Par Louis Marion, texte présenté dans le cadre de La Grande Transition, le 22 mai 2021
Le pluvier. Crédit : Yves Duchesne – Photo sous licence CC BY-SA 4.0
Après vingt ans de critique décroissanciste de la société, nous pouvons avoir un recul historique qui nous permet d’observer et d’analyser l’interaction de cette proposition politique avec sa réception sociale empirique. Nul n’aurait pu prévoir, il y a 20 ans, l’avenir de ce slogan ou la portée de ce concept.
Il y avait plusieurs possibles.
La décroissance aurait pu s’unifier fortement sur le plan théorique et pratique et provoquer une forte répression politique.
Ou, au contraire, la décroissance aurait pu être abandonnée comme enjeu d’émancipation pour des raisons liées à son anthropologie optimiste ou d’autres raisons advenant une réfutation scientifique concernant ses thèses ou présupposés.
Rétrospectivement, ce qui s’est produit après 20 ans, c’est que la décroissance n’a pas eu besoin d’être réprimée ni abandonnée, mais qu’elle n’a pas triomphé non plus comme idéologie politique de remplacement du capitalisme.
Plusieurs explications sont possibles pour ce diagnostic, sans doute liées fortement au triomphe du néolibéralisme et à la culture postmoderne.
Dans le contexte actuel, les subjectivités sont en concurrence quant aux finalités à choisir et leur légitimation. À partir de l’horizon libéral, elles ne peuvent que faire valoir des droits et raisonner à partir d’intérêts.
La culture progressiste et le post-structuralisme ont contribué à neutraliser l’engagement politique non privé et universaliste.
Il y a désormais plusieurs compréhensions de la décroissance. Malgré le travail d’éclaircissement d’auteur comme Timothée Parrique, la décroissance demeure divisée sur certains sujets.
Comment nous situons-nous face à la critique de la valeur?
Comment nous positionnons-nous face à la critique de la souveraineté de l’État?
Que penser de la position anarchiste?
Décoloniser l’imaginaire, comme condition de possibilité du changement social radical, c’est abolir certaines distinctions et en instituer des nouvelles.
Dans mon jardin, il y a des oiseaux plutôt subtils, des spécialistes de la diversion, qui distinguent, parmi les menaces potentielles pour leurs progénitures, celles qui viennent d’individus mal intentionnés, de celles qui viennent, disons, des ignorants et des irresponsables. Un touriste perdu risquant de marché sur leur œuf ce n’est pas perçu comme un faucon.
Avons-nous ce pouvoir de faire les bonnes distinctions en commençant par distinguer ce qui appartient encore aux humains et ce qui vient de la machine? Ce sur quoi nous avons une prise et ce sur quoi il ne nous sert à rien de discourir?
Sommes-nous capables, comme ces pluviers, de distinguer l’ignorance de la mauvaise foi parmi les obstacles à l’atteinte de nos objectifs? Sommes-nous capables de savoir avec qui nouer des alliances stratégiques?
Bref, comme idée, la décroissance s’est enrichie, mais comme mouvement social et politique il y a eu peu de progrès significatif.
Certains objecteurs de croissance sont fiers d’avoir raison, mais leur radicalité idiosyncrasique, leur belle âme romantique, les empêche d’avoir une prise sur la réalité. Être contre tout n’est pas très pragmatique. « Le nouveau a besoin d’un sens qui existe déjà. » D’autres, moins sectaires, sont aussi moins combatifs et leur vision du capitalisme ressemble plus à une théorie macro-économique qu’ils se doivent de réfuter qu’à un système de domination qui, depuis longtemps, sculpte les subjectivités.
Nous pouvons, comme le propose Timothée Parrique, avoir une stratégie par étape pour changer la propriété, le travail, l’argent. Pour démarchandiser progressivement la société, mais cela ne nous donne pas le pouvoir matériel. Ça demeure idéaliste.
Faire avancer les idées décroissancistes ne fait pas avancer de rapport de force en faveur de la décroissance, ne produit pas une puissance désaliénante à l’œuvre, ou un sabotage des structures oppressives et injustes.
Les limites de la décroissance sont symptomatiques des limites de la réflexivité sociale actuelle, de la capacité pour les êtres humains, sans testament à propos de leur héritage technique, de reprendre le contrôle de la reproduction de la société. Cette société est, en réalité, abandonnée aux algorithmes et divers monstres technochrémastistiques pour sa reproduction, abandonnant par la même occasion les individu aux intérêts et au rapport de force des marchés qui flattent son narcissisme et son pouvoir d’achat.
La décroissance se heurte à la situation sociologique suivante: Nous vivons dans un type de société qui ne demande plus a personne d’en faire partie ou il n’y a plus de devoir, mais seulement des droits où tout est abandonné aux intérêts individuels ou au bon fonctionnement de la machine. La société ne se reproduit plus par des humains baignant dans du sens, mais de manière technique et économique.
La domination s’est intériorisée, car l’activité économique a absorbé l’essentiel de la vie sociale. Néanmoins, même si elle n’a pas réussi jusqu’à présent à s’incarner dans un mouvement politique transnational ayant un programme clair, on peut tout de même préciser son apport positif. Les objecteurs de croissance ont contribué à alimenter et à radicaliser les débats à propos de la justice sociale et de l’écologie en lien avec ces liens interdépendants et avec les limites de toutes catégories.
Notre faiblesse comme mouvement n’est pas un problème de communication avec les non-convertis, c’est plutôt lié à un problème d’antagonisme structurel dans les luttes pour la définition des enjeux liés à la décroissance.
On parle de plus en plus des limites biophysiques, mais ça ne suffit pas. La conscience, comme la science, ne suffit pas pour déterminer un projet commun.
Il y a eu des changements profonds, des remises en question légitimes, mais le passé ne peut plus suffire comme guide, car les conditions et la définition même de l’émancipation ont changé en intégrant des luttes pour la reconnaissance par exemple.
Imaginer quelque chose de plus désirable que le capitalisme, pour la décroissance, ce n’est pas si difficile. Ce qui est difficile c’est de s’entendre tous ensemble sur ce qui est désirable.
Le changement de paradigme est un problème ontologique sociologique anthropologique et psychologique. Ce n’est pas juste une affaire de militant engagé ou de masse critique.