Par Philippe Gauthier
Photo : Auteur·e inconnu·e. Des femmes réparant un vélo, 1895
L’idée d’un monde basé sur les transports actifs, et en particulier sur le vélo, est un thème récurrent dans les réflexions sur la décroissance. C’était l’une des pistes de transformation du Manifeste du Mouvement québécois pour une décroissance conviviale et cette notion joue également un rôle important dans les réflexions du groupe Degrowth.info, basé en Allemagne. Les grands médias associent également décroissance et pratique du vélo.
La plupart des partisan·e·s de la décroissance s’entendent donc sur le fait que le vélo est un outil utile et désirable dans un monde post-croissance, même si la promotion de la marche a également ses adeptes. L’un des précurseurs de la décroissance, Ivan Illich, le décrit comme la machine écologique par excellence :
« La bicyclette et le véhicule à moteur ont été inventés par la même génération, mais ils sont les symboles de deux usages opposés de l’avancée moderne. […] Elle constitue un merveilleux outil qui tire parfaitement parti de l’énergie métabolique pour accélérer la locomotion. En terrain plat, le cycliste va trois ou quatre fois plus vite que le piéton, en utilisant cinq fois moins de calories ».
Philippe Bihouix, pour sa part, y voit un exemple de machine low tech (basse technologie) en dépit de la relative complexité technique de sa fabrication :
« Même un modèle simple contient plusieurs centaines de pièces élémentaires, dont la plupart ont un contenu technique qui n’est pas maîtrisable « localement » : métallurgie d’alliages et métaux différents, usinage et ajustage des pièces, vulcanisation du caoutchouc des pneus, préparation des peintures anticorrosion ou de la graisse pour la chaîne. […] En revanche, une fois construit, il est clairement possible pour le commun des mortels d’en comprendre parfaitement le fonctionnement, de le bricoler […] de le maintenir en état pour de nombreuses années, pour ne pas dire indéfiniment ou presque ».
Un autre thème récurrent de la décroissance est celui d’une production à l’échelle locale, idéalement par des moyens de production appartenant aux travailleurs – travailleuses eux et elles-mêmes. On trouve notamment ces idées sous la plume d’Yves-Marie Abraham, pour qui la production de ce qu’il faut pour vivre ne doit plus être pris en charge par l’entreprise privée ou l’État, mais par des communs, reposant sur les principes d’autoproduction et de partage des moyens de production. Le groupe Polémos évoque également une organisation du travail basée sur les coopératives et les communs.
Mais qu’impliquent au juste sa production et son entretien en termes d’organisation du travail, de ressources matérielles et énergétiques et de choix techniques? Cette étude s’interroge sur la forme que pourrait prendre la production de bicyclettes en contexte décroissant et sur les dépendances qu’entraîne le choix de miser sur ce mode de transport. Elle explore le concept de l’atelier de fabrication de vélos, installation plus petite et plus conviviale qu’une usine moderne, et explore les tensions entre la simplicité à atteindre et l’efficacité technique nécessaire à une activité manufacturière légère.
Pourquoi l’efficacité demeure importante
La question de l’efficacité peut sembler trop axée sur le productivisme pour constituer une préoccupation décroissante. Elle est parfois associée au fordisme et à l’aliénation des travailleurs – travailleuses et de la société en général. Ce n’est pas l’intention ici. Il s’agit d’abord d’éviter le gaspillage des matériaux et de l’énergie nécessaire à la fabrication du vélo en choisissant des techniques appropriées à l’échelle de production recherchée. Il s’agit aussi d’offrir un produit que les citoyen·ne·s d’un monde post-croissance pourront s’offrir, surtout dans un contexte où ils sont censé·e·s vivre avec moins de ressources.
L’enjeu n’est pas trivial. Lorsque la bicyclette commence à se populariser, entre 1890 et 1895, son prix d’achat représente 800 fois le salaire horaire moyen en France. Rapportées au salaire moyen actuel de 26,65 dollars de l’heure au Québec en 2019, ces 800 heures représentent 21 320 dollars, soit l’équivalent du prix d’une petite voiture économique. Pour cette raison, le vélo est d’abord adopté par la bourgeoisie : médecins, notaires, curés de campagne, ainsi que par les services publics, notamment la police et l’armée. Il ne se démocratisera vraiment qu’après la Première Guerre mondiale. En raison de l’amélioration des techniques de fabrication, son coût d’achat ne représente plus que 200 heures de travail en 1925 et 95 en 1957.
Le spécialiste de l’énergie Vaclav Smil observe que les techniques modernes permettent d’utiliser moins d’énergie pour obtenir une quantité de travail donnée. Les premières machines à vapeur, par exemple, transformaient moins d’un pour cent de l’énergie du charbon en travail mécanique utile. En 1900, le rendement des locomotives ne dépassait pas 10 % et celui des meilleures machines à vapeur « compound », 20 %. De nos jours, les turbines à vapeur à cycle combiné qui transforment le bois, le charbon ou le gaz en électricité ont un rendement pouvant atteindre 60 %. Une turbine hydraulique moderne peut transformer jusqu’à 95 % de l’énergie cinétique de l’eau en énergie électrique.
Le niveau technologique a donc un impact réel sur la quantité d’énergie nécessaire pour accomplir un travail. Inversement, le retour à des technologies plus archaïques aurait probablement comme effet d’augmenter la consommation d’énergie nécessaire pour effectuer le même travail. L’enjeu énergétique, d’un point de vue décroissant, consiste à produire les biens nécessaires avec le moins de ressources énergétiques possible, tout en évitant le piège consistant à utiliser la même quantité de ressources pour fabriquer plus de produits – souvent superflus.
Les composantes d’un vélo
Un vélo moderne peut compter jusqu’à mille pièces, en tenant compte des vis et des maillons de la chaîne. Plusieurs sont simples et ne comportent pas d’enjeu industriel particulier. Cette étude de concentrera donc sur un nombre restreint de composantes majeures, emblématiques des techniques de fabrication à utiliser. Elle évoquera ensuite la question des matériaux nécessaires avant de s’interroger sur l’organisation du travail la plus simple pouvant être mise en œuvre pour la fabrication de chaque composante.
La première composante importante est le cadre. Qu’il soit fait d’acier ou d’aluminium, il est fait d’un tube fabriqué par extrusion. On chauffe une pièce de métal pour la ramollir, puis on le pousse à travers un moule à l’aide d’une puissante presse hydraulique développant une force de centaines ou de milliers de tonnes. Il est aussi possible de former du métal plat en rouleau et de le souder à la jonction, mais c’est un procédé laborieux et peu efficace. Quelques artisan·e·s expérimentent actuellement avec des cadres en bambou et en frêne. Cette solution semble donner satisfaction et constituer une solution décroissante prometteuse.
Le roulement à billes, utilisé pour réduire la friction dans le pédalier et les roues, est une technologie déjà ancienne. Il semble que le premier vélo à l’avoir incorporée était le Grand Bi de 1869. La bague est faite à partir d’un tube d’acier que l’on découpe en sections avant de le forger. Le principal problème consiste à fabriquer des billes parfaitement sphériques dans un métal très dur. On part d’un fil d’acier de gros calibre que l’on découpe et que l’on moule grossièrement avant de chauffer et de polir les billes entre deux plaques de fonte. C’est un travail spécialisé qu’on voit mal fait dans un atelier d’usinage généraliste, mais qui se fait dans des établissements de taille modeste. Un grand fabricant mondial d’origine suisse, Bossard, a 2500 employé·e·s réparti·e·s sur 77 sites, soit 32 employé·e·s par usine.
Les pignons et les plateaux, de même que la chaîne, reposent sur des opérations de forgeage. Il s’agit essentiellement de découper le métal et de lui donner sa forme finale à l’aide de machines-outils. Le métal est ensuite trempé pour le durcir et augmenter sa résistance à l’usure. Le travail est comparable pour le mécanisme du dérailleur, s’il y en a un. Ce sont des opérations relativement simples qu’on peut faire dans un petit atelier d’usinage équipé en conséquence.
Les autres pièces de métal, comme les composantes de freins et les garde-boues, sont les plus faciles à fabriquer, essentiellement à l’aide de simples presses pour former le métal. L’assemblage des roues, et en particulier des nombreux rayons, est normalement confié à une machine automatisée. Il faudra peut-être revenir à une méthode plus laborieuse d’assemblage à la main.
L’acier est le premier matériau entrant dans la fabrication d’une bicyclette. Le cadre, traditionnellement, est fait d’un alliage relativement flexible comportant du chrome et du molybdène, tandis que les pièces soumises à l’usure (roulements à bille, chaîne, plateaux et pignons) sont faites d’acier très dur à forte teneur en chrome et, selon les formulations, une faible proportion d’autres métaux comme le vanadium et le cobalt. Il est possible de produire ces alliages à partir d’acier recyclé en ajoutant les métaux voulus, à condition que l’acier de départ soit de formulation compatible (ne contienne pas d’autres métaux remettant en cause la qualité de l’alliage désiré).
Les vélos modernes utilisent le plus souvent l’aluminium pour le cadre. Ce métal est plus facile à travailler et à recycler que l’acier, mais il n’est pas considéré comme aussi durable pour un vélo. Il ne s’agit peut-être pas du meilleur choix pour un vélo low tech devant servir très longtemps. Par contre, il s’agit d’un bon choix pour toutes sortes de pièces mineures : poignées de frein, garde-boue et autres.
Il faut oublier la fibre de carbone, dont la production est complexe et très énergivore : de 51 à 79 kWh d’énergie par kilo. En comparaison, la production d’acier neuf exige de 6 à 14 kWh et celle d’acier recyclé, de 2 à 4 kWh. La production d’aluminium neuf à partir du minerai requiert de 63 à 95 kWh, mais son recyclage, seulement de 3 à 5. Défaut supplémentaire de la fibre de carbone : on ne sait pas la recycler et sa durée de vie comme déchet se mesure en siècles.
L’autre matériau critique est le caoutchouc qui entre dans la fabrication des pneus. Il s’agit essentiellement de caoutchouc naturel produit par un arbre originaire d’Amérique du Sud, l’hévéa. La production est aujourd’hui concentrée en Asie du Sud-est. Dans un contexte post-croissance, il resterait possible de l’importer, mais son transport sur de longues distances pose problème et une organisation plus équitable de son commerce reste à inventer. Une solution locale est envisageable : le pissenlit. Il est facile à cultiver en monoculture et son latex a déjà été utilisé comme source de caoutchouc dans le passé, notamment en URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y a actuellement de l’intérêt pour cette ressource et une industrie pourrait voir le jour dans les prochaines années.
La fabrication d’un vélo de base, à la fois simple et durable, exige donc des matériaux relativement sophistiqués, ainsi que l’usage de machines-outils pour la fabrication des diverses catégories de pièces. Ces problèmes techniques ont été résolus dès la fin du XIXe siècle et il est possible de produire des vélos de qualité avec des moyens plus simples que ceux qui sont mis en œuvre actuellement. Il est notamment possible de se passer de robots et de machines-outils à contrôle numérique, dont l’avenir paraît incertain dans un monde post-croissance. Il est également envisageable de simplifier les vélos eux-mêmes en sacrifiant un peu de performance et en acceptant un peu plus de poids.
Sources d’énergie
Il n’est pas clair si le monde post-croissance aura encore recours à des réseaux électriques centralisés ou s’il reposera sur des sources renouvelables organisées en réseaux locaux. La quantité d’énergie disponible sera probablement inférieure à ce que nous connaissons aujourd’hui et variera sans doute en fonction de la météo et du rendement des panneaux solaires ou des éoliennes.
La production pourrait donc être limitée aux jours où le temps est favorable. Une production intermittente exigerait une organisation alternant jours de travail et congés en fonction de l’énergie disponible. Une alternative serait d’installer les ateliers près de cours d’eau où de petites turbines hydrauliques pourraient livrer une énergie constante, mais moins abondante. Ceci aurait pour effet de limiter la taille maximale des ateliers.
La production d’aluminium neuf exige d’énormes quantités d’électricité, vraisemblablement d’origine hydroélectrique. Le procédé ne peut jamais s’arrêter – le métal en fusion déformerait les cuves en se solidifiant – et les sources d’énergie intermittentes sont hors de question. Le recyclage de l’aluminium dans des fours à arc peut se faire de manière discontinue, mais les besoins en électricité demeurent importants et ne peuvent pas être couverts par de petites installations locales. La même chose vaut pour l’acier recyclé.
Matériaux
La production d’acier neuf exige actuellement l’utilisation de charbon ou, plus rarement, de gaz naturel. Ces combustibles ne fournissent pas seulement la chaleur indispensable au procédé, mais aussi du carbone qui s’associe à l’oxygène du minerai de fer pour l’éliminer sous forme de CO2. Il existe un procédé alternatif utilisant de l’hydrogène. Il se combine à l’oxygène du minerai de fer pour l’éliminer sous forme de vapeur d’eau, ce qui n’émet pas de gaz à effet de serre. La production d’hydrogène en quantité voulue par électrolyse exige toutefois beaucoup d’électricité. Un monde post-croissance aura donc à être sobre en acier, recyclé comme neuf.
Combien d’énergie la production d’un vélo consomme-t-elle au total? Les données disponibles sont rares et ne distinguent pas les divers types de vélos. Selon une étude du MIT, la fabrication et l’entretien d’un vélo sur l’ensemble de son cycle de vie représentent 319 MJ d’énergie par mille parcouru (soit 199 MJ par kilomètre). Ce genre d’études considère qu’un vélo fera 15 000 km durant sa vie utile. Ceci correspondrait à une consommation totale de 830 kWh d’énergie. Mais ce chiffre paraît optimiste, ou fondé sur la fabrication de vélos très simples.
Une autre étude de cycle de vie, portant sur un vélo haut de gamme, estime sa facture énergétique à 2 380 kWh pour la seule étape de la fabrication du cadre. Il faut ajouter 325 kWh pour les roues et 50 pour la chaîne, sans compter les autres pièces. Le total pourrait donc approcher les 3 000 kWh. Le ménage québécois moyen consommant 72 kWh d’électricité par jour (contre 13 en France), ces 3 000 kWh équivalent à 41 jours de consommation québécoise ou 231 de consommation française. C’est aussi l’énergie que renferment 750 kilos de bois de chauffage.
Organisation de la production
Dans un monde décroissant, le métal continuera d’être produit dans des fonderies et des alumineries de taille assez importante, afin de réduire la consommation énergétique par unité produite. Ces usines fourniront de vastes ensembles à l’échelle d’un pays ou d’un sous-continent. Les contraintes sur l’énergie et des besoins moins importants feront toutefois en sorte que ces usines seront plus petites que celles que nous connaissons, parce qu’il y aura moins de hauts-fourneaux ou de cuves de fusion fonctionnant en parallèle.
Le modèle du petit atelier d’usinage, qui répondait jadis à toutes sortes de besoins locaux en pièces à l’unité ou en séries courtes, vient à l’esprit. Ces ateliers comptaient souvent moins de dix employés, mais on pourrait étendre le modèle à 25, voire 50 ouvriers – ouvrières pour alimenter un marché régional en vélos. La fabrication de métaux et d’alliages, par contre, se faisait déjà dans de grosses unités de plusieurs centaines d’employés dès le XIXe siècle, essentiellement pour des raisons d’efficacité énergétique. Il est plus facile d’obtenir et de maintenir la chaleur voulue dans de gros creusets que dans des petits. Les alumineries sont toujours des usines de grande taille, le procédé se prête mal à une production à petite échelle. Il est aussi possible, dans certaines limites, de refondre de l’acier et de l’aluminium dans des fours à arc. La taille minimale de ces unités est de l’ordre de 50 à 100 employé·e·s.
La production de caoutchouc de pissenlit et de pneus pourrait se faire à l’échelle régionale. Ces productions se font actuellement à une échelle nationale ou même internationale, mais ce n’est pas une nécessité technique, surtout pas pour des pneus de vélo relativement simples par rapport aux pneus de voiture. Une régionalisation limiterait les besoins en transport de la marchandise et éviterait les problèmes techniques liés à la production de beaucoup d’énergie renouvelable sur un seul site. Lorsqu’il y a moins d’abondance énergétique, il est plus facile de produire de manière décentralisée.
Si l’option des cadres en bois ne donne pas satisfaction, il faudra continuer d’utiliser des tubes obtenus par extrusion. Ces gros équipements ne réclament pas beaucoup d’ouvriers et d’ouvrières, mais ils exigent passablement d’énergie, ce qui risque de jouer sur le choix des sites de production. Ces équipements ne seront sans doute pas intégrés à des ateliers de fabrication de vélos, mais resteront distincts, fournissant les tubes nécessaires aux fabricants. La fabrication de roulements à billes fonctionnera sans doute sur le même modèle, bien que l’intégration à un atelier de fabrication paraisse plus facile.
Restent les activités d’usinage des pignons, des plateaux et des diverses autres pièces. Elles pourraient être faites sur un même site et combinées aux activités d’assemblage. L’usinage est relativement peu énergivore et il serait possible de se consacrer à cette activité lorsque l’énergie est abondante, puis à l’assemblage des pièces en stock lorsqu’elle est plus rare. Un petit atelier de taille régionale regroupant toutes ces activités ne pourrait sans doute pas faire toutes ces activités en même temps. Les ouvriers – ouvrières pourraient se concentrer sur certaines pièces un jour, puis sur d’autres le lendemain. D’un point de vue capitaliste, cette pratique ne permet pas de maximiser la rentabilité du capital. D’un point de vue décroissant, elle permet toutefois de maintenir une consommation énergétique raisonnable par unité produite et de fournir du travail sans produire des quantités excessives de vélos.
Un vélo conçu pour être durable et facile à réparer peut durer des décennies. Il n’existe pas de chiffres sur le nombre de vélos existants au Québec, mais sur la base de 4,2 millions de cyclistes, on peut sommairement estimer qu’il existe environ 5 millions de vélos. S’ils sont conçus pour durer 50 ans, il faudra remplacer 2 % du parc chaque année, soit 100 000 véhicules neufs annuellement.
Si l’on compte 1 500 kWh d’énergie pour la production d’un vélo post-croissance simple, l’énergie nécessaire à cette activité atteindrait 150 GWh, soit l’équivalent de la production annuelle d’environ 35 grandes éoliennes de 2 MW fonctionnant avec un facteur de charge de 25 % ou encore 75 000 tonnes de bois de chauffage. Ce chiffre comprend le coût énergétique de l’extraction et de la transformation des matériaux (métal, plastique, caoutchouc…) mais laisse de côté la question de leur impact environnemental. Sans être insoutenable, le total demeure considérable. Il faut de surcroît tenir compte de la fabrication d’un grand nombre de pièces de rechange.
Cette étude laisse volontairement de côté deux enjeux qui exigeraient de la recherche distincte. D’une part, les vélos ont besoin de chemins. L’examen du vélo en tant que système (plutôt qu’en tant qu’objet, comme le fait ce texte) exigerait de mesurer le coût énergétique des routes et de poser diverses hypothèses sur le pourcentage d’utilisation qu’en feraient les vélos dans divers scénarios. Rappelons simplement que les premières pressions pour le pavage des routes ont historiquement été le fait des cyclistes, qui exigeaient des surfaces de roulement lisses. La voiture en a ensuite profité.
Une autre piste de recherche intéressante serait la question de la réduction des besoins – ou même du besoin tout court. Les calculs que l’on trouve ici sur la production de vélos postulent implicitement que leur contexte d’utilisation reste inchangé. Comme les chiffres sont élevés, il faudrait peut-être miser sur des modes d’utilisation ou de propriété partagée des vélos. On peut aussi supposer qu’une société vivant à une échelle plus locale aurait de moindres besoins de déplacement, ce qui réduirait ou éliminerait le parc de vélos nécessaire.
Conclusions
Cette étude a cherché à explorer la manière dont on pourrait fabriquer des vélos dans un monde post-croissance. Elle s’est interrogée sur l’organisation de la production, les ressources matérielles et énergétiques à mettre en œuvre et les choix techniques à faire pour maintenir une productivité suffisante sans dépendre de technologies trop complexes.
En ce qui concerne l’organisation du travail, on voit que plusieurs activités peuvent avoir lieu dans des ateliers de taille relativement petite (moins de 50 personnes), possiblement détenus collectivement par les travailleurs et travailleuses. Certaines activités, toutefois, comme la fabrication et l’extrusion de l’acier, ne se prêtent pas aussi bien à la production à petite échelle. Ils requièrent aussi des équipements coûtant quelques millions, voire des dizaines de millions de dollars et réunir le capital nécessaire ne sera pas simple pour un collectif de travailleurs et travailleuses.
En ce qui concerne les ressources matérielles, aucune n’est véritablement rare et il n’existe pas d’obstacle sérieux à une industrie durable du vélo. Dans un monde décroissant qui serait beaucoup plus sobre au niveau énergétique, toutefois, réunir l’énergie nécessaire ne sera pas forcément facile. Le choix des sites de production pourrait être dicté par la disponibilité locale d’énergie en quantité suffisante et l’intermittence de la production pourrait cadencer le rythme de production des vélos. Ceci requiert une importante adaptation sociale, mais s’accorde au postulat décroissant d’un rythme de vie plus lent.
Les choix techniques posent des enjeux plus complexes. Bien que le niveau technologique de la fin du XIXe siècle soit suffisant pour produire des vélos, leur prix d’achat était alors si élevé qu’ils étaient réservés à une élite. Il faut viser un prix de revient permettant aux citoyen·ne·s d’un monde sobre de s’en procurer. Il y a donc un arbitrage à faire entre la simplicité et une efficacité technique qui induit toutes sortes de dépendances : ressources plus rares, longues chaînes logistiques, besoins accrus en capitaux pour l’achat de machines-outils.
En somme, la grande question qui se pose est « décroître jusqu’où? ». L’exemple de l’atelier de vélos montre qu’il existe une tension entre le désir d’une vie plus simple, plus sobre et plus locale et le désir de conserver un certain nombre de biens et de services qui facilitent la vie et qui démultiplient les capacités du corps humain. Trop de renoncements et la vie décroissante peut devenir misérable. À l’inverse, pas assez et le monde industriel se maintient pratiquement tel quel.