Le prix de l’électricité. Essai de contribution à l’Encyclopédie des nuisances

Par Yves-Marie Abraham1Une première version de cet article est parue dans la Revue économique et sociale (juin 2020, volume 78, p. 37-46). Je tiens à remercier ici Jérémy Bouchez, Noémi Bureau-Civil, Nicolas Casaux, Ambre Fourrier, Philippe Gauthier, Jimmy Grimault, Louis Marion, Edouard Piely pour leurs relectures de ce texte et leurs suggestions d’amélioration.

Nikola Tesla, avec son équipement. Par : Dickenson V. Alley, Restorée par Lošmi

Que ce soit en tant que vecteur d’énergie ou vecteur d’information, l’électricité est partie prenante de la plupart des solutions techniques qui sont envisagées aujourd’hui pour faire face aux conséquences de la catastrophe écologique en cours. Elle apparaît en somme comme une planche de salut au moment où l’avenir de la civilisation industrielle suscite de plus en plus d’inquiétudes. En réalité, la poursuite de l’électrification du monde, qu’il s’agisse par exemple d’adopter la voiture électrique ou de soutenir les progrès de l’Intelligence dite artificielle, ne fait qu’aggraver le désastre auquel elle prétend remédier. Elle contribue en outre à nous rendre toujours plus dépendant·e·s de macrosystèmes au sein desquels nous finissons par jouer le rôle de simples rouages… ou de microprocesseurs. Si nous tenons à la vie et à la liberté, nous n’avons pas d’autre choix que d’entreprendre la désélectrification de nos sociétés.

Combler une lacune

« Là où les encyclopédistes pouvaient faire l’inventaire enthousiaste d’un monde matériel délivré de l’illusion religieuse, là où Marx pouvait encore voir « la révélation exotérique des forces essentielles de l’homme », il nous faut aujourd’hui décrire le royaume de l’illusion techniquement équipée et le « livre ouvert » de l’impuissance à faire consciemment leur histoire des hommes asservis à leur propre production. Nous nous attacherons à explorer méthodiquement le possible refoulé en faisant l’inventaire exact de ce qui, dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression2Encyclopédie des nuisances (2009). Discours préliminaire (Novembre 1984). Paris : Éditions de l’encyclopédie des nuisances, p. 13.. »

C’est en ces mots que Jaime Semprun présentait en 1984 le projet d’une « Encyclopédie des nuisances ».

Sous-titrée Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers, en hommage ironique au fameux ouvrage dirigé deux siècles plus tôt par Diderot et d’Alembert, l’EdN, pour les intimes, se proposait non seulement d’exposer, par ordre alphabétique, « comment chacune des spécialisations professionnelles qui composent l’activité sociale permise apporte sa contribution à la dégradation générale des conditions d’existence », mais aussi de souligner ainsi « l’unité de la production de nuisances comme développement autoritaire dont l’arbitraire est l’image inversée et cauchemardesque de la liberté possible de notre époque3Ibid., p. 12.. »

Que mettaient en cause les auteurs anonymes de la revue? Pour l’essentiel, la civilisation industrielle, que celle-ci d’ailleurs se recommande du libéralisme ou du socialisme. Quant aux dommages qu’ils se proposaient d’inventorier, avec une causticité et un style sans pareils, il n’était pas seulement question des destructions « environnementales » les plus visibles occasionnées par cette civilisation. Se trouvait en jeu, à leurs yeux, la possible « obsolescence de l’Homme »4Titre du magnum opus du philosophe Günther Anders, dont une traduction a été publiée d’ailleurs par les Éditions de l’Encyclopédie des nuisances : Anders, G. (2002). L’Obsolescence de l’Homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956). Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 361 pages., sa réduction à l’état de pur moyen au service de l’accumulation du capital et du progrès technoscientifique. L’EdN avait donc pour raison d’être la mise en évidence de cette aliénation, tâche d’autant plus délicate qu’« en même temps qu’elle produit ce qui paraissait hier encore insupportable, [notre civilisation] produit les hommes capables de le supporter5Op. cit.. »

Quinze « fascicules » furent ainsi publiés entre 1984 et 1992. Le dernier d’entre eux proposait cinq entrées, tout aussi intrigantes que celles qui constituaient le sommaire des numéros précédents : Abracadabra – Abracadabrant – Abramboé – Abrégé – Abrenuntio. La deuxième lettre de l’alphabet était donc encore bien loin d’être atteinte. L’aventure s’est poursuivie cependant d’une autre manière, et ce malgré le décès en 2010 de Jaime Semprun, avec l’édition de près d’une cinquantaine d’ouvrages s’inscrivant dans la même perspective, certains inédits, d’autres non. Par ailleurs, on l’aura compris, l’ambition principale de Semprun et de ses complices (parmi lesquels figura un temps Guy Debord) n’a jamais été d’établir un relevé exhaustif des dommages causés par le monde industriel, mais d’en fournir un aperçu, tel que s’imposent à l’esprit de leurs lecteurs à la fois la nécessité et la possibilité d’en finir avec cette « forme de vie » si hostile justement à la vie.

Il n’en demeure pas moins que ce dictionnaire à peine ébauché demande à être continué, ne fût-ce que parce que sa matière est en continuelle expansion. C’est dans cette perspective que je voudrais faire valoir ici l’urgence d’explorer une catégorie de nuisances à laquelle les auteurs de l’EdN ne me semblent pas avoir accordé une attention suffisante : celles que l’on doit en propre à l’électricité. Certes, ces pourfendeurs de la déraison contemporaine n’ont pas ignoré les conséquences désastreuses des usages industriels du « fluide électrique »6Fréquemment utilisée jadis, l’expression « fluide électrique » est métaphorique. En toute rigueur, il faudrait parler d’un déplacement de charges électriques., mais en ont traité le plus souvent de manière indirecte ou occasionnelle7Semprun, J. (2008). La nucléarisation du monde. Paris : Éditions Ivrea, comme une critique indirecte de l’électricité, puisqu’en dehors de la fabrication d’armes, l’industrie nucléaire a pour raison d’être la production de ce « fluide ».. Les ravages imputables à la « fée électricité » méritent à mon avis un travail d’inventaire autrement plus systématique et approfondi que celui qu’ils ont esquissé, d’autant que le pouvoir destructeur de cette « enchanteresse » ne cesse de grandir, en même temps que sa bonne réputation.

La vie électrique8Sous-titre d’un roman d’anticipation d’Albert Robida, publié en 1890 intitulé « Le Vingtième siècle : La vie électrique » des Éditions La librairie illustrée

David Hume écrivait quelque part : « Les vues qui nous sont les plus familières sont susceptibles, pour cette raison même, de nous échapper ». Ainsi en va-t-il de toutes les techniques mobilisant le « fluide électrique », lequel est en outre invisible : leur omniprésence dans notre quotidien, dont elles sont désormais indissociables, nous les rend transparentes. Pourtant, il y a 150 ans à peine que les phénomènes électromagnétiques ont commencé à faire l’objet d’applications industrielles. Jusque-là, ils n’avaient suscité que la curiosité de quelques savants occidentaux et l’émerveillement des profanes auxquels ces derniers présentaient leurs expériences. Depuis la fin du XIXème siècle, que l’électricité soit mobilisée en tant que vecteur d’énergie (éclairage, chauffage, moteurs…) ou support d’information (télégraphe, téléphone, radio…), ses applications se sont multipliées à vive allure, colonisant tous les domaines de la vie quotidienne, en même temps que tous les territoires habités par des humains ou presque. Selon l’Histoire officielle, nous leur devons la « seconde révolution industrielle », la « troisième » (microprocesseurs, NTIC…) et bientôt la « quatrième » (cobotique9La « cobotique » désigne le domaine des interactions entre les robots et les êtres humains., IA, Internet des objets…).

L’accès au « courant électrique » apparaît aux yeux du plus grand nombre à peine moins indispensable que l’accès à de l’eau buvable ou à de l’air respirable. Il va sans dire ou presque désormais qu’une vie humaine digne de ce nom doit être « branchée » à un réseau électrique, quelle que soit l’étendue de celui-ci. D’où les efforts colossaux, soutenus notamment par l’ONU, qui en a fait l’un de ses 17 objectifs de développement durable, visant à apporter l’électricité au milliard d’êtres humains qui en sont encore privés. Et, les arguments en faveur de ce chantier grandiose semblent irréprochables : « Sans électricité, les femmes et les filles doivent consacrer des heures à la corvée d’eau, les dispensaires ne peuvent pas conserver des vaccins pour les enfants, de nombreux écoliers ne peuvent pas faire leurs devoirs la nuit et les citoyens ne peuvent pas diriger des entreprises compétitives. Par ailleurs, 2,8 milliards de personnes ont recours au bois, au charbon de bois, aux déjections animales et au charbon pour cuisiner et se chauffer, une pratique qui provoque plus de quatre millions de morts prématurées en raison de la pollution de l’air intérieur. » Au-delà des individus, ce sont des nations entières qui ne pourraient se « développer » en l’absence de ce précieux « fluide » : « [S]ans un approvisionnement stable en électricité, les pays seront dans l’incapacité de faire fonctionner leurs économies10ONU (2016). Énergie propre à un coût abordable : pourquoi est-ce important? Dans Objectifs de développement durable. Récupéré de https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/wp-content/uploads/sites/4/2016/10/Why_it_matters_Goal_7_French.pdf. »

Mais, l’électricité n’est plus seulement envisagée comme un « facteur de développement » indiscutable. Mieux qu’une « énergie d’avenir », elle nous est présentée désormais comme notre seule chance, à toutes et tous, d’avoir encore un avenir. En effet, afin d’éviter le chaos climatique et ses conséquences funestes, il est urgent, nous dit-on, d’abandonner les énergies fossiles et d’opter massivement pour une électricité produite à l’aide de sources énergétiques dites « renouvelables ». Telle est la direction qu’est censée prendre la « transition énergétique », composante centrale de cette « transition écologique » qui doit mettre un terme à la dévastation du monde que certains ont décidé d’appeler un peu à la va-vite « anthropocène ». En somme, nous assurent les experts en ces matières, l’avenir sera électrique ou ne sera pas. Que pourrait-on par conséquent reprocher à une « fée » si précieuse et bienveillante?

Mauvais génie

À peu près nulle au début du XXème siècle, la consommation d’électricité représente actuellement plus de 25 000 TWh11Un Téra wattheure équivaut à mille milliards de watt heure. par an, soit presque 20 % de l’énergie finale mise à la disposition de l’humanité ou, pour mieux dire, des membres les plus riches et les plus puissants de cette humanité. Et cette consommation ne cesse de croître. Premier impact désastreux sur le plan écologique : plus de 60 % de ce courant électrique est généré par des turbines que l’on fait tourner en brûlant des hydrocarbures – du charbon surtout, mais de plus en plus de gaz naturel également. En plus d’empoisonner l’air que nous respirons, cette consommation de combustibles fossiles est en train de détraquer dangereusement le climat stable dont bénéficient les terriens depuis 10 000 ans.

Cela dit, et bien que leurs promoteurs laissent entendre le contraire, les autres procédés utilisés pour créer du courant électrique ne sont pas « propres » non plus. Recourir pour ce faire aux « énergies renouvelables » implique la dégradation de très grandes quantités de ressources naturelles, qu’il s’agisse d’espaces naturels, de matériaux (métaux, minerais…) ou d’autres sources énergétiques, telles que le pétrole, qui demeure incontournable dès qu’il s’agit de construire de lourdes infrastructures.

Ne parlons pas de l’usage de la « biomasse », qui consiste dans les faits à brûler essentiellement des arbres, ou alors divers matériaux organiques qui par conséquent ne retournent pas là où on les a extraits, ce qui n’a rien de durable, et émet des quantités significatives de CO2 … Quant à la fission nucléaire, elle présente certes l’avantage de ne pas émettre directement de gaz à effet de serre12Indirectement, l’usage de cette technique suppose en revanche des émission non négligeables., mais génère des déchets mortellement dangereux pendant des millénaires, et peut provoquer des catastrophes dramatiques, comme on l’a constaté encore récemment à Fukushima.

L’électricité n’a donc rien d’une « énergie propre », comme on le lit parfois. D’abord parce que ce n’est pas une énergie au sens strict du terme et que pour produire ce fameux « fluide » il est donc nécessaire de transformer des sources d’énergie primaire (thermique, mécanique ou nucléaire), ce qui entraîne inexorablement des nuisances sur le plan écologique. À cela s’ajoutent les équipements destinés à distribuer ce courant électrique, qui prennent généralement la forme de vastes réseaux complexes, dont la construction et l’entretien réclament eux aussi de grandes quantités de matériaux et d’énergie. Enfin, viennent les milliards d’appareils qui convertissent ce « fluide » sous une forme jugée utile : éclairage, chaleur, réactions chimiques (électrolyse, notamment) et surtout mise en action de moteurs de toutes sortes. La fabrication de ces engins requiert également d’énormes quantités de ressources naturelles (matériaux et énergie), qui ne seront que très partiellement recyclées lors de leur mise au rebut.

Le désastre écologique que représente cette croissance phénoménale des usages de l’électricité à l’échelle mondiale est pour la plupart d’entre nous imperceptible, ce qui contribue à sa perpétuation. Lui-même invisible, inodore et silencieux, le courant électrique est le plus souvent généré loin à l’écart de nos lieux de vie, dans de gigantesques installations que personne ou presque ne visite jamais13Les choses changent avec l’apparition des premiers champs d’éoliennes dans nos paysages familiers, qui contribuent à redonner de la concrétude au courant électrique, ce qui d’ailleurs se traduit par toutes sortes de conflits.. Idem pour toutes les machines que ce « fluide » met en mouvement, qui tendent elles-mêmes à être de plus en plus petites, donc moins visibles. La plupart d’entre elles nous arrivent de l’autre bout du monde, sur une simple commande de notre part, et se fondent discrètement dans nos habitats.

Par ailleurs, il nous est très difficile de seulement réussir à imaginer le gigantesque système technique nécessaire au bon fonctionnement de ces machines, y compris lorsqu’il ne s’agit que d’un vulgaire grille-pain. Or, ce système d’envergure mondial possède une « empreinte écologique » considérable. En outre, l’électricité nous permet aujourd’hui de passer nos journées entières sans contact direct avec les « éléments naturels », grâce à l’éclairage artificiel et à l’air conditionné. Comment alors prendre la mesure de la catastrophe actuelle, que contribue à aggraver sans cesse notre « bonne fée »?

Le réaliser est d’autant plus difficile que partout actuellement on nous annonce la bonne nouvelle d’une économie « dématérialisée », grâce notamment à la tertiarisation de nos activités et à la montée en puissance du numérique. Il s’agit pourtant là d’une mystification pure. Le cas des NTIC est exemplaire à cet égard. Filles de l’électricité, ces technologies se développent et ne peuvent fonctionner que sur la base d’infrastructures matérielles très lourdes, bien que pour l’essentiel dissimulées. Elles suscitent par ailleurs la prolifération de milliards de machines, que ce soit pour relayer l’information (serveurs, antennes…) ou pour la traiter (ordinateurs de bureau, téléphones, tablettes…). Toujours plus discrètes elles aussi, ces machines, prises toutes ensemble, consomment toujours plus d’électricité. Et les développements rapides dont elles font l’objet (ainsi que les impératifs de valorisation du capital) impliquent leur renouvellement continuel, sans qu’il soit possible de les recycler vraiment. Au bout du compte, le bilan écologique du numérique s’avère donc totalement désastreux, d’autant que ces techniques ne viennent généralement pas se substituer à des techniques plus anciennes, mais bien plutôt s’y ajouter. L’arrivée prochaine de la cinquième génération de réseaux mobiles (5G), notamment censée permettre et développer massivement l’internet des objets, ne va qu’amplifier ce phénomène.

En somme, associer l’électricité à une fée apparaît tout à fait inadéquat. Elle a certes quelque chose d’enchanteur. Mais, pour rester dans le registre des contes populaires ou de la mythologie indo-européenne, c’est plutôt à l’image de l’ogre dévorant ses propres enfants, tel le titan Cronos, qu’elle devrait renvoyer; à condition d’ajouter que ce monstre n’est aussi dévastateur que parce que son action échappe à nos sens et se présente à nous sous une forme discrète – deux ou trois petits trous au milieu d’une plaque de plastique blanc située au bas d’un mur – et avenante – la lampe qui me permet d’écrire ce texte malgré l’obscurité, par exemple. Certes, il nous arrive d’entrer en contact direct avec le « fluide électrique », ce qui nous offre alors un bref aperçu, très sensible cette fois, de sa toute-puissance et renforce le respect qu’il nous inspire, s’il ne nous a pas tué·e·s. Mais pour le reste, les effets dévastateurs des techniques électriques entrent dans la catégorie de ces phénomènes que le philosophe Günther Anders qualifiait de « supraliminaires » : ils sont trop grands pour que nous puissions les percevoir et les sentir, ou même nous les représenter.

Une colonisation insidieuse

Notre incapacité à identifier ces nuisances relève aussi d’une certaine accoutumance. Pour les reconnaître comme telles, il faudrait de l’imagination, ou avoir le souvenir de ce qu’est une vie sans appareils ni courant électriques, chose désormais impossible pour une part grandissante de l’humanité. Comment, en effet, prendre conscience de la pollution lumineuse et de ses effets délétères sur les êtres vivants, humains et non-humains, quand on n’a jamais vécu qu’en milieu urbain, encerclé d’écrans et soumis à un perpétuel éclairage artificiel ? Comment s’inquiéter de la pollution sonore, quand on a pris l’habitude, dès son plus jeune âge, d’entendre à tous moments et en tous lieux, les bruits que produisent les machines électriques de plus en plus nombreuses qui peuplent notre quotidien: réveils, radios, télévisions, lecteurs de musique, ordinateurs, téléphones, haut-parleurs, scies, perceuses, ponceuses, aspirateurs, mixeurs, climatiseurs, lave-linge, sèche-cheveux, rasoirs, etc.? Seuls des travaux scientifiques nous permettent aujourd’hui de prendre la mesure des dégâts occasionnés par ces diverses « pollutions » que l’on doit pour une large part à l’électricité. Ces études ne peuvent toutefois révéler que les dommages les plus évidents, et d’une manière essentiellement abstraite, parce qu’elles reposent sur un travail de quantification.

Pour saisir de façon plus sensible ce qui s’est perdu avec la colonisation de nos milieux de vie par l’électricité, il ne nous reste souvent que les témoignages de celles et ceux qui ont connu le monde « d’avant » et qui trouvent les mots pour nous en faire part, comme Baudoin de Bodinat.

« En nous dérobant les mystères de la voûte céleste, l’électricité publique chasse du monde les inquiétudes remuantes et les bizarreries, les silences extralucides et les méditations de la nuit, en même temps que la nuit elle-même ; nous privant donc aussi de savoir ce qu’est le jour. C’est une diminution de la vie terrestre qui n’est pas négligeable, pour rester inaperçue ; et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase, et c’est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu’en s’épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ; et c’est le radio-réveil qui les prévient du jour, etc.14Bodinat, B. de. (2008). La vie sur terre. Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, p. 73. Merci à Nicolas Casaux de m’avoir signalé ce passage de La vie sur terre.. »

Quand la « fée » pénètre à l’intérieur des murs d’une maison isolée, où l’on s’éclairait jusque-là à l’aide de lampes à pétrole, voici aussi quelques-uns des effets qu’elle peut produire sur les occupants du lieu :

« Lumière blanche, incisive. Objets effarés. Ombres figées désormais toujours à la même place. Je le savais bien. Le temps des lueurs douces est maintenant derrière, comme un haut domaine fermé. Et l’on oublie vite. Je n’en parlais jamais tant c’était naturel. On oublie les détails, l’intonation que prenait un visage dans les frissons d’une flamme, et ces yeux agrandis. On peut retrouver cela par jeu, un soir de fête, mais ce n’est pas pareil. On ne retrouvera pas ce lent glissement, la douceur de la voix qui disait : « On n’y voit plus clair, il faudrait préparer les lampes. » C’était une infime fête quotidienne, c’était une cérémonie l’arrivée de la nuit15Abraham, J.-P. (1986). Le guet. Paris : Gallimard, p. 126-127.. »

À quoi l’on pourrait ajouter ce commentaire plus prosaïque, mais pas moins évocateur, entendu dans la bouche d’un homme âgé, habitant depuis toujours un village isolé de la Côte-Nord du Golfe du Saint-Laurent, au Québec :

« Avant l’arrivée de l’électricité chez nous, on passait la soirée tous ensemble autour de la seule lampe qu’on avait. Après, il y a eu de la lumière partout, alors chacun est parti de son bord, faire ses affaires dans la maison16Il s’agit du village de Natashquan où le courant électrique a été installé en 1958.. »

Et, si la place ne manquait pas, il faudrait longuement citer aussi le réquisitoire, subtil et plein d’humour, de l’écrivain Jun’ichirō Tanizaki contre l’éclairage électrique, accusé de détruire l’esthétique traditionnelle japonaise et, avec elle, une certaine manière d’être au monde17Tanizaki, J. (2011). Éloge de l’ombre (1933). Lagrasse : Éditions Verdier..

Pour mettre en évidence ce que l’électrification peut avoir de destructeur sur des modes de vie qui avaient au moins fait la démonstration de leur « résilience », comme dit la novlangue contemporaine, on peut aussi observer ce qu’il se passe là où le courant électrique vient d’arriver. On voit alors bien souvent des populations s’endetter pour s’équiper de machines électriques et payer leur alimentation18Lemaire, J. (2012). Le thé ou l’électricité, Iota Production. Perspective Films, HKS Productions, K Films. 93mn.. Cela commence généralement par la télévision et le réfrigérateur (ou le congélateur), qui induisent ou accompagnent de profonds changements dans le mode de consommation, en particulier sur le plan alimentaire. Avec les appareils de réfrigération, augmente en effet la possibilité de consommer quantité de produits industriels transformés, riches en sucre et en sel, dont la télévision fait la promotion.

Or, comme on le sait à présent, l’alimentation industrielle a des effets plus néfastes encore sur ces populations qui l’adoptent sans transition que sur celles qui y sont accoutumées de longue date. À cette forme d’empoisonnement peut en outre s’ajouter celle qu’occasionne une mauvaise gestion de la chaîne du froid, quand il s’agit de produits surgelés. La chose est fréquente semble-t-il, à cause du mauvais état des équipements utilisés (souvent achetés d’occasion) et d’un manque d’information sur la bonne manière de les utiliser19Zélem, M.-C., Pipet, L. (2019). Les conséquences de l’arrivée de l’électricité. Dans Électrifier l’Afrique rurale, un défi économique, un impératif humain. Récupéré de http://www.fondem.ong/wp-content/uploads/2019/11/Les-conse%CC%81quences-de-larrive%CC%81e-de-le%CC%81lectricite%CC%81.pdf, 20Zélem, M.-C. (2019). « Effets d’une transition alimentaire « électrifiée » en Amazonie guyanaise.Le cas des amérindiens Wayana », Socio-anthropologie, 39. Récupéré de http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/5204. Comme le suggère cet exemple, l’électricité n’est donc pas qu’un simple « vecteur d’énergie ». Elle porte avec elle tout un monde, celui de la civilisation industrielle et de la marchandise, qui tend à détruire la totalité des autres formes de vie sociale inventées par les humains depuis que notre espèce a commencé à peupler la Terre. Ce n’est pas là le moindre de ses méfaits : ce que l’on pourrait appeler la « sociodiversité » n’est sans doute pas moins essentielle pour l’avenir de l’humanité que la « biodiversité ».

L’électricité comme système

Voilà donc un premier inventaire du type de nuisances que l’on doit à l’électricité et qui, malgré son incomplétude, suffit me semble-t-il à questionner l’évidence selon laquelle nous devrions continuer à soutenir sans discussion la colonisation de nos existences par l’exploitation industrielle des phénomènes électromagnétiques. Cette critique sera évidemment accusée de partialité, puisqu’elle n’est pas nuancée par un relevé de tous les bienfaits que nous devons à ces techniques. Mais, les innombrables et puissants promoteurs de l’électricité se chargent d’ores et déjà de les faire valoir. Mon souci, en l’occurrence, est de commencer par mettre au jour les pertes et les coûts, pour la plupart incalculables, associés à l’électrification du monde, en rappelant, à la suite de Jacques Ellul, que tout progrès technique se paie et que les effets néfastes d’une technologie sont inséparables de ses effets positifs.

En d’autres termes, quiconque souhaite que nous puissions continuer à utiliser et perfectionner sans restriction les techniques en question doit accepter l’ensemble des dommages qui leurs sont imputables, sachant en outre que les solutions technologiques visant à supprimer ces dommages généreront très probablement d’autres problèmes, souvent plus compliqués encore à résoudre21Ellul, J. (2010). Le bluff technologique. Paris : Pluriel, p. 96-134.. Par exemple, la miniaturisation, des équipements électroniques permet certes d’utiliser moins de matériaux pour produire un même effet, mais rend toujours plus coûteux, voire impossible, le recyclage de ces matériaux, une fois que l’équipement dont ils étaient parties prenantes arrive en « fin de vie ».

Il est également essentiel que celles et ceux qui voudront prendre la défense de l’électricité admettent qu’on ne peut pas davantage dissocier ou séparer le plus innocent des appareils électriques du système gigantesque que suppose son bon fonctionnement.

« Examinons par exemple un mixeur électrique, propose Wolfgang Sachs. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes marines ou de tours de forage installées dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants22Sachs, W., Esteva, G. (2003). Des ruines du développement. Paris : Le serpent à plumes, 2003, p. 42-43.. »

Il faudrait évidemment ajouter à la description de Sachs l’évocation de tout le macrosystème qui a permis la fabrication et la distribution du mixeur lui-même, sans parler de l’endroit où cette machine est généralement utilisée. L’ensemble des destructions que tout cela suppose est incommensurable. En somme, il n’y a pas d’appareil électrique innocent…

L’ordinateur sur lequel je tente laborieusement d’écrire ce texte me rend apparemment des services extraordinaires, surtout dans la mesure où il me donne accès à Internet. Cependant, je constate que ce prodigieux réseau informatique mondial, qui combine les deux principaux usages des phénomènes électromagnétiques, a transformé ma vie de professeur d’université en une immense accumulation de courriels souvent inutiles et qu’il confronte plus généralement ses utilisateurs à un trop-plein d’informations – parfaite illustration de cet effet d’encombrement ou de saturation que produisent les techniques industrielles au-delà d’un certain seuil de diffusion, tel que l’a mis en évidence Ivan Illich23Illich, I. (2003). Œuvres complètes. Volume 1. Paris : Fayard, p. 659-676.. Par ailleurs, j’observe qu’Internet est surtout utilisé aujourd’hui pour visionner de la vidéo.

Ce type de contenu représente en effet 80 % des données qui circulent sur Internet. À elle seule, la consultation de vidéos en ligne génère 60 % de ce flux. Or, il s’avère que plus du quart (27 %) de ces films est constitué de matériel pornographique24Shift Project. (juillet 2019). Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne. Un cas pratique pour la sobriété numérique, 36 pages. Récupéré de https://theshiftproject.org/article/climat-insoutenable-usage-video/. Quand on sait par ailleurs que la consommation énergétique totale d’Internet (utilisateurs, réseau, serveurs) est tout juste inférieure à celles des États-Unis et de la Chine, qu’elle représente 7 % à 10 % de la consommation d’électricité dans le monde25Greenpeace. (2017). Clicking clean: who is winning the race to build a green internet? Washington D. C.: Greenpeace, p. 16. Récupéré de : file:///C:/Users/11036191/AppData/Local/Temp/ClickClean2016%20HiRes.pdf et qu’elle augmente de manière exponentielle (9 % par an en France), il ne semble pas illégitime de se demander s’il vaut vraiment la peine d’entretenir un tel gouffre énergétique, responsable entre autres d’une part grandissante des émissions de GES mondiales, pour diffuser finalement ce type de contenu ou même d’innocentes vidéos de chatons.

Résistances

Mais, objecteront certains, l’étendue du règne de l’électricité et la rapidité avec laquelle elle s’est imposée dans nos vies ne sont-ils pas la preuve que les bénéfices que l’on en retire excèdent les coûts qu’elle occasionne ? Comment notre « fée » aurait-elle pu se bâtir un aussi vaste empire en un temps aussi bref, sinon parce qu’elle est fondamentalement bienfaisante ? C’est ce que suggèrent bien souvent ses historiens spécialisés. En tout cas, leurs travaux ne s’étendent guère sur les causes et les conditions de possibilité de ce succès, comme s’il allait de soi que l’électricité ne pouvait qu’enthousiasmer celles et ceux qui découvraient ses pouvoirs, sans même qu’il n’y ait quelque effort à fournir pour leur en faire voir les avantages. À lire entre les lignes de ces récits à tonalité hagiographique, on perçoit pourtant que cette « colonisation du monde vécu », pour parler comme Habermas, par les techniques utilisant l’électromagnétisme ne s’est pas accomplie sans résistances ni réticences. À tout le moins, il semble que nombre d’humains n’aient pas fait preuve à leur endroit de l’empressement espéré par ceux qui œuvraient à l’électrification du monde.

En témoigne, par exemple, cet aveu publié au printemps 1925 par l’ingénieur Charles Boileau dans La Houille blanche, une revue spécialisée de l’époque, et déniché par le collectif « Pièces et main d’œuvre », à qui l’on doit quelques-uns des trop rares textes esquissant une histoire critique de l’électricité :

« La clientèle ne marche pas ! […] Et cependant, il devient de plus en plus clair que les réseaux ruraux ne pourront vivre avec des utilisations de 100 à 200 heures par an, et qu’il leur faudra atteindre de 800 à 1.000 heures pour s’en tirer. […] Le seul moyen qu’ont ces réseaux d’obtenir une utilisation « force » suffisante, leur permettant d’exister à l’état indépendant, est de développer le plus possible l’usage de l’accumulation sous forme de chauffage, cuisine, frigorifiques, etc. […] Il y a là une question de tact, de sens des besoins d’une clientèle qui s’ignore, d’adaptation à ses goûts, etc. […] Pour déjouer la prévention de la clientèle que j’ai signalée plus haut, on devra tendre vers un type de contrat à forfait basé sur la puissance des appareils installés, c’est-à-dire : vendre du chauffage et non pas des kilowatts-heures, de façon à ne pas expliciter le prix du kilowattheure26Pièces et main d’œuvre. (19 avril 2019). Et si on revenait à la bougie ? Le noir bilan de la « Houille blanche ». Grenoble, 19 pages. Récupéré de http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1127 . »

Dans la somme qu’ils ont consacrée à l’histoire de l’électricité en France, Alain Beltran et Patrice-Alexandre Carré constatent eux aussi, avec une pointe de condescendance, que la population ne s’est pas ruée spontanément sur les techniques électriques :

« Si, peu à peu [au cours des années 1930], les cuisines de la bourgeoisie urbaine s’électrifient, le mouvement reste lent et minoritaire. Les campagnes de publicité et les « propagandes » le disent. Leur multiplication – en négatif – prouve à quel point la France des années 1930 n’est pas encore prête à accueillir la « Fée électricité ». (…) [P]ersuader la société française que l’électricité « Ça ne sert pas seulement à s’éclairer! » s’est avéré une œuvre difficile! La première tâche à laquelle se sont livrées les compagnies de distribution a été l’éducation du consommateur27Beltran, A., Carré, P.-A. (2016). La vie électrique : histoire et imaginaire (XVIIIe-XXIe siècle). Paris : Belin, p. 243.. »

Aujourd’hui même, certains de ces humains qui n’ont pas encore accès à un réseau électrique ne manifestent pas toujours le désir d’y être raccordés. C’est ainsi que dans le cadre du Forum permanent de l’ONU sur les questions autochtones, on a pu entendre en 2016 Ati Quigua, représentante d’un peuple indigène vivant dans la cordillère des Andes colombienne, déclarer sans ambages à la tribune de la prestigieuse organisation internationale :

« Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appelée ‘développement’ c’est précisément ce que nous essayons d’éviter28Le Partage. (16 juillet 2016). « Nous nous battons pour NE PAS avoir de routes ou d’électricité » (Ati Quigua). Récupéré de https://www.partage-le.com/2016/07/18/nous-nous-battons-pour-ne-pas-avoir-de-routes-ou-lelectricite-ati-quigua/

D’autres sont moins radicaux, mais pas davantage intéressés par l’arrivée du courant électrique. C’est le cas par exemple des habitants d’Ifri, un petit village isolé dans le Haut-Atlas marocain, filmés par Jérôme Lemaire. Contrairement à Ati Quigua et son peuple, ces Amazighs auraient bien voulu d’une route, pour accéder plus facilement à la ville. Ils n’ont obtenu finalement qu’une ligne électrique qu’ils n’avaient pas demandée et qui a commencé par leur compliquer l’existence plutôt que la simplifier29Lemaire, J. (2012). Le thé ou l’électricité, Iota Production. Perspective Films, HKS Productions, K Films. 93mn..

Les conditions réelles dans lesquelles s’est opérée l’électrification du monde, les résistances de toutes sortes qu’elle a suscitées ainsi que les moyens mis en œuvre pour passer outre, restent pour l’essentiel à explorer, dans le prolongement de ces recherches récentes qui nous font découvrir que l’industrialisation a fait l’objet de toutes sortes de refus et de contestations dès ses débuts, contrairement à ce que prétendaient jusqu’à récemment nos livres d’histoire30Jarrige, F. (2014). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris : La découverte , 31Bonneuil, C., Fressoz, J.-B. (2013). L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Paris : Le Seuil.. On trouvera sans doute de premiers éléments de réponse à ces questions dans La servitude électrique, un ouvrage cosigné par le sociologue et historien des techniques Alain Gras, à paraître au début de l’année 202132Dubey, G., Gras, A. (2021). La servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique. Paris : Le Seuil..

Contre-productivité paradoxale

D’aucuns rétorqueront sans doute avec agacement que ces critiques sont vaines puisqu’il n’est de toute façon plus possible de se passer d’électricité. Or, c’est en cela justement que consiste sa principale nuisance. Elle est devenue incontournable et, ce faisant, elle ne participe pas seulement à détruire la Terre qui nous abrite, ainsi que des formes de vie sociale plus anciennes qui ne présentaient peut-être pas que des inconvénients. Elle détruit aussi notre liberté. Nos vies en effet dépendent de plus en plus étroitement de l’électricité. Nous n’avons désormais plus le choix de décider ou non d’utiliser certains appareils électriques (lampes, radiateurs, climatiseurs, téléphones, ordinateurs, machines médicales, métros…) et donc de « consommer » de l’électricité. Collectivement, nous sommes par conséquent contraints de produire l’énergie nécessaire à l’utilisation de ces diverses techniques, ainsi que toutes les infrastructures et tous les équipements que cela suppose. Et, plus ces techniques sont utilisées, plus il devient important que l’accès à l’électricité soit sécurisé, sous peine de panne électrique générale.

Des investissements toujours plus lourds sont dès lors requis pour éviter que ne se produise un tel événement, ce qui augmente encore les coûts indirects de la consommation d’électricité, tout en la stimulant. Nous nous retrouvons ainsi, en quelque sorte, au service de cette électricité pourtant censée nous servir. Les techniques électriques ne constituent plus pour nous de simples moyens sur lesquels nous exercerions un plein contrôle. Qui en effet peut prétendre aujourd’hui piloter la mégamachine dont dépendent nos usages de l’électricité?

C’est là un problème que posent toutes nos techniques industrielles et que Henry David Thoreau avait parfaitement résumé lorsqu’il écrivait dès 1854, dans Walden ou la vie dans les bois : « Les hommes sont devenus les outils de leurs outils. » Semblable inversion des fins et des moyens s’avère évidemment d’autant plus déplorable (et étonnante !) que la liberté est censée être, avec l’égalité, l’une des valeurs fondatrices de notre civilisation. Le paradoxe est que cette inversion constitue l’aboutissement d’un processus d’industrialisation qui a trouvé une part au moins de sa justification dans ces deux valeurs cardinales. Ces techniques en effet, dont celles de l’électricité, ont été et sont encore promues comme un moyen pour leurs utilisateurs de gagner en liberté, du moins si l’on entend par ce dernier terme l’absence d’entraves extérieures à l’action. Par ailleurs, on s’efforce de les déployer partout où elles ne le sont pas encore au nom de l’égalité; par simple souci de justice, affirment leurs promoteurs.

En réalité, cette égalité n’est jamais atteinte. Les classes sociales supérieures et les pays dominants accaparent systématiquement le meilleur de ces techniques et en retirent les principaux bénéfices. Dans le cas qui nous occupe ici, on notera par exemple qu’en 2015, chacun des habitants des États-Unis a consommé en moyenne 80 000 kWh d’énergie, dont 12 000 sous forme d’électricité, tandis que les Indiens consommaient en moyenne 6000 kWh d’énergie par habitant, dont un peu plus de mille seulement sous forme d’électricité33Ritchie, H. (2014). Energy, Dans OurWorldInData.org. Récupéré de https://ourworldindata.org/energy . Le déploiement de ces techniques ne réduit en aucune manière les inégalités socioéconomiques, ni au sein de nos sociétés, ni entre elles, mais bien souvent les aggrave. En outre, il se traduit par la disparition progressive de « modes de production autonomes » au profit de « modes de production hétéronomes », ainsi que le soutenait Ivan Illich.

Les humains satisfont de moins en moins leurs besoins par eux-mêmes, à l’aide de techniques qu’ils maîtrisent, mais de plus en plus en consommant passivement des marchandises produites par de vastes systèmes sociotechniques sur lesquels ils n’exercent à peu près aucun contrôle. Ils en retirent certes un surplus de puissance : le fait de pouvoir, par exemple, éclairer et chauffer leur demeure à volonté et sans effort, alors qu’il fait nuit noire et que la température extérieure est glaciale. Mais, que le vaste système dont ils dépendent désormais connaisse des difficultés de fonctionnement, et les voilà réduits à la pire des impuissances, comme ont pu le découvrir des millions de Québécoises et de Québécois privé·e·s d’électricité en plein hiver et pendant parfois plusieurs semaines à la suite de la « tempête de verglas » de janvier 1998. Le gain de puissance se paie d’une vulnérabilité accrue. La quête de sécurité génère de l’insécurité34Mais, le « black-out » peut aussi bien sûr inciter les victimes à recommencer à se débrouiller par elles-mêmes, à reconquérir en somme une part au moins leur autonomie. Merci à Nicolas Casaux d’avoir attiré mon attention sur ce constat . Mais surtout, l’utilisateur de techniques industrielles, dès lors que celles-ci deviennent incontournables, est dépossédé d’une autre liberté : celle de pouvoir décider des normes de son existence. Ces normes à présent sont celles des systèmes qui lui procurent ces marchandises dont il a désormais besoin pour vivre. Et il n’a sur elles aucune emprise véritable, d’autant moins que ces systèmes sont vastes et complexes. Il n’est plus maître de quoi que ce soit.

À cette dernière accusation, on pourrait objecter qu’en ce qui concerne la production d’électricité, l’avenir semble justement être aux micro-réseaux, interconnectés ou pas à des macro-réseaux. N’y aurait-il donc pas là une possibilité de reconquête de notre autonomie, au sens propre de ce terme? Il est permis d’en douter. D’une part, ces réseaux alimentés par des énergies renouvelables, du fait de leur dimension réduite et de la nature des énergies primaires mobilisées, ne seront jamais en mesure d’assurer une fourniture d’électricité aussi abondante et constante que celles qu’offrent actuellement nos macro-réseaux35De Decker, K. (13 décembre 2018). Keeping Some of the Lights On : Redefining Energy Security. Dans Resilience. Récupéré de https://www.resilience.org/stories/2018-12-13/keeping-some-of-the-lights-on-redefining-energy-security/ . Ce n’est pas en soi dramatique, mais cela implique d’inventer des manières de vivre ensemble qui ne supposent pas un accès constant et illimité au courant électrique. Autrement dit, parier sérieusement sur les micro-réseaux requiert très probablement d’abandonner le modèle de société qui est le nôtre ou en tout cas notre conception de la sécurité énergétique.

Or, ce n’est clairement pas l’intention des puissants acteurs impliqués dans ce type de projets, qui envisagent surtout « les micro-productions locales comme une réserve d’import-export dans le marché de l’énergie, au profit de l’équilibre du grand réseau de distribution36Lopez, F. (2019). L’ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoires. Paris : MétisPresses, 2019, p. 13. ». D’autre part, même lorsqu’ils ne sont pas reliés à ce dernier, ces réseaux ne peuvent pas sérieusement être considérés comme véritablement autonomes. Il s’agit en effet de dispositifs très sophistiqués, reposant sur des technologies de pointe, dont le développement exige des moyens et des matériaux qui ne sont pas à la portée du premier venu – pensons par exemple à la fabrication d’un panneau solaire photovoltaïque ou même à celle d’un simple fil électrique. En somme, leur production et leur entretien nécessitent un vaste et puissant système industriel. Ils ne sont concevables que dans le cadre d’un « mode de production hétéronome ». L’autonomie qu’ils confèrent à leurs utilisateurs apparaît donc très relative et somme toute illusoire.

Produire moins, partager plus, décider ensemble

Que faire alors, pour qui tient vraiment à reprendre le contrôle de son existence et à ne plus contribuer aux multiples nuisances dont est responsable l’électricité? Faut-il envisager un retour à la bougie? Comme l’écrit fort justement le collectif « Pièces et main d’œuvre » (PMO) :

« Rassurez-vous, progressistes de droite et de gauche (libéraux, étatistes, libertariens, sociétaux-libéraux, libéraux-libertaires, postlibertaires, etc.), on ne reviendra pas en arrière, au temps des fées et des sorcières, ni à la bougie. Il faut de la cire pour faire des bougies, et des abeilles pour faire de la cire. La politique de la terre brûlée pratiquée par l’industrie agrochimique et les exploitants agricoles – pesticides, herbicides, homicides – nous met à l’abri de pareilles régressions, de tout retour à la ruralité, rance et réactionnaire37PMO (1er décembre 2016). Le compteur Linky, objet pédagogique pour une leçon politique. Pour un inventaire des ravages de l’électrification, Grenoble, 13 pages. Récupéré de http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=887 . »

Pour commencer à lutter contre les nuisances des techniques électriques, le premier impératif me semble devoir être de réduire, puis de limiter la production d’électricité, en cherchant les moyens de se passer de ce « fluide » autant que faire se pourra. Évidemment, cette réduction ne doit pas dégrader davantage encore les conditions d’existence de ceux et celles, de plus en plus nombreux, qui vivent en situation de « précarité énergétique », y compris dans les pays les plus riches de la planète. L’instauration de limites de production doit donc s’accompagner d’une redistribution plus équitable de nos moyens d’existence, et en particulier du type et de la quantité d’énergie que nous pouvons mobiliser. Il va falloir en somme partager plus. Enfin, pour que ces décisions puissent être considérées comme justes, il est essentiel qu’elles soient prises de manière rigoureusement démocratique. Il faut décider ensemble, ce qui suppose une démocratisation radicale de nos institutions politiques – en la matière, la voie du municipalisme libertaire me semble la plus prometteuse. Mais, cela implique également le recours à des techniques dont le contrôle ne nous échappe pas totalement, autrement dit des « techniques démocratiques », selon l’expression proposée par Lewis Mumford38Bihouix, P. (2015). L’âge des low-tech. Paris : Le seuil. 336 pages..

Voilà pour les principes à suivre. Ils ont le mérite d’indiquer une direction à suivre relativement claire et cohérente; de constituer également un traitement pertinent quelles que soient les nuisances industrielles qu’il s’agit d’affronter. Leur mise en œuvre soulèvera toutes sortes de questions techniques, à commencer par celle de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions le « fluide électrique » peut être produit et utilisé dans une perspective « low tech »39Gauthier, P. (janvier 2021). Enjeux matériels de la fabrication de vélos dans un monde postcroissance. Dans Polémos. Récupéré de https://polemos-decroissance.org/enjeux-materiels-de-la-fabrication-de-velos-dans-un-monde-post-croissance/. Avant cela, on peut s’attendre bien sûr à ce qu’un tel projet suscite de vives résistances. D’abord de la part des membres de l’oligarchie qui prétend gouverner nos sociétés, puisqu’ils y jouissent de tous les privilèges. Mais aussi de la part du plus grand nombre, tant l’imaginaire de la civilisation industrielle ne tolère pas l’idée de limite. C’est d’ailleurs ce que suggère Jun’ichirō Tanizaki, dont j’ai évoqué le travail plus haut, lorsqu’il s’interroge justement sur les raisons pour lesquelles Occidentaux et Orientaux entretiennent des rapports si opposés à l’ombre et à la lumière :

« Quelle peut être l’origine d’une différence aussi radicale dans les goûts ? Tout bien pesé, c’est parce que nous autres, Orientaux, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente ; nous n’éprouvons par conséquent nulle répulsion à l’égard de ce qui est obscur, nous nous y résignons comme à l’inévitable : si la lumière est pauvre, eh bien, qu’elle le soit ! Mieux, nous nous enfonçons avec délice dans les ténèbres et nous leur découvrons une beauté qui leur est propre. Les Occidentaux par contre, toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse à la poursuite d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre40Tanizaki, J. (2011). Éloge de l’ombre (1933). Lagrasse : Éditions Verdier. p. 72.. »41Edouard Piely a attiré mon attention sur le fait que Jean Baudrillard, dans son étude sur l’Amérique, semble donner raison à Tanizaki : « La hantise américaine, c’est que les feux s’éteignent. […] Il faut que tout fonctionne tout le temps, qu’il n’y ait pas de répit à la puissance artificielle de l’homme. » (Baudrillard, J. (1986). Amérique. Paris : Biblio-essais, 1986, p.51-52).

Cependant, il va bien falloir commencer à se libérer d’une telle passion, même si elle s’est emparée aussi à présent des compatriotes de Tanizaki. Comme j’ai tenté de le montrer dans les pages qui précèdent, elle est en effet profondément destructrice, non seulement de nos milieux de vie, mais aussi de notre liberté. Dès lors, nous devrions envisager la « désélectrification » de notre monde comme l’une de nos tâches les plus urgentes. Au minimum, il serait sage de questionner la poursuite de la colonisation de nos vies par l’électricité.

Notes[+]