui a émergé au cours des années 1970 et que les principaux manuels d’économie diffusés actuellement continuent d’ignorer. L’originalité de cette approche est de soutenir qu’il y a des limites à la croissance économique, ce qui implique de viser minimalement un état stationnaire en matière de production de biens et de services. D’autre part, en ce qui concerne la question sociale, Raworth s’appuie sur les recherches de Piketty qui sont venues contester avec force l’idée selon laquelle la croissance économique contribuerait tendanciellement à réduire les inégalités de revenus entre agents économiques. Comme on le sait, les données empiriques produites par l’économiste français, qui s’efforce de redonner ses lettres de noblesse à « l’économie politique », montrent que c’est plutôt le contraire qui se produit sur le long terme.

Pourtant, au dernier chapitre de son ouvrage, l’autrice ne propose pas de s’opposer à la quête de croissance économique, mais simplement de ne plus s’en soucier. Il faut, dit-elle, devenir « agnostique en matière de croissance », c’est-à-dire « concevoir une économie qui nous fasse nous épanouir, qu’elle croisse ou non. » (p. 279). En d’autres termes, la croissance économique n’est pas forcément un problème. Elle ne le devient que lorsqu’elle constitue le but de l’activité économique.

On pourra juger subtile une telle position. Celle-ci me semble surtout contradictoire. S’il s’agit de concevoir une économie respectueuse des limites biophysiques planétaires et s’il est entendu par ailleurs que la croissance économique nous pousse au dépassement de ces limites, il serait logique de s’opposer à la croissance, et pas seulement de ne plus s’en préoccuper. Pour le dire autrement, la seule manière de concevoir une économie respectueuse des limites écologiques auxquelles nous sommes confrontés est de faire en sorte qu’elle soit stationnaire ou à peu près. Par conséquent, il faut refuser la croissance et promouvoir non pas l’agnosticisme à ce sujet, mais la décroissance ou, pour être plus précis, l’a-croissance, comme le suggère Serge Latouche.

Pourquoi alors Raworth adopte-t-elle cette position si ambiguë ? Sans doute pour tenter d’éviter de trancher le dilemme qu’elle formule au début de son dernier chapitre : « Aucun pays n’a jamais mis fin au dénuement humain sans la croissance économique. Et aucun pays n’a jamais mis fin à la dégradation écologique avec la croissance économique. » (p. 258). Il semble que, pour l’autrice, la seule manière d’assurer la prospérité dans les pays du Sud reste la croissance, et il faut donc en défendre la possibilité dans ces pays. C’est au Nord qu’il faut arrêter de croître pour que cesse le désastre écologique en cours. Mais, faire en sorte que l’humanité tout entière atteigne un revenu par habitant considéré comme acceptable dans les pays les plus riches impliquerait une hausse vertigineuse du PIB mondial. Sur le plan écologique, cela se traduirait évidemment par une accélération du désastre en cours, ce qu’on ne peut souhaiter… Croître ou durer, voilà le vrai dilemme, et il va bien falloir trancher, contrairement à ce que suggère Raworth!

Doit-on en conclure que la « théorie du donut » n’est jamais qu’une manière de promouvoir un « développement durable » qui n’oserait plus dire son nom, à force d’avoir perdu toute plausibilité ? Ce ne serait pas tout à fait juste à l’égard du travail de Raworth. Les partisans du « développement durable », ou de ses multiples avatars, considèrent la croissance économique comme une condition de possibilité de la « prospérité ». Raworth est plus réservée à ce sujet : elle se contente de soutenir l’idée que cette prospérité pourrait bénéficier de la croissance. Autrement dit, les deux objectifs en question ne sont pas forcément contradictoires à ses yeux. C’est donc une position plus prudente, mais ce n’est clairement pas une position décroissanciste.

Il n’y pas de croissance juste

Le problème est que l’« économiste rebelle » continue en fait à croire à la fable d’une croissance qui pourrait être bénéfique sur le plan social. Cela suppose de ne pas voir que si la croissance a permis de sortir des humains du dénuement, c’est généralement après qu’ils aient été dépossédés de leurs moyens d’existence pour les besoins de cette course à la croissance. L’anthropologue Jason Hickel le rappelait récemment à Bill Gates qui se gargarisait sur Twitter devant une courbe soulignant la forte baisse de la pauvreté extrême dans le monde depuis deux cents ans. « Ce que [ces] chiffres révèlent en réalité, c’est que le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent. [Ce] graphique présente cela comme une diminution de la pauvreté, alors que ce dont il s’agit est un processus de dépossession qui a plongé de force ces humains dans le système capitaliste, d’abord à cause des enclosures en Europe puis de la colonisation dans le Sud. (…) c’est l’histoire d’une prolétarisation forcée11Hickel, J. (2019). « Bill Gates says poverty is decreasing. He couldn’t be more wrong ». The Guardian, récupéré de: https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/jan/29/bill-gates-davos-global-poverty-infographic-neoliberal. »

Il faudrait ajouter aux propos de Hickel que cette course à la croissance s’avère être dans le meilleur des cas un jeu à somme nulle12Dès lors que l’on prend en considération les effets écologiques de cette course, elle s’avère être un jeu à somme négative. Tout le monde y perd au bout du compte.. Les gains des uns sont les pertes des autres. L’enrichissement de la « classe bourgeoise » présuppose la dépossession et l’exploitation du « prolétariat », donc son appauvrissement. De même, le « sous-développement » du Sud global a été et demeure pour l’essentiel une condition de possibilité du « développement » du Nord global. En d’autres termes, de même qu’il n’y a pas de croissance verte, il n’y pas de croissance juste, du moins au regard de nos idéaux égalitaires. Cette course à la production de marchandises est une exigence du capitalisme. Elle ne permet au capital de s’accumuler que dans la mesure où ceux qui le possèdent ou le contrôlent parviennent à faire assumer à d’autres une part substantielle des coûts de production de ces marchandises dont ils tirent profit.

On aura reconnu ici la thèse défendue par Marx et par la majeure partie de ses héritiers intellectuels. Kate Raworth n’en fait manifestement pas partie, même si elle mentionne une fois ou deux dans son ouvrage cet autre « récit économique ». Tout laisse penser qu’elle demeure en fait foncièrement attachée à cette forme de vie sociale que l’on appelle capitalisme et qui constitue sans doute à ses yeux le meilleur des mondes possibles. Mais, par conséquent, elle se retrouve embarquée dans une voie sans issue qui consiste à vouloir éliminer les symptômes d’un mal – destructions écologiques et injustices sociales – sans s’attaquer aux racines de celui-ci : le capitalisme. Il est vrai là encore qu’elle n’est pas la seule aujourd’hui à s’enferrer dans pareille impasse. C’est le lot de tous les réformistes qui tentent de promouvoir un capitalisme plus vert, plus humain, plus juste, plus éthique, et j’en passe.

« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance », écrivait Bossuet13Bossuet, J.-B. (1854). « Histoire des variations des églises protestantes ». Œuvres complètes. Vol XIV, Paris : éd. L. Vivès, p. 145.. En l’occurrence, il n’y a cependant pas de quoi rire. Car ces hommes et ces femmes qui, à l’instar de Raworth, continuent actuellement à entretenir l’espoir que nous réussissions un jour prochain à concilier l’inconciliable, participent de la sorte au maintien de l’ordre en place. Pour quiconque tient vraiment à la vie, à la justice et à la liberté, et qui par conséquent refuse la course à la croissance, ces personnes sont de véritables adversaires politiques, même si elles s’en défendent généralement avec véhémence.

Autopsie d’un succès

Sélectionné dès sa sortie pour le prix du meilleur livre de « business » de l’année 2017, organisé conjointement par le Financial Times et McKinsey, La théorie du donut est devenu rapidement un bestseller. L’année suivante, la traduction française a été accueillie très favorablement, tant par la presse économique, que par les quotidiens généralistes francophones. Le Monde a même jugé bon à l’époque d’en publier les bonnes feuilles en exclusivité14Le Monde, (2018). «‘La Théorie du Donut’, métaphore d’une humanité en péril ». Le Monde. récupéré de: https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/15/nous-vivons-une-epoque-formidable-pour-desapprendre-et-reapprendre-les-bases-de-l-economie_5383736_3232.html. Cette théorie a fait l’objet d’un surcroît d’intérêt au cours de l’année 2020. La ville d’Amsterdam d’abord15Charrel, M. (2020). « Amsterdam parie sur le « donut » pour soutenir la reprise ». Le Monde, récupéré de: https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/27/amsterdam-parie-sur-le-donut-pour-sortir-de-la-crise_6037883_3234.html, puis la région bruxelloise16De Muelenaere, M. (2020). « Le donut donne du grain à moudre à Bruxelles ». Le Soir, récupéré de: https://www.lesoir.be/327790/article/2020-09-28/transition-ecologique-et-sociale-le-donut-donne-du-grain-moudre-bruxellesont en effet annoncé leur intention de se servir du « beignet » pour orienter leurs politiques sur le plan économique et social. Ce qui a valu au travail de Raworth une nouvelle série d’évocations élogieuses dans les médias de masse, dont encore l’hiver dernier un compte rendu très favorable de Manon Cornellier du Devoir, dans le cadre d’une série d’articles de fond portant sur les moyens de corriger les « failles de notre modèle économique »17Cornellier, M. (2021). « La recette économique équilibrée du beigne ». Le Devoir, récupéré de: https://www.ledevoir.com/societe/593086/l-economie-autrement-la-recette-economique-equilibree-du-beigne.

Comment expliquer une telle réception pour un ouvrage qui, mis à part peut-être la figure du beigne, n’apporte finalement aucune idée nouvelle et entretient la confusion autour de la question de la croissance ? Cela tient d’abord, je crois, au fait qu’une proportion grandissante de la population des sociétés occidentales commence à s’inquiéter du caractère insoutenable et injuste de notre civilisation. D’où une « demande » accrue pour des idées nouvelles susceptibles de nous aider à résoudre ces problèmes. L’intérêt de plus en plus soutenu pour le projet politique de la décroissance trouve ici une bonne part de son explication – il est sans doute assez étroitement corrélé à l’intensité des catastrophes écologiques affectant le Nord global.

Le problème de l’idéal décroissanciste est qu’il est révolutionnaire : rompre avec la course à la production de marchandises suppose d’inventer une toute autre manière de vivre ensemble. On comprend qu’une telle perspective puisse inquiéter, en particulier celles et ceux bien sûr qui ont le plus bénéficié jusqu’ici des retombées de cette course à la croissance. Pour ces personnes, encore très nombreuses dans nos contrées, un travail comme celui de Raworth tombe à pic : il semble apporter des solutions inédites, sans remettre en question les fondements de notre monde. En présentant notamment la course à la croissance comme une simple erreur de jugement ou un regrettable égarement cognitif, l’autrice peut convaincre sans mal ses lecteurs qu’il sera finalement aisé de tout changer, sans rien changer d’essentiel. Ce qui est assez caractéristique de la manière moderne de ne pas changer, ainsi que le remarquait le sociologue et historien Immanuel Wallerstein : « [D]ans les systèmes prémodernes, pour justifier un véritable changement, on prétendait qu’il n’avait pas eu lieu. Dans le monde moderne, lorsqu’on est incapable de changer vraiment les choses, on s’arrange pour affirmer que tout a vraiment changé. »18Immanuel Wallerstein cité dans : Gilbert Rist, G. (2015). Le développement. Histoire d’une croyance occidentale. Paris : Les Presses de SciencesPo, p. 268.

Cela étant dit, même l’apport de la figure du beigne mérite d’être questionné. Les idées que Raworth tente ainsi de faire valoir n’ont vraiment rien d’inédit, on l’a vu. À certains égards, présenter cette image au nom douteux comme une innovation conceptuelle majeure relève de l’imposture et évoque irrésistiblement les « habits neufs de l’empereur » du fameux conte d’Andersen. Elle a pourtant séduit, ce qui en dit long sur le désarroi dans lequel bon nombre de nos contemporains paraissent plongés. Son pouvoir d’attraction tient sans doute en partie au fait qu’elle se présente comme un outil de pilotage de nos sociétés, semblant offrir des points de repères plus clairs a priori que le dessin désormais désuet des trois piliers du développement durable. Ce faisant, elle vient satisfaire une autre aspiration caractéristique de notre civilisation : la volonté de maîtrise du monde, et contribue à entretenir l’idée que la question écologique et la question sociale sont des questions d’ordre technique, des problèmes d’ingénierie. Voilà qui est donc aussi tout à fait en phase avec la valorisation par l’idéologie dominante du technicisme et de l’expertocratie, et permet de comprendre par conséquent le succès de cette figure. Dans la perspective d’une décroissance soutenable ou conviviale, qui appelle à aborder ces questions avant tout comme des questions politiques, et sans accorder aux experts un pouvoir de décision particulier, c’est là un autre motif pour se tenir loin de la « théorie du donut ».

Notes[+]

Renoncer aux technologies zombies

Par Philippe Gauthier, texte présenté dans le cadre d’une table de discussion au Front Commun Pour la Transition Énergétique, le 16 juin 2021

« Steampunk ». Crédit : floorvan – Photo sous licence CC BY-SA 2.0

Celles et ceux qui sont familier.e.s avec les idées de la décroissance savent déjà que celle-ci pose un regard très critique sur la technologie. En plus de favoriser la croissance et, par conséquent, la destruction du monde naturel, la technologie facilite la domination de groupes humains par d’autres et augmente la dépendance de chaque individu envers divers systèmes qui restreignent son autonomie.

En dépit de ces critiques énoncées depuis longtemps, la plupart des plans de transition écologique font un grand appel à la technologie. La solution aux problèmes provoqués par les systèmes techniques existants passe invariablement par plus de technique et par plus de croissance pour financer des solutions toujours plus complexes et plus coûteuses. Un parc de panneaux solaires émet moins de CO2 qu’un puits de pétrole, mais il revient beaucoup plus cher et il consomme plus de ressources.

Notre vision de l’avenir est remplie de technologies qui nous promettent un avenir radieux. En 1960, on nous promettait des voitures volantes, des robots ménagers et des bases sur la Lune. En 2020, on nous promet des voitures non polluantes, des villes intelligentes et des bases martiennes. L’imaginaire n’a pas beaucoup changé. Et comme celui de 1960, l’avenir de 2020 a peu de chances de se réaliser, parce qu’il se heurte de manière encore plus pressante qu’avant aux limites physiques de la planète.

Ces visions d’avenir ne sont pas modernes et d’avant-garde : elles sont démodées et anachroniques par rapport aux réalités de notre monde. Elles ont été élaborées à une époque où les ressources minérales et énergétiques limitées n’étaient pas un souci. La majeure partie de ce monde ne verra jamais le jour et la partie qui existe aujourd’hui est vouée à disparaître. Il s’agit donc de technologies déjà mortes, mais qui envahissent le monde de manière exponentielle, aux dépens de la nature et des humains. Ce sont des « technologies zombies », pour reprendre le terme du physicien belge José Halloy.

Un téléphone intelligent, par exemple, contient une grande variété de métaux non renouvelables qui représentent ensemble 63 % du tableau périodique des éléments. Cet appareil sera utilisé pendant 21 mois en moyenne, après quoi il deviendra un déchet essentiellement non recyclable, qui échappe aux cycles naturels et qui durera des milliers, voire des millions d’années. Le téléphone intelligent envahit pourtant tous les aspects de nos vies et il est devenu difficile de s’en passer. Sous sa forme actuelle, il est l’exemple parfait d’une technologie zombie.

Le coût écologique direct n’est pas le seul prix à payer pour les technologies zombies. Les accepter, c’est aussi accepter le système technique plus large qui en découle ou qui les rend possible. Accepter la voiture électrique, par exemple, c’est aussi accepter des villes largement asphaltées, les problèmes de cohabitation avec les cyclistes et le bruit. C’est aussi accepter une activité minière polluante, qui se fait en dépossédant des populations pauvres de leur territoire.

De la même façon, accepter le téléphone intelligent, c’est aussi accepter les antennes 5G omniprésentes et le fait que le travail envahit tous les aspects de notre vie, avec le stress qui vient avec. Accepter l’intelligence artificielle, c’est aussi accepter la société de surveillance qu’elle facilite.

L’avenir que nous promettent les technologies zombies est un futur obsolète, qui est promis à la ruine avant même d’avoir été construit. L’un de nos objectifs comme militants doit être de résister à l’appel des futurs obsolètes et d’attirer l’attention des décideurs sur leur caractère à la fois non durable et aliénant. Il ne suffit pas de nous reconnecter avec la nature. Il faut aussi aider celles et ceux qui sont empêtré.e.s dans des rapports de dépendance à des infrastructures condamnées à s’en extraire.

Bilan critique de la décroissance : entre l’arbre et l’écorce de la transformation sociale

Par Louis Marion, texte présenté dans le cadre de La Grande Transition, le 22 mai 2021

Le pluvier. Crédit : Yves Duchesne – Photo sous licence CC BY-SA 4.0

Après vingt ans de critique décroissanciste de la société, nous pouvons avoir un recul historique qui nous permet d’observer et d’analyser l’interaction de cette proposition politique avec sa réception sociale empirique. Nul n’aurait pu prévoir, il y a 20 ans, l’avenir de ce slogan ou la portée de ce concept.

Il y avait plusieurs possibles.

La décroissance aurait pu s’unifier fortement sur le plan théorique et pratique et provoquer une forte répression politique.

Ou, au contraire, la décroissance aurait pu être abandonnée comme enjeu d’émancipation pour des raisons liées à son anthropologie optimiste ou d’autres raisons advenant une réfutation scientifique concernant ses thèses ou présupposés.

Rétrospectivement, ce qui s’est produit après 20 ans, c’est que la décroissance n’a pas eu besoin d’être réprimée ni abandonnée, mais qu’elle n’a pas triomphé non plus comme idéologie politique de remplacement du capitalisme.

Plusieurs explications sont possibles pour ce diagnostic, sans doute liées fortement au triomphe du néolibéralisme et à la culture postmoderne.

Dans le contexte actuel, les subjectivités sont en concurrence quant aux finalités à choisir et leur légitimation. À partir de l’horizon libéral, elles ne peuvent que faire valoir des droits et raisonner à partir d’intérêts.

La culture progressiste et le post-structuralisme ont contribué à neutraliser l’engagement politique non privé et universaliste.

Il y a désormais plusieurs compréhensions de la décroissance. Malgré le travail d’éclaircissement d’auteur comme Timothée Parrique, la décroissance demeure divisée sur certains sujets.

Comment nous situons-nous face à la critique de la valeur?

Comment nous positionnons-nous face à la critique de la souveraineté de l’État?

Que penser de la position anarchiste?

Décoloniser l’imaginaire, comme condition de possibilité du changement social radical, c’est abolir certaines distinctions et en instituer des nouvelles.

Dans mon jardin, il y a des oiseaux plutôt subtils, des spécialistes de la diversion, qui distinguent, parmi les menaces potentielles pour leurs progénitures, celles qui viennent d’individus mal intentionnés, de celles qui viennent, disons, des ignorants et des irresponsables. Un touriste perdu risquant de marché sur leur œuf ce n’est pas perçu comme un faucon.

Avons-nous ce pouvoir de faire les bonnes distinctions en commençant par distinguer ce qui appartient encore aux humains et ce qui vient de la machine? Ce sur quoi nous avons une prise et ce sur quoi il ne nous sert à rien de discourir?

Sommes-nous capables, comme ces pluviers, de distinguer l’ignorance de la mauvaise foi parmi les obstacles à l’atteinte de nos objectifs? Sommes-nous capables de savoir avec qui nouer des alliances stratégiques?

Bref, comme idée, la décroissance s’est enrichie, mais comme mouvement social et politique il y a eu peu de progrès significatif.

Certains objecteurs de croissance sont fiers d’avoir raison, mais leur radicalité idiosyncrasique, leur belle âme romantique, les empêche d’avoir une prise sur la réalité. Être contre tout n’est pas très pragmatique. « Le nouveau a besoin d’un sens qui existe déjà. » D’autres, moins sectaires, sont aussi moins combatifs et leur vision du capitalisme ressemble plus à une théorie macro-économique qu’ils se doivent de réfuter qu’à un système de domination qui, depuis longtemps, sculpte les subjectivités.

Nous pouvons, comme le propose Timothée Parrique, avoir une stratégie par étape pour changer la propriété, le travail, l’argent. Pour démarchandiser progressivement la société, mais cela ne nous donne pas le pouvoir matériel. Ça demeure idéaliste.

Faire avancer les idées décroissancistes ne fait pas avancer de rapport de force en faveur de la décroissance, ne produit pas une puissance désaliénante à l’œuvre, ou un sabotage des structures oppressives et injustes.

Les limites de la décroissance sont symptomatiques des limites de la réflexivité sociale actuelle, de la capacité pour les êtres humains, sans testament à propos de leur héritage technique, de reprendre le contrôle de la reproduction de la société. Cette société est, en réalité, abandonnée aux algorithmes et divers monstres technochrémastistiques pour sa reproduction, abandonnant par la même occasion les individu aux intérêts et au rapport de force des marchés qui flattent son narcissisme et son pouvoir d’achat.

La décroissance se heurte à la situation sociologique suivante: Nous vivons dans un type de société qui ne demande plus a personne d’en faire partie ou il n’y a plus de devoir, mais seulement des droits où tout est abandonné aux intérêts individuels ou au bon fonctionnement de la machine. La société ne se reproduit plus par des humains baignant dans du sens, mais de manière technique et économique.

La domination s’est intériorisée, car l’activité économique a absorbé l’essentiel de la vie sociale. Néanmoins, même si elle n’a pas réussi jusqu’à présent à s’incarner dans un mouvement politique transnational ayant un programme clair, on peut tout de même préciser son apport positif. Les objecteurs de croissance ont contribué à alimenter et à radicaliser les débats à propos de la justice sociale et de l’écologie en lien avec ces liens interdépendants et avec les limites de toutes catégories.

Notre faiblesse comme mouvement n’est pas un problème de communication avec les non-convertis, c’est plutôt lié à un problème d’antagonisme structurel dans les luttes pour la définition des enjeux liés à la décroissance.

On parle de plus en plus des limites biophysiques, mais ça ne suffit pas. La conscience, comme la science, ne suffit pas pour déterminer un projet commun.

Il y a eu des changements profonds, des remises en question légitimes, mais le passé ne peut plus suffire comme guide, car les conditions et la définition même de l’émancipation ont changé en intégrant des luttes pour la reconnaissance par exemple.

Imaginer quelque chose de plus désirable que le capitalisme, pour la décroissance, ce n’est pas si difficile. Ce qui est difficile c’est de s’entendre tous ensemble sur ce qui est désirable.

Le changement de paradigme est un problème ontologique sociologique anthropologique et psychologique. Ce n’est pas juste une affaire de militant engagé ou de masse critique.

Ce que nous enseigne la décroissance en matière d’énergie et de ressources

Par Philippe Gauthier, texte présenté dans le cadre de La Grande Transition, le 22 mai 2021

«Tagebau Garzweiler / Brown Coal Surface Mine Garzweiler» par Bert Kaufmann Photo sous licence CC BY-SA 2.0

Je suis un spécialiste des enjeux énergétiques et, à ce titre, je vais aborder le bilan de la décroissance sous l’angle de la production et de la consommation d’énergie. Dans ce domaine, la décroissance offre peu d’outils analytiques qui lui sont propres. Elle emprunte une bonne partie de ceux qu’elle utilise au monde de l’économie physique (on dit aussi biophysique ou écologique) avec qui elle entretient des liens étroits.

Beaucoup de gens deviennent nerveux dès qu’on mentionne le mot « économie ». Mais contrairement à l’économie classique, qui ramène presque tous les enjeux à des questions d’argent, l’économie physique s’intéresse aux flux concrets et mesurables de matière et d’énergie, ce qui fait beaucoup plus clairement apparaître les limites des écosystèmes et les obstacles à la croissance verte. S’il faut citer un exemple de cette approche, mentionnons Giorgios Kallis, de l’Université de Barcelone, qui est l’un des économistes physiques qui s’est le plus distingué dans le monde de la décroissance.

Constats

Sur la question de la transition énergétique, la décroissance est particulièrement attentive à l’enjeu de  l’épuisement prochain des carburants fossiles. Le pétrole semble déjà avoir passé son pic de production et ceux du gaz et du charbon sont peut-être plus près qu’on ne le croit. À première vue, l’épuisement des carburants fossiles peut sembler être une bonne nouvelle dans la mesure où elle signifie une réduction plus rapide que prévu des émissions de gaz à effet de serre.

Toutefois, du point de vue de la décroissance, une transition très rapide et complète vers les énergies renouvelables paraît peu probable, parce qu’il existe de sérieux freins à la production des ressources nécessaires. La question n’est pas de savoir s’il y a assez de lithium sous terre : il est de savoir si on peut en augmenter la production assez vite pour atteindre les objectifs de production de batteries pour 2030 ou 2040. Et le moins qu’on puisse dire, c’est ce que ce n’est pas gagné d’avance. Il va sans doute falloir s’habituer à vivre dans un monde plus sobre, utilisant moins d’énergie.

La décroissance nous pousse d’autant plus à accepter et même à souhaiter cette réduction qu’elle s’intéresse aux graves conséquences de l’extractivisme sur les écosystèmes ou les populations locales, un aspect qui est complètement négligé par les tenants de la croissance verte. Au lieu de nous demander « par quoi devons-nous remplacer les carburants fossiles? », la décroissance nous demande à quel point il est souhaitable de les remplacer tout court. Elle nous fait réfléchir aux usages réellement indispensables, surtout quand on garde à l’esprit que les énergies renouvelables utilisent massivement des ressources qui, elles, ne le sont pas.

La décroissance nous rappelle aussi que l’objectif de croissance continue de notre économie nous éloigne de nos objectifs de décarbonation. Même dans l’hypothèse d’une croissance verte et d’une économie circulaire qui fonctionneraient, ce qui est loin d’être démontré, une croissance économique de 3 % par année nous mène, en 2070, à une économie huit fois plus grosse que la nôtre et qui consomme environ trois fois plus de ressources. Notre monde n’est déjà pas soutenable; celui de 2070 en mode « croissance verte » l’est encore moins. La décroissance nous appelle à réfléchir à ce qui est indispensable et à ce qui est superflu, voire même aliénant pour les populations humaines.

Questions non résolues

La décroissance est une réflexion de longue haleine et certaines pistes ont été mieux explorées que d’autres. Des enjeux comme la justice sociale, le place du travail et la place du monde vivant ont été largement discutés, mais les contours d’une future société décroissante restent flous. Jusqu’où faut-il décroître? Le monde décroissant est-il néorural ou est-il encore fortement urbain? Est-il essentiellement agricole ou comporte-il encore une part importante d’industrie légère, comme le textile ou le meuble? Quelle est la place de la médecine, ou des télécommunications? En ce moment, le cadre de référence reste beaucoup trop flou et devrait être précisé.

Des démarches d’économie physique commencent à apporter des réponses à ces questions, mais elles ne sont pas simples. Il n’est pas évident qu’un monde de 8 milliards d’humains puisse être strictement agricole ou permacole. Par exemple, renoncer à l’électricité, c’est aussi renoncer à la machine à laver, et retourner au poêle à bois, qu’il faut longuement préchauffer et qui consomme des forêts entières. Les implications en matière de division sexuelle du travail sont potentiellement importantes. Mais conserver l’électricité, c’est aussi accepter tout le système qui vient avec : une importante métallurgie, des paysages dominés par les barrages et les éoliennes, une structure de financement et une concentration de l’énergie qui favorisent le capitalisme.

Dès lors, quels sont les compromis acceptables en termes de technologie et d’industrie? Quels sont les outils et les appareils indispensables, sans lesquels la vie devient misérable? Doit-on penser en termes d’étapes vers la décroissance, ou seulement en termes d’objectif final? Si la survie des écosystèmes exige que les humains soient moins nombreux, comment accompagner la réduction de la population de manière humaine et sans souffrances inutiles? Est-ce même possible?

Il s’agit là, je pense, d’enjeux qui seront à l’avant-plan de la recherche sur la décroissance dans les prochaines années.

Désanthropocentrer la décroissance

Par Andrea Levy, texte présenté dans le cadre de La grande transition, le 22 mai 2021

Tourte voyageuse disparue en 1914.

Nous sommes plusieurs aujourd’hui – toutes et tous objecteurs de croissance – à vouloir réfléchir un peu plus sur les angles morts de notre vision du monde toujours en évolution et de notre quand même très jeune mouvement. Quand on a de la difficulté à avancer dans nos objectifs, on a tendance à se poser des questions. Personnellement, je ne pense pas que ce sont surtout les angles morts de la décroissance qui nous empêchent de transformer la décroissance en mouvement de masse. Pour la décroissance, comme pour toute façon de penser, qui remet en question le mode de production et consommation dominant, le défi du déni et de l’aliénation est énorme. Je vais reprendre l’observation, très souvent citée, attribuée au critique littéraire Fredric Jameson : « C’est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. »

Donc, identifier les angles morts de la décroissance risque de ne pas nous aider à gagner de nouveaux adhérents, mais ce n’est pas une raison pour détourner notre regard critique ni d’arrêter d’enrichir notre analyse.

Je voudrais alors soulever la question de ce qu’on appelle la biodiversité, c’est à dire le monde naturel avec la magnifique plénitude de vie plus qu’humaine qu’il englobe – ou, devrais-je dire, qu’il englobait. Parce qu’on ne saurait ignorer que presque tous les mois maintenant est publié un autre rapport faisant état de l’effondrement de ce monde. Nul besoin d’accorder à la biodiversité une valeur en soi pour comprendre l’ampleur du problème. Robert Watson, président de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, nous assure que la perte de la biodiversité est une menace aussi importante pour l’humanité que les changements climatiques. Le bien-être et la survie humaine dépendent de ce monde naturel d’une façon que nous commençons à peine à comprendre. 

Pourtant on n’en parle presque pas – même à l’intérieur du mouvement décroissanciste.  Dans le cas de la décroissance, il s’agit quand même d’un paradoxe dans la mesure où il n’existe pas de solutions techniques possibles, en fin de compte, au besoin urgent de défendre le monde naturel. Il faut vivre autrement; il faut décroitre.

Pour décoloniser l’imaginaire, comme la décroissance nous enjoint de faire, il faut désanthropocentrer la décroissance. Ce qui veut dire, au minimum, de bien intégrer dans notre pensée et notre projet l’urgence de lutter contre la destruction du monde naturel et pour la défense des intérêts des espèces non humaines ainsi que de s’assurer que nos propositions concrètes s’orientent en ce sens. Ce projet à mon avis va de pair avec la décolonisation non seulement de l’imaginaire, mais de nos sociétés actuelles, car de par le monde ce sont les peuples autochtones qui ont réussi beaucoup mieux que les sociétés dominantes occidentales à gérer la terre et tout ce qui lui appartient. 

Ce qui m’amène au prochain point que je voulais soulever aujourd’hui : ma contribution à notre tentative de répondre à la question des stratégies à privilégier pour les objecteurs de croissance. Mon impression est que malgré nos efforts de dissocier la décroissance de l’image des gestes individuels et de la simplicité volontaire, cette vision nous colle. Je pense qu’il sera utile pour nous qui n’avons pas, il faut l’avouer, un plan de transition développé, de se joindre à d’autres groupes dans la mouvance écologiste et le mouvement décolonial qui remet en cause le système dominant. Ensemble nous serions plus en mesure d’élaborer un programme minimal qui servirait à nous unifier autour de quelques réformes structurelles clés en guise de réponse radicale – donc qui relève de la racine – à la catastrophe en cours, dont les pandémies actuelles et futures, qui découlent de notre relation destructrice avec le monde naturel, ne sont qu’une des manifestations visibles.

Recension du livre d’Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche de la décroissance

par Éric Darier

L’essai d’Alexandre Couture, intitulé Le système alimentaire québécois analysé par l’approche de la décroissance, est le fruit d’une maîtrise en agroforesterie. Le contenu est rigoureux, d’un niveau universitaire solide avec de nombreuses références scientifiques et des données officielles. Dans son analyse du système alimentaire actuel du Québec, l’auteur mobilise trois des valeurs centrales de la décroissance : la soutenabilité, la justice et l’autonomie. Ces thèmes retenus par l’auteur forment les trois chapitres du livre. Près de la moitié du livre est dédié au thème de la soutenabilité. Dans cette partie, l’auteur présente le bilan généralement négatif de l’agriculture industrielle au Québec, que ce soit au niveau des émissions de gaz à effet de serre (GES) des élevages, de la dégradation des sols et des eaux ou des impacts délétères sur la biodiversité et la santé. Par exemple, l’auteur nous rappelle que l’agriculture au Québec est responsable de 9,3 % des GES soit 7,63 Mt d’équivalent CO2 (p. 21).L’auteur y passe aussi en revue les politiques publiques qui ont été mises en place pour soutenir un tel système, qui orienté vers les exportations poursuit une logique capitaliste dans un contexte néolibéral.

La deuxième partie du livre aborde les thèmes de la justice, à l’exemple de l’insécurité alimentaire au Canada, du statut des travailleuses-eurs agricoles, de l’accès à la terre, des enjeux de santé et injustices envers les animaux d’élevage. Par exemple, l’auteur nous rappelle que bien que le Code civil du Québec reconnaisse que les animaux soient des êtres doués de sensibilités, les animaux d’élevage y sont exclus (p. 149).

Dans la dernière partie sur l’autonomie, l’auteur aborde de front la domination par l’économie et la technique sur le système agricole (comme les pesticides, la monoculture et les organismes génétiquement modifiés), reprenant ainsi certaines des critiques mises de l’avant par de nombreux auteurs, penseurs et activistes de la décroissance et pour l’agroécologie.

Ce n’est que dans une trop courte conclusion de quatre pages que l’auteur s’avance pour faire des propositions qui, au demeurant, restent fort générales : Couture traite par exemple de la nécessité de « décoloniser nos imaginaires » afin d’enclencher une « transition radicale » en rupture avec le système économique dominant actuel. Ceci signifie en particulier de se tourner vers l’agroécologie et les circuits courts tout en abandonnant l’agriculture industrielle et les réseaux de distribution mondiaux.

En somme, le livre de Couture constitue un ouvrage essentiel pour avoir un portrait lucide sur l’état de l’agriculture et du système alimentaire au Québec. Le cadre analytique tiré de celui de la décroissance est particulièrement convainquant et employé avec une grande habileté. Cependant, plus de détails stratégiques sur les façons de réaliser cette nécessaire transition auraient été bienvenus. Néanmoins, ce livre est une excellente entrée en matière pour celles et ceux qui cherchent une synthèse étayée sur la faillite de notre modèle agricole industriel. Ce livre est très complémentaire à mon propre article 1Cf. https://polemos-decroissance.org/darier-decroissance-et-souverainete-alimentaire/publié récemment par Polémos. J’accueille donc le livre d’Alexandre Couture comme une invitation faite aux décroissancistes à approfondir une réflexion sur les stratégies pour une transformation vers une alimentation soutenable et juste.

Référence du livre : Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche de la décroissance. Sherbrooke, Les éditions Drapeau noir, 2021. ISBN 978-1-716-31460-5, 215 pages.

On peut se le procurer en contactant directement l’auteur: alexandre.b-couture.1@ulaval.ca

Décroissance et souveraineté alimentaire. Convergence de valeurs, d’analyses et… de stratégies?

par Éric Darier

Le mouvement pour la décroissance et celui pour la souveraineté alimentaire sont variés en termes d’histoire et de bases sociales desquelles ils émergent ou sur lesquelles ils se fondent. Cependant, ces deux mouvements ou mouvances1Comme les demandes pour la souveraineté sont portées par une organisation structurée (La Via Campesina), j’utiliserais plutôt le terme de « mouvement». Tandis que dans le cas de la décroissance, comme il n’y a pas d’organisations structurées globales, j’utiliserais plus le terme de « mouvance » qui est plus vague, mais probablement plus juste. présentent de nombreux points de convergence ; en particulier sur les valeurs fondamentales qui les animent, tout comme sur l’analyse des défis qu’ils tentent de résoudre et potentiellement aussi sur les stratégies de transformation.

L’objectif principal de cet article est de faire ressortir les nombreuses similitudes entre les valeurs de ces deux mouvements/mouvances et d’esquisser des pistes de potentielles convergences stratégiques qui seraient mutuellement avantageuses.

Il n’existe que trop peu de tentatives de systématiser les synergies potentielles entre décroissance et souveraineté alimentaire2Cf. entre autres : Julien-Francois Gerber, « Degrowth and Agrarian Studies », The Journal of Peasant Studies, vol. 47, n° 2, 2020, p. 235-264, en ligne <https://doi.org/10.1080/03066150.2019.1695601> ; Anitra Nelson et Ferne Edwards (dir.), Food for Degrowth: Perspectives and Practices, New York, Routledge, 2021 ; Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche décroissantiste, Sherbrooke, Les Éditions du drapeau noir, 2021.. Ce manque est probablement dû à la relative jeunesse de ces deux mouvements/mouvances, mais aussi à leur base sociologique. Disons pour caricaturer que la mouvance pour la décroissance vient surtout d’intellectuel·le·s et d’activistes environnementalistes localisé-e-s principalement dans les pays les plus riches et préoccupé·e·s par les crises climatique et environnementale et par l’incapacité systémique de plus en plus évidente du modèle économique néolibéral dominant actuel de résoudre ces crises. Pour sa part, le mouvement pour la souveraineté alimentaire a pour base principale des organisations paysannes majoritairement dans des pays du Sud. La mouvance décroissanciste est aussi l’héritière des scénarios autour des limites à la croissance du rapport Meadows publié par le Club de Rome déjà en 19723Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens, « The Limits to Growth », Universe Books, 1972, en ligne : <https://www.clubofrome.org/publication/the-limits-to-growth/>.. En gros, l’argument principal ici est que la croissance infinie n’est pas possible sur une planète aux ressources limitées. La principale demande de la mouvance décroissanciste actuelle est donc le changement de système et de paradigme économique afin de mieux satisfaire les besoins humains essentiels (comme la santé, l’alimentation, le logement, etc.) de tous et toutes et à l’intérieur des limites écologiques afin de maintenir la vie sur cette planète. Par-delà la critique d’économie politique esquissée précédemment, les défenseurs de la décroissance offrent aussi une critique d’ordre anthropologique et cosmologique4Pour un exemple : Yves-Marie Abraham, « Éloge d’une humanité discrète », Polémos, 2021, en ligne : <https://polemos-decroissance.org/eloge-dune-humanite-discrete/>. sur la place des humains dans la chaîne des vivants et des significations de la vie que les humains se donnent par leurs pratiques culturelles et à travers leurs pratiques quotidiennes et dans leurs rapports aux autres. La mouvance décroissanciste se veut aussi l’héritière des critiques plus ontologiques, sociologiques et politiques sur la technique et la technologie complexe et leur place envahissante dans nos vies et leur rôle dans l’amplification des crises notamment écologiques5Voir entre autres : Louis Marion, « L’emprise de la machine : une critique décroissanciste de la domination technique », Polémos, 2021, en ligne : <https://polemos-decroissance.org/lemprise-de-la-machine-une-critique-decroissanciste-de-la-domination-technique/>..

Quant à lui, le mouvement pour la souveraineté alimentaire est aussi relativement récent (1993) : il émerge principalement des revendications d’organisations paysannes et autochtones généralement localisées dans les pays dits du Sud. Ce mouvement est lui-même en grande partie l’héritier des mouvements de décolonisation et des luttes autour des réformes agraires (manquées, partielles ou qui restent encore à faire) et des droits des peuples autochtones. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire gagne également en influence dans les pays du Nord qui font de plus en plus face aux dommages écologiques et sociaux de l’agriculture industrielle6Les impacts négatifs de l’agriculture industrielle sont déjà connus et relativement bien documentés depuis plusieurs décennies. Par exemple : Miguel Altieri, « Ecological impacts of industrial agriculture and the possibilities for truly sustainable farming », Monthly Review, vol 50, nº 3, 1998, p. 60-71, en ligne : <https://doi.org/10.14452/MR-050-03-1998-07_5>. Voir aussi la synthèse par IPES-Food, « De l’uniformité à la diversité. Changer de paradigme pour passer de l’agriculture industrielle à des systèmes agroécologiques diversifés », 2016, en ligne : <http://www.ipes-food.org/_img/upload/files/Uniformiteala%20Diversite_IPES_FR_Full_web.pdf> et « IPBES: Nature’s dangerous decline ‘unprecedented,’ species extinction rates ‘accelerating’ », 6 mai 2019, en ligne : <https://www.eurekalert.org/pub_releases/2019-05/tca-ind050519.php>.. Que ce soit dans les pays du Nord ou du Sud, la demande principale pour la souveraineté alimentaire tourne autour de pratiques agricoles et sociales plus écologiques qui se résument par l’agroécologie avec comme acteurs centraux : les paysans eux-mêmes ou elles-mêmes. Il est important de tenter de cerner ce qu’on entend par agroécologie. Alain Olivier remarque fort bien que ce terme a une « dimension polysémique » qui regroupe différentes pratiques ou techniques agricoles, mais qui toutes « tentent de marquer une rupture plus ou moins nette avec une agriculture qualifiée tour à tour d’intensive, de moderne, de conventionnelle ou d’industrielle…7Alain Olivier, La révolution agroécologique, Montréal, Écosociété, 2021, p. 39. ». L’agroécologie est donc en partie un ensemble de connaissances scientifiques agricoles plus écologiques et de techniques et savoirs paysans, mais aussi un concept plus large plus holistique qui fait « fi de la division artificielle qu’on échafaude souvent entre nature et société8Ibid., p. 43. ». Disons que l’agroécologie est aussi portée par des mouvements sociaux comme La Via Campesina, et qui représente l’ensemble des pratiques agricoles désirées pour une mise en place de la souveraineté alimentaire. 

« L’agroécologie cherche […] à tirer profit de savoirs et savoir-faire paysans trop longtemps négligés en matière de gestion écologique des agroécosystèmes, tout en mettant les paysans et paysannes au cœur de sa réflexion 9Ibid., p. 45.». L’intention stratégique de mettre les paysans et paysannes au centre de ce processus est d’éviter une récupération (en mode écoblanchiment) de certaines des techniques de l’agroécologie par les entreprises de l’agriculture-marchandise sans remettre en question la logique même d’une marchandisation de l’agriculture par le système capitaliste et industriel.

L’agroécologie et la souveraineté alimentaire tentent donc de changer les dynamiques et logiques de la marchandisation des denrées agricoles et tentent de retisser des liens plus directs entre les paysans et paysannes et ceux et celles qui mangent (et non pas ceux ou celles qui consomment). Le terme choisi (« mangeur ») n’est pas un simple glissement sémantique, mais bien un projet et une stratégie politique claire pour mettre en place et maintenir la souveraineté alimentaire et le déploiement des pratiques agroécologiques en changeant les rapports de force et notre relation à l’alimentation par-delà une simple marchandise sur un marché global. C’est dans ce contexte plus large qu’il faut percevoir les différentes initiatives, comme l’agriculture urbaine et l’agriculture soutenue par la communauté, non pas comme une volonté de remplacement de l’agriculture rurale, mais comme une reconnexion des mangeurs et mangeuses (principalement urbains) avec la réalité des conditions de productions d’aliments afin de reconstruire une transversalité de communalité et de solidarité avec ceux et celles qui veulent ou peuvent pratiquer l’agroécologie. Bref, le mouvement pour la souveraineté alimentaire a clairement pour pratique alternative, l’agroécologie même si cette dernière prendra des formes différentes dépendant des écosystèmes locaux et des cultures agronomiques existantes.

1. Critiques sommaires des causes des crises actuelles

Ces deux mouvements/mouvances font une analyse similaire des causes de la crise actuelle.

Pour la mouvance décroissanciste, le système néolibéral-capitaliste est orienté vers la recherche sans fin d’une accumulation de capital et de richesses et fait la promotion d’un système économique basé sur la consommation et l’hyperconsommation, ce qui entraîne en amont un épuisement des ressources primaires et, en aval, la génération de déchets de plus en plus toxiques qui menacent les vivants et les conditions de survie des vivants sur cette planète. La mouvance pour la décroissance fait aussi une critique du « développement durable » qui ne remet pas fondamentalement en question la logique d’accumulation même du système néolibéral capitaliste et qui maintient l’illusion qu’on peut changer le monde sans changer de modèle économique ou de cosmologie.

Pour le mouvement pour la souveraineté alimentaire (portée principalement par La Via Campesina10https://viacampesina.org/fr/), la commodification (marchandisation) croissante des denrées agricoles entraîne un contrôle toujours plus serré par de grandes entreprises agricoles mondiales sur les conditions de production et du commerce de ces denrées. Leur commerce n’est principalement qu’un moyen pour accumuler une plus-value au bénéfice principalement des multinationales de l’agrobusiness. « Nourrir le monde » n’est largement qu’une ligne de marketing et une justification sociale pour maintenir l’influence et contrôle sur le système alimentaire par ces multinationales de l’agrobusiness. Pour La Via Campesina, il existe trois terrains de bataille11Cf. <https://viacampesina.org/fr/contre-quoi-nous-luttons/>. :

  1. Le capitalisme international et le libre échange;
  2. Les multinationales et l’agrobusiness;
  3. Le patriarcat.  

Dans sa déclaration d’Harare de 2017, La Via Campesina affirme qu’« une réforme agraire intégrale entre les mains des populations et inscrite dans la souveraineté alimentaire constitue le fondement nécessaire à un changement12Cf. <https://viacampesina.org/fr/a-loccasion-de-journee-de-souverainete-alimentaire-via-campesina-sort-nouvelle-publication-appelant-changement-radical-de-nos-systemes-agro-alimentaires/>.».

La souveraineté alimentaire constitue un processus de construction de mouvements sociaux et permet aux individus d’organiser leurs sociétés de manière à transcender la vision néolibérale d’un monde de marchandises, de marchés et d’acteur.e.s économiques égoïstes. Il n’existe pas de solution universelle à une myriade de problèmes complexes auxquels nous faisons face actuellement. Au contraire, le processus de souveraineté alimentaire doit s’adapter aux individus, aux communautés et aux écosystèmes où il est mis en pratique. La souveraineté alimentaire est synonyme de solidarité, d’entraide, et non de concurrence. Elle permet de construire un monde plus juste de la base vers le haut.

La souveraineté alimentaire a émergé pour proposer une réponse et une alternative au modèle néo-libéral de la mondialisation des entreprises. À ce titre, elle revêt un caractère internationaliste et apporte un cadre à la compréhension et à la transformation de la gouvernance internationale autour de l’alimentation et de l’agriculture13La Via Campesina Europe, 2018, en ligne : <https://viacampesina.org/fr/souverainete-alimentaire-de-suite-guide-detaille/>..

Au niveau mondial ce sont les petits « producteurs » agricoles qui, bien qu’occupant de moins en moins des terres agricoles disponibles, continuent néanmoins à fournir la majorité des besoins en aliments des populations. Par exemple, « en Équateur, près de 56 % des agriculteurs sont de petits producteurs et détiennent moins de 3 % de la superficie agricole. Ils produisent toutefois plus de la moitié des légumes, 46 % du maïs, plus d’un tiers des céréales, plus d’un tiers des haricots, 30 % des pommes de terre et 8 % du riz 14Grain, « Affamés de terres : Les petits producteurs nourrissent le monde avec moins d’un quart de l’ensemble des terres agricoles », 18 juin 2014, en ligne : <https://grain.org/fr/article/4960-affames-de-terres-les-petits-producteurs-nourrissent-le-monde-avec-moins-d-un-quart-de-l-ensemble-des-terres-agricoles>.». Les données disponibles permettent à GRAIN de conclure :

  1.  « La grande majorité des fermes dans le monde aujourd’hui sont petites et se réduisent encore;
  2. Les petites fermes sont actuellement contraintes d’occuper moins d’un quart des terres agricoles mondiales;
  3. Nous perdons rapidement des fermes et des agriculteurs dans de nombreux endroits du monde, tandis que les grandes exploitations s’agrandissent;
  4. Les petites fermes demeurent les principaux producteurs de denrées alimentaires dans le monde;
  5. Les petites fermes sont en général plus productives que les grandes;
  6. La plupart des petits producteurs agricoles sont des femmes »15Ibid..

2. Convergences des valeurs de la mouvance pour la décroissance et du mouvement pour la souveraineté alimentaire

Pour les décroissancistes, les valeurs-clés sont : l’autonomie individuelle et collective, le « care », l’auto-organisation, les communs, la communauté, le localisme ouvert et le décider ensemble.

Pour le mouvement pour la souveraineté alimentaire, l’autonomie individuelle et collective se traduit par un accent sur l’autonomie des savoirs et des pratiques individuelles des paysans et paysannes, mais aussi plus collectivement comme groupe social en lutte contre l’ennemi commun qui est la marchandisation corporative des denrées agricoles et la disparition d’une agriculture paysanne vivrière. Comme l’objectif principal des paysans et paysannes est de produire des aliments pour eux/elles-mêmes et les populations proches (par opposition à les mettre sur le marché global des denrées), il s’agit donc ici de satisfaire les besoins quotidiens en aliments. L’accent sur les paysans et paysannes eux/elles-mêmes est aussi le résultat d’une analyse stratégique et politique qui met l’emphase sur l’auto-organisation des paysans et paysannes collectivement comme agents centraux pour le changement social et politique dans un contexte rural. Dans la conception de la souveraineté alimentaire, la terre, l’alimentation et les conditions de production (eau, semences paysannes, écosystèmes, etc.) font partie du bien commun16Jose Luis Vivero-Pol, Tomaso Ferrando, Olivier De Schutter et Ugo Mattei (dir.), Routledge Handbook of Food as a Commons, Londres/New York, Routledge, 2019.. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire n’est pas opposé a priori au commerce des denrées alimentaires du moment qu’il permet de satisfaire les besoins alimentaires directs des populations environnantes (dans le bassin alimentaire immédiat). En fait, dans de nombreux contextes ceci se manifeste par les marchés fermiers en villes (circuits courts) qui sont vitaux principalement dans les villes du Sud dans lesquels les grands supermarchés mondialisés n’ont pas (encore) imposé leur dominance. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire est par contre très critique des traités de commerce internationaux qui ont tendance à renforcer en premier les intérêts des multinationales au dépens des besoins alimentaires et créer des dépendances accrues (endettement, brevetage du vivant, accaparement des terres, etc.) des paysans et paysannes sur des technologies conçues et vendues par des multinationales (semences génétiquement modifiées ou autres, pesticides chimiques, engrais de synthèse, etc.). Le libre commerce international des denrées agricoles permet aussi trop souvent du dumping de denrées produites dans les pays du Nord, mais qui y sont fortement subventionnées et qui déprime les prix des marchés locaux pour les denrées alimentaires, ce qui à terme, nuit aux paysans et paysannes locaux et à leur capacité de produire et de vivre de leur production17Voir notamment : Sophia Murphy et Karen Hansen-Kuhn, « Counting the Costs of Agricultural Dumping », rapport de The Institute for Agriculture and Trade Policy, 2017, en ligne : <https://www.iatp.org/sites/default/files/2017-06/2017_06_26_DumpingPaper.pdf > ; Voir aussi : « The costs of agricultural export dumping for farmers and rural communities », en ligne : <https://www.agriculture-strategies.eu/en/2019/07/the-costs-of-agricultural-export-dumping-for-farmers-and-rural-communities/> et Ben Lilliston, « Trading Down: How Unfair Trade Hurts Farmers », Fair world project, 2017, en ligne : <https://fairworldproject.org/wp-content/uploads/2017/04/Trading-Down_How-Unfair-Trade-Hurts-Farmers.pdf>.. La souveraineté alimentaire n’exclut pas pour autant des échanges d’aliments comme solidarité paysanne en cas de pénurie. En fait toute l’agriculture paysanne est basée sur des valeurs d’échanges et de solidarité (échange de semences, trocs alimentaires, échange de savoir, etc.), car le seul moyen d’avoir des garanties de manger régulièrement est de partager les surplus avec les autres qui sont proches, et de pouvoir compter sur les autres quand on fait face à une pénurie ponctuelle. L’objectif principal ici est de s’assurer que ces valeurs et ces pratiques anthropologiques paysannes et autochtones ancestrales trop souvent marginalisées et qui demeurent généralement plus écologiques que les pratiques industrielles agricoles puissent résister aux attaques des promoteurs et à la logique d’une agriculture industrielle et marchande. Rappelons que contrairement à ce que les partisans de l’industrialisation de l’agriculture voudraient nous faire croire, la faim dans des pays du Sud est rarement causée par le manque de production, mais par la pauvreté, la mauvaise gestion de l’agriculture, les conflits, les réglementations commerciales injustes et les difficultés sans précédent dues au VIH/Sida et aux changements climatiques.

J’espère que ce survol rapide aura montré le haut degré de commonalité tout aussi bien au niveau de l’analyse de la situation qu’aux valeurs centrales partagées par le mouvement pour la souveraineté alimentaire et la mouvance décroissanciste.

Le défi maintenant est donc de savoir comment pourrait s’opérer une jonction stratégique entre les deux. Disons d’emblée que le mouvement pour la souveraineté alimentaire a déjà fait un premier pas en élargissant la base sociale pour une transformation du système alimentaire en ajoutant explicitement les organisations de consommateurs (mangeurs) et écologistes notamment du Nord dans leur stratégie de transformation. Donc rien a priori, au niveau des valeurs, n’empêcherait des acteurs de la mouvance décroissanciste à adhérer à la Déclaration de Nyéléni18Cf. La Via Campesina, La Déclaration de Nyéléni, 2007, en ligne : <https://viacampesina.org/fr/declaration-de-nyi/>. « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produites à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut un commerce transparent qui garantit un revenu juste à tous les peuples et les droits des consommateurs à contrôler leurs aliments et leur alimentation. Elle garantit que les droits d’utiliser et de gérer nos terres, territoires, eaux, semences, bétails et biodiversités soient aux mains de ceux et celles qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire implique de nouvelles relations sociales, sans oppression et inégalités entre les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations.». En retour, et comme acte de solidarité stratégique, la mouvance décroissanciste pourrait aussi facilement adhérer aux valeurs et principes de la déclaration de Nyéléni car elles s’alignent bien aux principes de la décroissance. De plus, beaucoup des objecteurs de croissance trouvent déjà dans leurs propres pratiques de jardinage, d’échanges de semences, de « guerrilla-gardening », d’autoproduction, d’agriculture maraîchère, de cuisines communautaires, d’agriculture soutenue par la communauté, de fiducies foncières, de batailles urbaines pour l’accès à l’alimentation, et pour le droit à une alimentation saine et nutritive, etc., des pratiques alignées avec la déclaration de Nyéléni. La jonction stratégique entre les valeurs et la praxis est donc déjà là. Le défi est de l’amplifier afin d’enclencher un changement systémique plutôt que de demeurer des pratiques marginales. La richesse et la diversité des alternatives en agroécologie en milieu rural, périurbain et urbain au Québec est un terreau fertile pour construire des pratiques alternatives décroissancistes tout en bâtissant des alliances transversales pour des changements systémiques. Ces alliances transversales peuvent être très conjoncturelles ou plus à long terme, et peuvent porter sur des politiques publiques, des budgets, etc. Par exemple :

  1. S’opposer au dézonage de terres agricoles (sans légitimer pour autant les pratiques des agriculteurs industriels ou de leurs organisations);
  2. S’opposer à l’étalement urbain sur des terres agricoles;
  3. Faire la promotion d’une diète nutritive (notamment à travers les achats publics, cantines, hôpitaux, zonages, etc.) pour des options alimentaires principalement végétales, locales et en saison. Rappelons dès maintenant les impacts négatifs très significatifs des élevages par rapport aux cultures de végétaux et de leur efficacité d’un point de vue alimentaire comme l’illustre le graphe suivant.

Cette réalité ne signifie pas pour autant qu’il n’ait pas de rôle pour des animaux sur les fermes. Par exemple, les canards dans les rizières, ou les poules autour des cultures et des jardins peuvent aider à contrôler certains des organismes « nuisibles » tout en aidant la fertilisation des plantes. Mais dans tous les cas, il devient urgent pour l’humanité de réduire significativement la consommation des viandes et des produits dérivés des animaux pour des raisons environnementales. Globalement, on parle d’une réduction globale d’au moins 50 % de la production et de la consommation de produits animaux d’ici 2050 et une profonde transformation de comment en produire19Voir notamment le rapport de Greenpeace (basé sur une synthèse d’études scientifiques) : Greenpeace, « Moins mais mieux – projet de Greenpeace pour la production de viande & de produits laitiers d’ici à 2050 », 2018, en ligne : <https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2018/03/Moins_mais_mieux_BD.pdf?_ga=2.131960648.652489172.1620829392-1000751014.1620829392>.. Bien entendu, ceci n’exclut pas une remise en question éthique et cosmologique plus profondément des rapports entre les humains et les autres animaux qui permettrait aussi d’atteindre cet objectif nécessaire. Un changement cosmologique au niveau encore plus large entre les humains et la biodiversité s’impose aussi et de manière urgente comme le démontre si bien Marie-Monique Robin à travers sa synthèse des entrevues et des publications de scientifiques sur comment prévenir les pandémies au niveau systémique des conditions d’émergence (de transfert vers les humains) plutôt que de tenter de « gérer » une pandémie20Marie-Monique Robin, La fabrique des pandémies. Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire, Paris, La Découverte, 2021).

  1. Appuyer une politique d’achat public de terres agricoles afin de constituer une banque de terres publique inaliénable et fiduciaire pour une relève agroécologique au Québec et/ou au Canada. Une telle initiative pour cibler en premier le rachat des terres agricoles des agriculteurs qui prennent leur retraite et qui veulent ou ne peuvent pas la transférer à leurs enfants qui voudraient continuer des activités agricoles.  
  2. Appuyer des politiques et des budgets pour aider les agriculteurs (nouveaux et existants) à faire la transition vers l’agroécologie et pour des productions répondant principalement à des besoins alimentaires locaux et abolir les subventions directes ou indirectes à l’agriculture industrielle et notamment aux élevages industriels.
  3. Adopter une politique de souveraineté alimentaire se concentrant sur le bassin alimentaire proche et des pratiques agricoles qui restent dans les limites écologiques. Impliquer plus directement les communautés locales dans les politiques alimentaires. Par exemple, la réserve foncière agricole pourrait être financée par le gouvernement du Québec (ex. : rachat des terres agricoles des agriculteurs qui partent à la retraite), mais la gestion des terres dévolue aux municipalités ou MRC (selon des critères écologiques) ou toute autre nouvelle communauté comme, disons, autour d’un «bassin alimentaire». Par exemple, la Communauté métropolitaine de Montréal pourrait théoriquement avoir ces responsabilités ancrées dans une ambition (mandat!) de protéger le bassin alimentaire («ceinture verte-alimentaire») de Montréal tout en promouvant l’agroécologie et favorisant la relève agricole (par l’agroécologie) et en alimentant la population urbaine avec principalement des produits provenant du bassin alimentaire proche et en maillant d’une manière serrée les circuits alimentaires courts21Pour un exemple, voir : « Quatre institutions s’unissent pour augmenter la proportion d’aliments québécois dans leur assiette », 2021, en ligne : <https://www.cegepvicto.ca/nouvelle/quatre-institutions-sunissent-pour-augmenter-la-proportion-daliments-quebecois-dans-leur-assiette/?fbclid=IwAR2jQrg63s85YlcqaVrsBTsSTnF14MTNhhPL26DPRsfAoMnFVb0OwtjDA7k>..
  4. Encourager la souveraineté alimentaire et d’agroécologie plutôt que l’autonomie alimentaire (compris étroitement seulement comme l’équilibre de la balance commerciale des importations et exportations des aliments ce qui ne remet pas en question la logique de la marchandisation de l’alimentation). 
  5. Appuyer un développement et une innovation en agroécologie qui soient principalement orientés vers l’innovation sociale et agricole et de gouvernance écologique et démocratique plutôt que seulement technologique. 
  6. Dans le domaine de l’innovation technologique et sa diffusion, il faudrait favoriser le transfert de savoirs entre agriculteurs, valoriser plus le savoir des agriculteurs et s’assurer que les experts scientifiques ne soient pas à la remorque du secteur agroindustriel22Robert, Louis, Pour le bien de la terre, Montréal MultiMondes, 2021, en ligne : <https://editionsmultimondes.com/livre/pour-le-bien-de-la-terre/>..
  7. Le type de technologie ou de techniques choisi devrait renforcer le contrôle par les agriculteurs (plutôt que d’amplifier leur dépendance sur les produits vendus par l’agrobusiness), être facile d’utilisation et d’entretien, avoir un design qui facilite des réparations plus facilement, qui permet des adaptations et améliorations in situ et qui n’augmente pas les impacts négatifs sur les écosystèmes agricoles et autres, ce qu’aussi d’ailleurs prône le mouvement décroissanciste. Prenons deux exemples :
    • Certains des outils promus par Jean-Martin Fortier, comme la grelinette23Cf. Jean-Martin Fortier : <https://lejardiniermaraicher.com/grelinette>. particulièrement bien adaptée pour le maraîchage biologique à petite échelle, mais hautement efficace et productif24Les petites fermes qui maximisent la biodiversité peuvent avoir des rendements plus élevés que les plus grandes fermes qui pratiquent la monoculture industrielle par exemple. Voir notamment : Vincent Ricciardi, Zia Mehrabi, Hannah Wittman, Dana James et Navin Ramankutty « Higher yields and more biodiversity on smaller farms », Nature Sustainability, vol. 4, 2021, p. 651-657, en ligne : <https://doi.org/10.1038/s41893-021-00699-2> ; Rachel Bezner Kerr et al., « Can agroecology improve food security and nutrition? A review », Global Food Security, vol. 29, 2021, en ligne : <https://doi.org/10.1016/j.gfs.2021.100540>..
    • Serre solaire passive aquaponique plutôt que des serres chauffées au gaz ou subventionnées à l’électricité25Voir : Serre solaire passive aquaponique : <https://www.youtube.com/watch?v=9IbxnuV4E9E>.. Bien sûr, cette option ne doit pas éviter une évaluation antérieure, plus large du cycle de vie complet sur les régimes alimentaires nutritifs et principalement la promotion d’aliments frais en saison ou d’aliments locaux en conserve ou congelés pour les périodes hivernales.

3. Qui sont les acteurs et actrices du changement

Une fois les bases d’une convergence établie, il reste à déterminer quelle sera la base sociale qui devrait être le moteur du changement. On a vu que pour La Via Campesina, ce sont les paysans et paysannes eux/elles-mêmes qui doivent être au cœur des changements. Les luttes paysannes contre l’accaparement des terres dans les pays du sud principalement leur donnent un rôle central dans leur spécificité politico-agraire. Dans un pays du nord comme au Québec/Canada, les paysans (qui sont devenus des « producteurs ») sont largement intégrés à un système agricole industriel et corporatif encadré par des subventions et des règles. Cependant, le vieillissement de ces producteurs est une opportunité historique d’aller dans une direction autre que celle de la consolidation encore plus poussée des exploitations agricoles et d’aider une relève agricole par une nouvelle génération d’agriculteurs/agricultrices qui veulent changer de pratiques agricoles et sortir de la logique d’une agriculture industrielle. L’engouement pour des formations pour les différents types d’agroécologie (biologique, maraîchage, etc.) est déjà une illustration du potentiel sociologique de changement. On parle donc ici d’un changement générationnel au niveau des agriculteurs et du monde rural. Cependant, l’accès à la terre demeure l’un des obstacles principaux que ce soit pour les enfants d’agriculteurs/agricultrices ou pour les néo-agriculteurs et néo-agricultrices qui veulent faire une transition vers l’agroécologie. Une deuxième base sociologique est la vague croissante de mangeurs et mangeuses en milieu urbain qui veulent une alimentation plus écologiques, plus « vraie » et se reconnecter directement avec ce qu’ils ou elles mangent (ex. agriculture urbaine) ou indirectement avec des circuits alimentaires plus courts (agriculture soutenue par la communauté, volontariat sur fermes, etc.), un réseau alimentaire plus solidaire (cuisines communautaires, partage des récoltes et des semences, lutte contre le gaspillage alimentaires, promotion de régimes alimentaires plus santé, mais aussi plus connectés avec le bassin alimentaire et les écosystèmes, etc.).

La troisième base sociologique est plus géographiquement localisée dans les bassins alimentaires, dans les régions où il existe déjà de nombreuses initiatives de développement social et économique fondées sur une plus grande vitalité du monde rural qui va au-delà de la production agricole et inclut la transformation des aliments de terroirs, mais aussi dans les secteurs de l’écotourisme. Certains dirigeants municipaux ont déjà compris le potentiel de cette voie. Renforcer ces initiatives municipales peut aider à amplifier les changements, augmenter les rapports de forces vis-à-vis des autres paliers de gouvernement afin d’obtenir des changements de politiques et des budgets pour accroître les transformations sur le plan local. Il s’agit donc ici de créer une transversalité plus politique entre différents acteurs et actrices en partant de ce qui existe déjà au niveau local et en créant un maillage social, économique et éventuellement politique plus serré entre mangeurs/mangeuses urbains et les initiatives plus écologiques dans les milieux ruraux. Le but ultime étant de transformer les politiques publiques des gouvernements du Québec et du Canada pour que ces initiatives plus écologiques et justes prennent plus de place et, à terme, remplacer l’agriculture industrielle et marchande.

La quatrième base sociale pour des changements est les travailleurs. On peut distinguer ceux et celles qui travaillent dans le secteur agro industriel (transformation, abattoirs, etc.) qui parfois sont syndiqués et ont des conditions de travail meilleures que dans les secteurs non syndiqués. Il sera donc indispensable d’engager aussi un débat avec le milieu syndical pour des transformations systémiques plus ambitieuses. Par exemple, certaines des centrales syndicales ont des fonds d’investissement (Fonds de solidarité, Fondaction, etc.), qui pourraient être redirigés vers des initiatives plus porteuses et plus pérennes que simplement offrir du capital à des entreprises capitalistes de l’agro-industrie en difficulté. Les projets en régions et les municipalités dans les bassins alimentaires doivent aussi être plus proactifs pour aller chercher des investissements structurants de ces fonds de travailleurs, mais aussi de caisses comme la caisse solidaire Desjardins. Un autre groupe de travailleurs/travailleuses sont les migrants saisonniers ruraux. S’assurer qu’ils/elles ont des droits et des conditions de travail décentes est essentiel. Mais aussi, dans le contexte d’une pénurie de main-d’œuvre il faudrait voir comment le statut de ce type de travail agricole nécessaire pourrait être plus valorisé et/ou que les conditions d’immigrations fassent en sorte que certains de ces migrants puissent avoir l’option de s’installer permanemment. Ceci nous renvoie aussi à l’accès à la terre plus généralement et à l’urgence de créer des fiducies publiques des terres agricoles pour faciliter à la fois l’accès à la terre, mais aussi pour pérenniser les pratiques plus agroécologiques. 

En conclusion, le potentiel et les options pour des transformations systémiques existent. La mouvance pour la décroissance et le mouvement pour la souveraineté alimentaire et l’agroécologie auraient tout à gagner à mieux arrimer leur stratégie et leurs actions. Prêt à relever ces défis?

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Décroissance et liberté

CRITIQUE DE L’IMAGINAIRE ET DU CADRE INSTITUTIONNEL DE LA LIBERTÉ DES MODERNES

Par Louis Marion

CC0 : Circe Denyer

Normes du vivre ensemble et décroissance

De quoi avons-nous besoin pour vivre ensemble? De justice, assurément, de solidarité, nécessairement, de liberté, bien entendu. La solidarité renvoie aux liens affectifs et la reconnaissance sociale, la justice à l’équité et à l’universalité des principes, mais la liberté, ça réfère à quoi au juste?

Comment en effet se représenter et définir la liberté? Est-ce une valeur éthique et politique, l’exercice individuel de la volonté, un principe transcendantal, une capacité de choix éclairés, une puissance d’agir, une autonomie personnelle, l’ignorance de nos déterminations, l’obéissance aux lois que l’on se prescrit à soi-même, ou encore le contraire du déterminisme que l’on attribue aux lois physiques de la nature?

Précisons pour commencer que la liberté n’est pas une valeur en elle-même, car il n’y a aucune contradiction entre militer pour la liberté d’expression et militer contre la liberté de s’enrichir au nom d’une critique de la division sociale par classe et du surtravail, par exemple. Il faut donc lui ajouter quelques déterminations. La liberté devient intelligible, par les contraintes spécifiques qui la définissent? C’est toujours relativement à une contrainte que l’on peut comprendre la liberté. On ne peut pas penser la liberté sans penser à une forme ou à une autre de contrainte qui détermine son champ ou son domaine d’application.

Quelle liberté en effet doit être affirmée, protégée, reconnue? S’agit-il de la liberté de conscience, de religion, d’expression, de consommation, d’accomplissement de soi qu’il faut défendre ou faut-il inclure aussi dans les libertés fondamentales la liberté comme émancipation vis-à-vis des contraintes sociales et naturelles ou comme possibilité de transférer aux générations futures les conséquences de notre mode de vie sur la biosphère? La liberté d’être irresponsable.

La liberté n’a pas toujours été sa représentation imaginaire sociale actuelle, c’est-à-dire le droit de poursuivre sans contrainte son intérêt privé.

Décider ensemble1La décroissance implique une démocratisation radicale. Cf. Le mal de l’infini d’Yves Marie Abraham., oui bien sûr, mais avec quelle conception de la liberté humaine?

La liberté libérale, qui légitime notre système juridique et autorise le développement infini du capitalisme, est fondée sur la propriété privative. Cette liberté a une histoire qu’il nous paraît judicieux de connaître pour comprendre et reconnaître les obstacles idéologiques – culturellement transmis – qui se posent aujourd’hui à la décroissance.

Genèse de la liberté libérale

Deux importantes contingences de l’histoire occidentale ont contribué à forger le sens du mot « liberté » qui domine actuellement.

L’avènement du christianisme et la révolution bourgeoise, comprise comme l’émancipation des bourgs vis-à-vis du féodalisme à la fin de l’époque médiévale, sont des évènements où se construit la liberté moderne en tant que liberté privée.

Grâce à l’héritage de la philosophie grecque, « [l]e propre du christianisme a été de concevoir, sous le regard de Dieu, la volonté comme l’exercice d’une domination du sujet […] sur lui-même plutôt que comme pouvoir exercé sur autrui2Freitag, M. (2011). L’abîme de la liberté. Critique du libéralisme, Montréal : Liber, p. 12. ».

Dans un premier temps, la reconnaissance de la volonté (chez Platon puis Aristote) comme puissance ou faculté universelle de l’esprit, distincte des capacités cognitives ou expressives, a permis de concevoir la liberté comme l’usage ou l’opération de la volonté. C’est-à-dire comme libre arbitre.

Plus tard la révolution bourgeoise va asseoir, fonder la liberté sur la propriété et sa naturalisation.

Par exemple, pour le philosophe libéral John Locke 3Locke, J. (1992). Traité du gouvernement civil [1690], Paris : Garnier Flammarion, p. 32 : « bien que la nature ait donné toutes choses en commun, l’homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété; et que tout ce en quoi il emploie ses soins et son industrie pour le soutien de son être et pour son plaisir,[…] lui appartient entièrement en propre, et n’appartient point aux autres en commun. », la propriété est légitime, car naturelle et constitue la condition de la liberté et de l’abondance matérielle. Locke va déduire le droit de propriété par le travail qui permet d’augmenter considérablement « les fruits que la terre donne spontanément à l’état sauvage ». Dans son argumentation, la terre ou les poissons de la mer sont un commun qui appartient à tous, mais si je pêche l’un de ces poissons par mon travail, je retire alors cette richesse du domaine du commun et je peux me l’approprier légitimement en tant que propriétaire de mon corps et de son activité. La propriété s’appuie donc sur la spoliation du commun, mais ce penseur libéral en a justifié l’extension infinie à partir d’arguments philosophiques et religieux mettant « en scène l’immoralité du gaspillage que l’usage de l’argent permet justement d’éviter aussi bien comme moyen d’échange que comme mode de thésaurisation. Dès lors, il n’y a plus d’obstacle moral à une extension illimitée de la propriété 4Freitag, M. (2011). Op. cit., p. 171. ».

Résultat d’une histoire des idées associées aux intérêts d’une classe, cette conception de la propriété ne résiste pas à une analyse historique, sociologique et anthropologique, puisque loin d’être naturelle,

la propriété privée est le résultat d’une double négation : celle du caractère social de la chose, et celle du lien social qui inscrit a priori, de manière normative et identitaire, le sujet dans la société. C’est donc dans le nouvel espace institué sous la forme du pouvoir discrétionnaire qu’il peut exercer sur les biens qui sont devenus sa propriété exclusive vis-à-vis de tous que nait la liberté même du sujet bourgeois libéral5Ibid., p. 169..

C’est par l’intermédiaire de la propriété que « le sujet devient libre vis-à-vis de la société »6Ibid., p. 170.. La propriété permet la liberté comme libération vis-à-vis des attentes et des liens sociaux. Il s’agit de se soustraire « aux prétentions normatives d’autrui » »7Ibid., p. 169., de s’affranchir de tout rapport d’appartenance  et d’« échapper à l’interdépendance » 8Selon Freitag, la propriété régule des rapports sociaux sans liens sociaux car « en tant que domaine soustrait aux normes sociales, aux liens et obligation, c’est le domaine du rapport social entre des “étrangers” ». Ibid., p. 170. liée à la condition humaine. 

Définie par la justice romaine comme ab-usus, la propriété privée qui laisse les choses à la disposition totale du propriétaire institue une « désocialisation de l’usage des biens au profit des individus, ainsi qu’une fixation de la liberté des individus sur l’arbitraire dont ils disposent dans l’espace de la propriété9Ibid., p. 242. ». Les conséquences sont gigantesques sur notre civilisation comme la remarqué furieusement Rousseau :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. 10Rousseau, J. J. (1754). Discours sur l’origine de l’inégalité, Paris : J. Bry aîné, p. 257..

L’institution de la propriété privée est la condition de la domination concrète du capital compris comme la domination des choses sur les êtres humains. Auparavant prévalait plutôt l’idée

que les humains ont une place les uns par rapport aux autres, que leur être se fonde sur ces rapports de place avant de se fonder sur les relations qu’ils ont avec les choses. La modernité au contraire fonde le statut des personnes sur le travail et sur l’exercice de leur compétence, le rapport aux autres étant censé découler dans un second temps de ce rapport premier aux choses11Flahault F. (2005). Le paradoxe de Robinson, Capitalisme et société, Paris : Mille et une nuit, p. 23..

La naturalisation de la propriété est le socle philosophique qui nous permet de comprendre la spécificité de la liberté libérale par rapport à la liberté des anciens Grecs. Par opposition aux anciens pour qui la liberté est une liberté « sous la dépendance directe du politique […] dans le politique, par le politique, en vue du politique;12Freitag, M. (2011). Op. cit. p. 86. » chez les modernes libéraux, la liberté s’affirme contre le politique, contre la contrainte du pouvoir.

Dans la tradition philosophique libérale, chez Mill par exemple, la liberté signifie « la protection contre la tyrannie des dirigeants politiques13Mills, J. S. (1859). On liberty [2001], Kitchener : Batoche Book, p. 6. ». Elle est toujours saisie comme un domaine qui doit être protégé du pouvoir compris comme contrainte à la volonté individuelle et à la libre disposition de soi et de sa propriété.

Dans un texte célèbre sur la liberté des anciens et des modernes, le philosophe libéral Benjamin Constant décrit ainsi la liberté à laquelle aspirent ses contemporains : « Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances14Constant B. (1819). De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. ».

Entendu comme absence de contrainte, comme possibilité de poursuivre son intérêt privé, son plaisir personnel, comme laisser faire dans le domaine économique, bref comme droit au profit, la liberté est aujourd’hui devenue un problème politique et écologique important.

Cette conception libérale de la liberté, issue de l’histoire religieuse, politique, juridique, et philosophique occidentale se doit d’être déconstruite quand l’on constate l’étendue des ravages provoqués par sa réalisation (protégée et permise par le droit de propriété) sur le terrain économique sous la forme de l’accumulation du capital.

La liberté au service de la servitude

La croissance que nous fustigeons comme aliénation capitaliste, injuste et détruisant le monde, n’est pas sans lien avec l’histoire ou la généalogie de la conception libérale de la liberté qui sert de fondation et de légitimation à notre civilisation marchande. Cette relation s’explique notamment par le fait que l’économie capitaliste est le lieu d’exercice de cette liberté prédatrice fondée sur la propriété et l’indépendance de l’individu par rapport aux liens sociaux.

L’omniprésence ostentatoire de la marchandise s’explique par le marché comme lieu parfait pour exercer son libre arbitre son choix de marchandise dans une société abandonnée aux intérêts des corporations.

L’idéologie libérale de la liberté, celle qui défend la propriété privée, le laisser-faire économique, est plus au service de la liberté des entreprises de produire n’importe quoi plutôt que de défendre la liberté humaine comprise comme l’usage particulier et individuel du commun.

Outre la destruction de la nature, l’augmentation des injustices et l’irresponsabilité générale, le problème c’est aussi que la liberté que diffuse l’idéologie libérale est de moins en moins celle d’êtres humains, mais de plus en plus celle d’organisations, d’entreprises. Le problème c’est que la « liberté s’est émancipée de la personne humaine », mais constitue encore un argument servant à légitimer la domination du capital15Freitag, M. (2011). Op. cit., p.16..

De plus, le libéralisme semble confondre la société et la civilisation. Pourtant l’éthologie nous apprend que la société n’est pas une création humaine en vue de satisfaire des besoins. Elle n’est pas non plus « le résultat empirique de l’association contractuelle des individus 16Ibid., p. 114. ». À vrai dire, « [l]a vie en société a précédé les activités économiques de plusieurs millions d’années » 17Flahault F. (2005). Op. cit., p. 67.. En effet, selon Flahault, « […] pour les êtres humains comme pour les singes la vie en société fait partie de leur constitution, elle est leur être naturel. Elle n’est pas un moyen au service d’une fin, elle est une fin en soi. Dire que les hommes se sont organisés en société afin de produire des biens est donc aussi absurde que de dire qu’ils ont des pieds afin de porter des chaussures ». 18Idem.

Il faut insister sur ce point : « La coexistence précède l’existence de soi 19Ibid., p. 60.». La société précède l’humanité.

Travail et liberté 

Une conséquence majeure de la propriété et de la liberté bourgeoise qui lui est constitutive a été la marchandisation de l’activité productive, c’est-à-dire la généralisation du salariat, et son corollaire, le marché du travail.

Le monde dans lequel nous vivons est reproduit par l’activité humaine : aujourd’hui le travail, cette activité de reproduction sociale, est contraint, dominé, puisque l’individu, le travailleur qui l’exécute n’est pas libre.

Comparée au moyen Moyen-Âge, notre époque ne connaît pas la liberté du travail et l’indépendance acquise grâce au travail. A contrario, « [l]’artisan des communes bourgeoises médiévales était détenteur de ses propres moyens de production et son travail représentait pour lui l’accession à l’autonomie […], mais ce type d’autonomie, associée à l’appartenance à une communauté reconnue comme telle dans la société, est désormais perdu par le travailleur de l’industrie capitaliste 20Freitag, M. (2011). Op. cit., p. 249. ».

Son temps appartient à son patron et sa vie dépend du marché. Sans compter que certaines populations souffrent plus que d’autres des effets concrets de cette liberté libérale.

Alors quand on parle philosophiquement de cette liberté qui serait inhérente à la nature humaine il faut savoir et oser dire de quelle partie du genre humain on parle et quelles sont les caractéristiques de la nature humaine qui sont jugées vraiment essentielles pour tous ceux qui s’en réclament. Cela revient aussi à décider philosophiquement quelle partie du genre humain doit être sacrifiée à l’exigence de l’universel. Maintenant, la question peut être reformulée ainsi : quelle partie du genre humain et quelle partie de la nature doivent-elles être sacrifiées à l’imposition d’un libre marché globalisé par le capitalisme financier spéculatif?21Ibid., p. 250.

Bref notre mode de vie occidental, notre liberté de produire et de consommer toujours plus de marchandise, n’est pas universalisable et constitue une colonisation du présent par le futur sans autre finalité que celle du profit potentiel des membres de l’over class.

Mélangée avec la propriété, la liberté se change en nécessité

Dans sa réalisation contemporaine, cette liberté médiatisée par la propriété se retourne contre elle-même, car la liberté effective qui s’y exerce est de moins en moins celle de personnes cherchant à s’accomplir, mais de plus en plus celle « d’organisations impersonnelles (auxquelles est reconnue juridiquement la forme de personnes morales) et de procès régulateur autoréférentiel à caractère systémique (la liberté des marchés)22Ibid., p. 16. ». Ainsi, l’être humain se retrouve sous la dépendance de système technique et économique qui le contraint à s’adapter au lieu d’être autonome et de disposer de soi.

Comme disait Anders, « le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas23Anders, G. (2002). L’obsolescence de l’homme, Paris : L’Encyclopédie des nuisances/Ivrea, p. 50. ». 

Sous les protections juridiques accordées par la liberté libérale se cache l’irresponsabilité, le droit de détruire le monde.

La liberté « contractuelle » de vendre sa force de travail n’est au fond que la réalisation d’un droit de propriété sur « l’utilisation productive des êtres humains » à des fins privées, c’est-à-dire non démocratiques et non orientées par des finalités sociales collectivement réfléchies.

Chez Ivan Illich, la contre-productivité exprime l’idée que le développement de certains moyens (outils, institutions) finit par s’opposer aux fins pour lesquelles ces moyens sont conçus. Si certaines limites sont dépassées en matière d’usage, les moyens de communication risquent de nous isoler, la médecine de détruire la santé et l’éducation de nous abrutir. Ce concept de contre-productivité peut sans doute s’appliquer aussi à l’idéologie de la liberté : la liberté moderne est devenue contre-productive, c’est-à-dire qu’elle n’émancipe plus personne de rien. La dynamique sociale et économique que produit cette liberté appuyée sur la propriété nous conduit à la catastrophe.

Pour un nouvel imaginaire de la liberté

Les êtres vivants, en tant qu’ils peuvent agir sur le monde et interrompre l’enchaînement d’une chaîne causale déterministe, sont la véritable source de la liberté.

Une mouche ce n’est pas complètement prévisible, ce n’est pas comme le mouvement des planètes ou des boules de billard. C’est cette imprévisibilité comprise comme spontanéité subjective du vivant qui constitue la liberté première sur laquelle se construisent toutes les autres.

C’est la liberté première et inaliénable, car non séparée de l’animal. La liberté n’est pas une faculté du vivant, mais son comportement. Une manière unique et spécifique de se reporter au monde. Les électrons sont tous pareils, mais pas les chats même si les chats sont composés d’électrons.

Les flocons de neige même s’ils sont tous uniques, au fond sont tous pareils, contrairement au chat ou au chien qui eux possèdent tous une manière réellement unique et spécifique de se comporter dans leur milieu. D’exister en soi et pour soi.

Mais, il existe aussi une liberté, proprement humaine, qui est celle de se mouvoir non pas dans l’espace-temps d’une façon imprévisible (et impossible à déduire à partir des lois de la physique), mais celle de se déplacer parmi les mots dans le langage symbolique. La liberté donc comme usage du commun puisque le langage n’appartient à personne et est soustrait par principe à la propriété. Il n’y a pas de langage privé on partage toujours les mots avec d’autres.

La liberté comme dépassement de l’aliénation

Considérant cela, le nouvel imaginaire politique de la transition post capitalisme devrait abandonner la référence à la liberté, comprise à l’intérieur du cadre libéral et dépendant de la propriété comme absence de contrainte sociale, mais faire la promotion de la liberté définie comme l’absence de contrainte d’aliénation. Le terme d’aliénation étant ici associé à trois sens différents.

Chez Marx la notion d’aliénation fait référence à la double dépossession du travail. Le travailleur ne contrôle rien dans le processus de production et est spolié des produits de son travail. Ne contrôlant ni la forme, ni les moyens, ni les fins de son activité, il est séparé des fruits de son travail.

À cette définition de l’aliénation, Anders en ajoute une nouvelle : « [n]otre vie à tousest doublementaliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruits, mais également de fruits obtenus sans travail 24Ibid., p. 229.. » La technique ajoute à l’aliénation du travail l’aliénation de la non-expérience même du travail. Une aliénation causée par la facilité et le confort que nous procurent nos machines et qui tend à nous déresponsabiliser. Le désir d’abandonner le monde aux robots et algorithmes en tous genres.

Grâce à la puissance obtenue par le développement technoscientifique, le pays des gourmands se réalise : tout devient facile, accessible, s’ouvre comme ces portes automatiques au supermarché. Les rêves ancestraux de l’humanité deviennent une réalité. C’est le pays de cocagne, lieu du moindre effort, un endroit magique où toute médiation de la satisfaction est abolie. Dans le pays de cocagne, nous dit Anders « il suffit d’ouvrir la bouche toute grande pour qu’y tombent des “poulets rôtis”25Ibid., p. 224.».

Et pour finir, ajoutons l’aliénation au sens de la psychanalyse (Lacan, Castoriadis) causée par le discours de l’autre et intériorisée de manière inconsciente : c’est-à-dire « [l]» influence sociale non sue comme telle26Voir le cours d’Annick Stevens à propos de l’aliénation chez Castoriadis. ». Dans ce sens, la liberté est la possibilité permanente de la réflexivité critique vis-à-vis des attentes de l’autre, de la société, la possibilité de diverger face aux normes reconnues. Bref, la capacité de recul, de distance critique vis-à-vis de sa propre socialisation. 

Dans ce troisième sens, l’aliénation, c’est aussi l’aliénation causée par le déni de notre pouvoir d’instituer du radicalement nouveau ou comme peur de remettre en question ce qui est.

Échapper à ces trois types d’aliénations nourrissant l’hétéronomie : voilà la liberté que nous devons réaliser en établissant, produisant et partageant démocratiquement des communs.

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