Éloge d’une humanité discrète. À propos de : Bernard Arcand, Les Cuivas, Lux, 2019.

Par Yves-Marie Abraham1Je remercie Jérémy Bouchez, Noémi Bureau-Civil, Nicolas Casaux, Ambre Fourrier, Philippe Gauthier, Louis Marion, d’avoir pris la peine de lire ce texte et de l’avoir commenté. Je remercie aussi chaleureusement Mark Fortier, de Lux Éditeur, de nous avoir accordé le droit d’illustrer ce texte avec des photos prises par Bernard Arcand.

Jeune femme Cuiva et son enfant. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

La décroissance est d’abord un appel à mettre un terme sans délais à la course à la production de marchandises dans laquelle la presque totalité des sociétés humaines est aujourd’hui entraînée. Cette course est refusée pour au moins trois raisons : elle est destructrice sur le plan écologique, injuste sur le plan social, aliénante sur le plan politique. D’où la proposition de commencer à bâtir des sociétés dont la reproduction ne dépendrait plus de la croissance économique; des sociétés par ailleurs vraiment respectueuses des idéaux de liberté et d’égalité qui sont censés être les nôtres.

Parmi les objections que suscite cette proposition, l’accusation d’irréalisme est sans doute la plus fréquente. Les arguments sont sur le fond à peu près toujours les mêmes et peuvent être résumés ainsi : d’une part, la course à la croissance est inscrite dans la nature de l’espèce humaine. Chercher à s’en affranchir ne peut donc qu’être vain. D’autre part, les sociétés vraiment libres et égalitaires n’ont jamais existé ailleurs que dans l’imagination des utopistes, si bien que les tentatives pour les faire advenir sont condamnées à l’échec. Par conséquent, le projet d’une décroissance soutenable ou conviviale est une parfaite chimère.

Pour questionner ce genre de convictions, si largement partagées aujourd’hui qu’elles font figure d’évidence, une solution consiste à pratiquer le détour anthropologique. Il s’agit simplement de contraster nos manières de vivre à celles qui ont pu être observées ailleurs, dans le temps et dans l’espace, ce qui permet entre autres d’interroger leur supposée naturalité ou leur prétendue universalité. C’est à un tel détour que nous invite l’ouvrage posthume de Bernard Arcand paru récemment, Les Cuivas. Et, pour qui s’intéresse à la possibilité de concevoir des manières de vivre ensemble soutenables, justes et démocratiques, il vaut la peine de suivre l’anthropologue québécois dans son périple.

À quoi sert l’anthropologie ?

Pour apprécier les apports et les limites de ce livre, il faut commencer par dire un mot de son histoire singulière. Celle-ci débute au cours de l’hiver 1967, au moment où Bernard Arcand, alors étudiant en doctorat d’anthropologie à Cambridge, apprend qu’il va devoir renoncer à l’enquête aux îles Nicobar qu’il préparait depuis plusieurs mois. L’époque où les anthropologues pouvaient exercer leur curiosité en toute liberté sur les territoires colonisés par le monde occidental touche à sa fin. Nicobar appartient désormais à l’Inde indépendante, qui a décidé d’en interdire l’accès à tout étranger, ce dont personne ne semble s’être inquiété au sein de la vénérable université anglaise.

Contraint d’improviser un tout autre voyage en l’espace de quelques semaines, Arcand se retrouve presque par hasard, au printemps 1968, dans les Llanos, une vaste zone de savanes irriguées par des affluents de l’Orénoque, dans le nord-est de la Colombie. Son intention est d’y réaliser l’ethnographie d’un peuple de chasseurs-collecteurs que l’on appelle dans la région les Cuivas, mais dont l’existence reste incertaine, puisque celle-ci ne fait l’objet que d’une vague mention dans un manuel d’anthropologie portant sur l’Amérique latine.

La chance cette fois est du côté de l’apprenti ethnologue : les Cuivas, qui se nomment eux-mêmes les Wamonè, ne sont que quelques centaines d’individus, mais existent bel et bien. Arcand parvient à rejoindre l’une des bandes qui constituent ce peuple minuscule et à s’y faire accepter sans trop de difficultés. Durant deux années complètes, il partage ainsi la vie de ses hôtes, en les accompagnant dans leurs pérégrinations le long des rivières qui traversent ces plaines immenses, puis rentre à Cambridge pour y rédiger sa thèse et la soutenir avec succès en 1972.

Carte de la Colombie et localisation des Cuivas

Topographie de la Colombie (fichier original modifié). Par : Milenioscuro via Wikimedia Commons

Au mépris des usages de la profession qu’il a choisi d’embrasser, le jeune docteur décide cependant de ne pas publier ses travaux. Mieux encore, il obtient que l’exemplaire de la thèse qu’il doit déposer à la bibliothèque de l’université ne puisse être consulté sans son accord… En ce début des années 1970, les Cuivas sont en effet menacés de toutes parts. Outre les guérilleros qui se réfugient parfois dans la région, les éleveurs du voisinage convoitent leur sol, l’industrie pétrolière, leur sous-sol, et les missionnaires chrétiens, leurs âmes. Arcand ne souhaite pas faciliter la tâche de ces différents accapareurs en donnant libre accès à l’ethnographie minutieuse qu’il a produite.

Mais, une décennie plus tard, à l’occasion d’un nouveau voyage dans les Llanos, cette précaution lui apparaît désormais vaine et dérisoire. « Un retour en Colombie au printemps 1981 m’a convaincu que la publication de ma thèse de doctorat n’aurait maintenant que peu d’impact sur l’évolution de la situation des Cuivas. D’ethnographe des Cuivas j’en suis presque devenu, en dix ans, l’archéologue. » Pourquoi alors ne pas au moins témoigner publiquement de ce que fut ce mode de vie « impressionnant par sa cohérence et son intelligence » (p. 330), s’interroge-t-il?

Pourtant, Arcand hésite encore, doutant cette fois de sa capacité à faire passer son message auprès de ses contemporains.

« La condition première serait de connaître ses lecteurs aussi intimement que les gens dont on veut décrire la vie. Connaître leurs mécanismes de défense, viser les points les plus faibles et ne dire que ce qui permet de faire naître des inquiétudes. S’assurer que l’exemple des Cuivas servira de leçon et que la leçon sera retenue. Mon premier pas en ce sens consiste à affirmer le besoin de dire que je me tais. » (Ibid.)

Dans les années qui suivent, le désir de publier un ouvrage sur les Cuivas qui soit accessible au plus grand nombre finit toutefois par l’emporter. Mais, à présent, c’est le temps qui va manquer à l’auteur pour réaliser ce projet. Vie de famille, vie universitaire et vie médiatique l’occupent si pleinement que lorsqu’il meurt soudainement en 2009, à 63 ans, son manuscrit est toujours inachevé. Avant de mourir, il exprime néanmoins le souhait que tous ses papiers soient détruits, sauf le texte sur les Cuivas.

Heureusement pour nous, Arcand laisse aussi derrière lui des humains dont il a su se faire aimer suffisamment pour qu’ils s’efforcent de respecter sa dernière volonté. Quelques années après son décès, sa compagne, Ulla Hoff, entreprend de mettre un point final à ce fameux livre, en sollicitant d’abord l’aide de deux collègues et amis du défunt, Sylvie Vincent et Serge Bouchard, puis le soutien de Mark Fortier, chez Lux Éditeur. Et c’est ainsi que Les Cuivas finit par être publié en 2019, soit un demi-siècle après le début de l’enquête dont il est inspiré.

Le résultat de ce travail collectif est remarquable, tant sur la forme que sur le fond. Le texte principal, limpide et captivant, est enrichi d’une trentaine de photographies prises par l’auteur. Cinq textes plus courts l’encadrent par ailleurs, offrant divers éclairages très appréciables sur la personne d’Arcand, sa conception de l’anthropologie, ainsi que sur le sort actuel des Cuivas qui, sans surprise, ne s’est pas amélioré depuis les années 1970, bien que l’État Colombien ait fini par accorder à ces « damnés de la terre » une certaine protection.

Vivre dans l’abondance, sans destruction ni exploitation

Que révèle donc ce « détour » dans la perspective qui nous intéresse ici ? Lorsqu’il partage l’existence des Cuivas à la fin des années 1960, Arcand découvre des humains qui vivent dans le plus grand dénuement sur le plan matériel – « [u]n canot, un hamac, un arc et quelques flèches, une boule de corde, deux ou trois petits objets, à peine un vêtement »; des humains qui, par ailleurs, ne disposent pas d’autres moyens pour se nourrir que des produits de la chasse et de la cueillette. Pourtant, leur niveau de vie n’a rien de misérable au regard même des critères sanitaires qui sont les nôtres.

« J’estime que chaque individu adulte consomme, en moyenne, 525 grammes de viande par jour et 375 grammes de fruits ou légumes », note avec précision l’anthropologue, en soulignant aussi la très grande variété des aliments consommés tout au long de l’année. Ce résultat exige, par semaine, 15 à 20 heures de chasse pour les hommes et 10 à 15 heures de cueillette pour les femmes qui s’occupent en outre de la préparation des repas. Le reste du temps, les Cuivas se reposent, se parlent et se distraient, sans se soucier outre mesure ni du lendemain, ni d’améliorer plus durablement leurs conditions d’existence sur le plan matériel.

En somme, et contrairement à l’image que nous nous en faisons généralement, ces chasseurs-cueilleurs font bien mieux qu’assurer leur survie. Force est de constater qu’ils jouissent d’une forme d’abondance sur le plan matériel, puisqu’ils parviennent à satisfaire leurs principaux besoins sans difficultés majeures et sans y consacrer tout leur temps de vie éveillée; sans non plus exploiter la totalité des ressources disponibles alentours, comme en atteste par exemple le fait qu’ils ne consomment pas l’entièreté des animaux capturés ou des fruits et légumes situés à portée de leurs mains.

Pêche à l’arc. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

Cette découverte troublante n’en était déjà plus vraiment une à l’époque où Arcand s’apprêtait à en rendre compte. « Mon travail aurait pu attirer l’attention, écrit-il, si ce n’est qu’au moment même de mon enquête, University of Chicago Press publiait, sous le titre Man the Hunter, le compte rendu d’un important colloque international au cours duquel de nombreux spécialistes avaient déjà expliqué comment ils avaient atteint exactement la même conclusion : les économies basées sur la chasse et la cueillette ne sont pas et n’ont jamais été des économies de misère. » (p. 139).

L’anthropologue Marshall Sahlins en conclura que certaines au moins des sociétés vivant de chasse et de cueillette mériteraient d’être considérées comme les premières et même les seules véritables sociétés d’abondance dans l’histoire de l’humanité. Car, explique-t-il dans un texte devenu célèbre, « il y a aussi une voie ‘Zen’ qui mène à l’abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres : les besoins matériels de l’Homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l’essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d’une abondance matérielle sans égale – avec un bas niveau de vie. Tel est, je crois, les cas des chasseurs […]2Sahlins, M. (1976). Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris : Gallimard, p. 38.. »

Le texte d’Arcand n’apporte donc rien de neuf sur ces questions. Toutefois, en confortant cinquante ans plus tard la thèse de Sahlins, il permet de réaffirmer que la course à la croissance économique n’est pas inscrite dans une quelconque nature humaine. A tout le moins, l’exemple des Cuivas laisse penser que l’humanité est capable de suivre un autre dessein que celui de chercher à produire toujours plus de moyens pour satisfaire toujours plus de besoins. Il est possible de se soustraire à cette « contrainte de rareté » par laquelle les économistes orthodoxes justifient la dépendance de nos sociétés à la croissance : il suffit de désirer peu. Outre l’enviable tranquillité d’esprit qu’elle garantit à ses adeptes, cette stratégie présente l’avantage d’être tout à fait soutenable sur le plan écologique, contrairement à l’option productiviste que nous connaissons.

À quel prix les Cuivas ont-ils pu instaurer un tel ordre social ? Une autre remarque de Sahlins permet de synthétiser parfaitement les propos d’Arcand à ce sujet : « Les chasseurs-collecteurs n’ont pas bridé leurs instincts matérialistes; ils n’en ont simplement pas fait une institution3Ibid. p. 52.. » La voie Zen vers l’abondance ne semble pas forcément supposer l’instauration d’une discipline collective réduisant à néant toute liberté individuelle, ni l’exploitation d’une classe d’êtres humains par une autre. On ne peut qu’être frappé en tout cas à la lecture de ce livre par la liberté dont jouissent les Cuivas et par le caractère égalitaire des rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Non seulement il n’existe pas réellement de chefs parmi eux, mais il semble bien difficile également d’y repérer une quelconque domination patriarcale. L’absence de toute pratique de stockage et le partage systématique au sein de la bande des produits de la chasse et de la cueillette excluent l’apparition de réelles inégalités de conditions. Pour autant, l’individu reste relativement libre de ses mouvements et de ses opinions. Comme le rapporte Arcand, souvent avec humour, chacun peut décider de rejoindre une autre bande en cas de conflit ou de mésentente, et il est même permis de mettre en doute les principaux mythes du groupe! Par ailleurs, les Cuivas ont une parfaite maîtrise des techniques auxquelles ils ont recours, contrairement à l’anthropologue qui se découvre incapable de satisfaire la curiosité de ses hôtes concernant la fabrication ou la réparation des artefacts les plus simples que lui-même utilise. C’est aussi cela, la liberté.

À nouveau, pour quiconque a lu un peu sur les sociétés vivant de chasse et de collecte, ces constats ne sont pas nouveaux. Le texte d’Arcand conforte simplement des observations menées par d’autres ethnologues et anthropologues, au sein de sociétés du même type, ailleurs dans le monde. Toutefois, dans la perspective qui nous intéresse ici, le fait que le cas des Cuivas ne soit pas isolé n’enlève rien à son intérêt, bien au contraire. Au lieu d’apparaître comme une exception aberrante, une sorte d’anomalie anthropologique, ce monde peut ainsi être considéré comme une preuve supplémentaire de la capacité de l’être humain à inventer des manières de vivre ensemble qui soient soutenables, justes et démocratiques. Telle est la première leçon à retenir de ce livre.

Des humains très ordinaires

Cela dit, est-ce bien légitime de présenter le mode de vie observé par Arcand comme s’il s’agissait d’un choix de la part des intéressés? On pourrait penser par exemple que la pauvreté matérielle dans laquelle vivent ces humains presque nus s’impose d’elle-même à qui doit se déplacer fréquemment à la seule force de ses jambes et de ses bras. Quant à leur nomadisme, n’est-il pas l’unique manière d’éviter l’épuisement de ressources naturelles qu’ils ne savent que chasser ou cueillir? Et, n’est-ce pas tout simplement le « sous-développement » technique qui condamnait ces humains à devoir se contenter d’un « mode de production » aussi aléatoire? Bref, loin d’être volontaire, cette simplicité n’était-elle pas avant tout commandée par les circonstances?

Ce que nous savons désormais des peuples vivant de chasse et de cueillette incite à douter de cette hypothèse. En ce qui concerne les chasseurs-collecteurs observés à l’époque moderne, on sait que leur mode de vie n’était pas toujours d’origine « préhistorique ». Bon nombre des peuples concernés ont pratiqué des formes ou d’autres d’agriculture, avant de les abandonner. Par ailleurs, vivre de chasse et de cueillette n’impose pas inévitablement le nomadisme. Les cas de chasseurs-collecteurs sédentaires sont en fait assez nombreux. Enfin, cette manière de subvenir à ses besoins ne peut être simplement réduite à une sorte de choix par défaut, imposé par des contraintes géographiques ou par un manque de connaissances techniques de la part des humains en question. Les exemples de chasseurs-collecteurs rejetant en connaissance de cause l’horticulture ou l’élevage ne manquent pas.

C’est justement le cas des Cuivas. Au moment où Arcand les rencontre, ces derniers sont de toute évidence en contact depuis fort longtemps avec d’autres peuples autochtones, mais aussi avec des colons occidentaux qui pratiquent l’élevage et l’agriculture. En atteste entre autres le fait qu’ils utilisent des pointes de flèches et des haches en fer alors qu’ils n’en maîtrisent pas la métallurgie, tout en étant persuadés que ces usages remontent à la nuit des temps… Ils sont par ailleurs entourés d’humains qui souhaitent les voir se transformer en horticulteurs, pour toutes sortes de raisons plus ou moins avouables. La possibilité d’opérer leur « révolution néolithique » leur est donc offerte depuis un bon moment déjà, mais ils ne paraissent disposés à s’y résoudre que contraints et forcés par les « chasses à l’homme » dont ils sont régulièrement la cible de la part des paysans alentours.

Par conséquent, il ne semble pas abusif de considérer que les Cuivas appréciaient leur mode de vie. L’un d’entre eux finit d’ailleurs par en fournir à Arcand une explication fort simple et très prosaïque, sans la moindre référence à de quelconques contraintes naturelles, techniques ou culturelles.

« Pour bien se faire comprendre, raconte l’anthropologue, il me demanda si j’aimerais me lever et apercevoir chaque matin, assurément et inéluctablement, exactement le même arbre situé précisément au même endroit que hier. En quelques mots, il exprima à quel point le mode de vie de ses voisins sédentaires lui paraissait profondément ennuyeux. Ne plus voyager, ne jamais changer de paysage et puis manger sensiblement le même manioc, accompagné de quelques bouchées de poisson, jour après jour, tout cela lui faisait craindre de plonger dans un ennui sans fond. » (p. 148-149).

Tout cela incite évidemment à reconsidérer l’idée dominante selon laquelle l’agriculture, puis l’industrie se seraient imposées pour la simple raison qu’elles représentaient un progrès indiscutable pour la condition humaine.

« Il faut désormais envisager la possibilité que ce soit la vie relativement facile des chasseurs-cueilleurs et la crainte de s’ennuyer qui poussa nos ancêtres à attendre si longtemps avant d’adopter le mode de vie sédentaire de la société paysanne. On peut même espérer que l’archéologie accumulera bientôt les preuves de cette hésitation millénaire et arrivera à démontrer que les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire n’ont, de fait, modifié radicalement leur mode de vie en adoptant l’agriculture que le jour où ils n’avaient plus d’autres choix. […] Cela consacrerait enfin la crainte du travail et de l’ennui comme dimensions élémentaires de la condition humaine. » (p. 149-150).

Un homme Cuiva et son enfant. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

Cette thèse a effectivement été confortée par de nombreux travaux depuis l’enquête menée par Arcand4Pour une synthèse partielle et partiale de certains de ces travaux, voir : Scott, J. (2019). Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États. Paris : La Découverte. 302 pages.. Elle reste aussi très contestée5Voir par exemple ces deux critiques récentes de Homo domesticus de James C. Scott: Stepanoff, C. (2020). « Comment en sommes-nous arrivés-là? », Terrestres. Récupéré de ; Darmangeat, C. (2020). « Homo Domesticus (James C. Scott) », La Hutte des Classes – Blogue de Christophe Darmangeat. Récupéré de : http://cdarmangeat.blogspot.com/2020/04/homo-domesticus-james-scott.html. Comme le remarque Arcand en conclusion d’un texte de 1988 critiquant la notion même de « société de chasseur-collecteur », les enjeux d’une telle discussion sont loin d’être seulement scientifiques.

« [S]i on venait à démontrer que l’écart qui nous sépare [de certains chasseurs-collecteurs] n’est qu’une illusion, on en arriverait bientôt à se convaincre aussi qu’il est possible de bien vivre sans trop travailler, que la propriété peut être ni privée ni publique mais non existante, et que la vie exige une attitude zen. Ce sont là des idées qui paraissent évidemment dangereuses et absurdes à l’idéologie bourgeoise, comme à l’anthropologie. Pire encore, on ne saurait plus par quoi remplacer Dieu, ni comment justifier le progrès constant de notre exploitation de la nature6Arcand, B. (1988). « Il n’y a jamais eu de société de chasseurs-cueilleurs », Anthropologie et Sociétés, vol. 12 no 1, p. 58.. »

C’est en tout cas l’un des aspects les plus saisissants du récit d’Arcand que de nous présenter les Cuivas comme des humains tout à fait ordinaires, dont les raisons d’agir n’ont finalement rien d’exotique. Outre cette simple peur de l’ennui évoquée plus haut pour justifier leur refus d’une vie d’agriculteur sédentaire, ils manifestent par exemple à l’égard de l’anthropologue une curiosité qui n’est pas moins vive que celle dont ils font l’objet de la part de ce dernier. C’est aussi ce « vilain défaut » qui les pousse semble-t-il à entreprendre de temps à autres de lointains voyages auprès de peuples amis et à pratiquer ainsi quelque chose qui s’apparente d’assez près à ce que nous appelons le tourisme. Par ailleurs, le fait de vivre quasiment nus n’empêche pas ces humains de se montrer au moins aussi pudiques que nous le sommes, sinon davantage. Autre exemple déroutant : lorsque l’anthropologue s’interroge sur le sens caché des danses Cuivas, ses hôtes n’ont pas d’autre explication à lui fournir que le simple plaisir de danser ensemble… Enfin, comme en témoigne la sophistication de leur système de parenté, pensée complexe et logique formelle ne leur sont pas du tout étrangers!

En somme, l’altérité radicale du mode de vie des Cuivas n’est pas imputable à une quelconque différence ontologique entre eux et nous, ni à des bizarreries culturelles témoignant du « sous-développement » de cette société. Ces humains sont bien nos semblables et leurs raisons de préférer leur monde restent tout à fait compréhensibles dans les termes mêmes de notre culture. Le souligner n’est pas inutile à un moment où luttes de reconnaissance et conflits identitaires prennent une telle tournure que l’idée même d’une humanité commune paraît sur le point d’être défaite. Surtout, comme le suggère Arcand dans le passage cité plus haut, reconnaître cette proximité fondamentale entre ces « attardés de l’histoire » et les « Modernes » que nous prétendons être incite à questionner en retour le bien fondé des raisons que nous invoquons pour justifier l’existence de notre monde et la domination qu’il exerce à présent sur la presque totalité de l’humanité.

Requiem pour les Cuivas

Si l’on en croit l’anthropologue colombien Francisco Ortiz, qui signe la postface de cet ouvrage, le monde des Cuivas est aujourd’hui à peu près disparu. Leur nombre a certes grandi mais, comme presque tous leurs semblables sur le continent américain, ces chasseurs-collecteurs sont désormais cantonnés sur un territoire bien trop étroit pour y vivre sur le mode qu’avait pu encore observer Arcand à la fin des années 1960. Notre civilisation ne détruit pas seulement la nature et la biodiversité. Elle s’attaque également à ce que l’on pourrait appeler la socio-diversité ou à ce que l’anthropologue canadien Wade Davis nomme l’ethnosphère, ce qui n’est sans doute pas moins déplorable pour l’avenir de notre espèce.

« Qu’est-ce qui vaut la peine d’être mangé ? Doit-on faire des enfants ? Comment les éduquer ? Avec qui baiser ? Qu’est-ce qui est vraiment drôle ? Triste ? Honteux ? Honorable ? Et puis, comment mourir avec dignité ? C’est cela la ‘culture’ : une série cohérente et donc crédible de réponses à ces questions essentielles, écrit Arcand. Les milliards d’êtres humains qui ont vécu sur cette planète ne nous ont pas laissé des milliards de réponses. Nous n’en connaissons, tout au plus, que quelques milliers. […] La découverte d’une nouvelle façon de mourir avec dignité ne devrait jamais laisser indifférent. » (p. 74-75). La disparition de l’une d’entre-elles encore moins, sans doute.

Quant à elle, la civilisation industrielle s’efforce de nier la mort plus qu’elle n’offre une façon originale de l’affronter dignement7Philippe Gauthier a attiré mon attention sur le fait que ce déni est le propre de l’époque industrielle. Il semble que jusqu’au XVIIème siècle au moins, en Occident, se préparer à mourir avec courage et dignité était très valorisé socialement. Les « Ars Moriendi », recueils de conseils sur l’art de bien mourir, eurent un grand succès à la fin du Moyen-Âge.. Par ailleurs, à la différence des civilisations qui l’ont précédée, elle ne fixe aucune limite à son expansion – ce qui n’est probablement pas sans lien avec cette tentation du refoulement de notre finitude. Elle est totalitaire8Sole, A., Sobrero, P. (2007). « Un immense chagrin anthropologique », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, n°19. Récupéré de : https://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b19c22.php. À son contact, les sociétés « traditionnelles » ou « primitives » se dissolvent, selon un procédé original dont Marx et Engels avaient dit l’essentiel : « Le bon marché de ses produits est l’artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger9Marx, K., Engels, F. (1976 [1848]). Manifeste du parti communiste. Paris : Éditions sociales, p. 36.. » Vis-à-vis des humains qu’elle assimile ainsi, elle ne tient pas les promesses d’égalité et de liberté au nom desquelles elle justifie la destruction de leurs mondes. Et, pour finir, son productivisme en vient aujourd’hui à menacer ce qui rend matériellement possible nos existences ici-bas. Dès lors, comment ne pas souhaiter sa disparition?

À qui formule le vœu de bâtir des sociétés moins destructrices, moins injustes et moins aliénantes, la lecture du livre d’Arcand fournit en tout cas des raisons d’espérer. Elle atteste du fait que les humains sont en effet capables d’inventer des manières de vivre ensemble relativement libres et égalitaires, sans forcément détruire la nature ni s’exploiter les uns les autres. Et cette capacité n’est pas réservée à de « bons sauvages » vivant encore à « l’état de nature ». Outre qu’ils sont nos contemporains, les Cuivas que nous décrit Arcand ne sont ni meilleurs, ni pires que nous ne le sommes sur le plan moral. En revanche, ils ont développé toutes sortes de stratégies subtiles pour à la fois préserver leur liberté et garantir entre eux l’égalité, comme le montre l’auteur tout au long de son récit. Autrement dit, leur aptitude à vivre selon ces principes ne leur est pas plus spontanée ou naturelle qu’à nous-mêmes. Mais, ils la cultivent et l’entretiennent.

Est-elle conditionnée ou rendue possible par le fait qu’ils vivent de chasse et de cueillette? Comme l’ont montré notamment les travaux d’Alain Testart, il y a eu de multiples manières d’être chasseurs-collecteurs10Voir en particulier son chef d’œuvre : Testart, A. (2012). Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard.. Ces façons de se nourrir ont été associées à toutes sortes d’organisations sociales, dont certaines très inégalitaires et orientées vers l’accumulation de richesses. La domination patriarcale ou l’esclavage, notamment, ne semblent pas être des inventions du néolithique. Par conséquent, le « mode de production » est sans doute ici moins déterminant que ce qu’un matérialisme vulgaire incite à penser spontanément. On peut en déduire que les rapports égalitaires qu’entretiennent les Cuivas et la liberté dont ils jouissent sont relativement indépendants de leurs manières de subvenir à leurs besoins11Arcand raconte d’ailleurs que lorsqu’ils commencent à cultiver la terre, les Cuivas continuent à partager la nourriture disponible avec l’ensemble du groupe, y compris avec ceux d’entre eux qui n’ont pas pris part aux travaux agricoles, et cela au grand dam des missionnaires américaines qui s’efforcent de leur inculquer un mode de redistribution plus conformes aux principes de la propriété bourgeoise.. Voilà qui constitue une bonne nouvelle pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à mettre en œuvre de tels principes.

Il ne s’agit pas ici de verser dans le primitivisme. L’exemple des Cuivas ne constitue ni un idéal à atteindre ni un modèle à imiter. Il constitue seulement une preuve que nous ne sommes pas condamnés à vivre comme nous le faisons actuellement ; aucune nature humaine ni aucune loi de l’évolution des sociétés ne nous y contraint. Ce faisant, il doit avant tout nous encourager à user de cette capacité propre aux humains d’imaginer toutes sortes de mondes originaux12Voir : Solé, A. (2000). Créateurs de mondes. Nos possibles, nos impossibles. Paris : Éditions du Rocher.. Même si l’hégémonie qu’exerce notre civilisation sur l’ensemble de la planète semble exclure toute alternative et si le rythme de vie effréné qu’elle nous impose ne favorise guère l’exercice de l’imagination, il n’y a pas de raison que cette capacité créatrice soit éteinte. Et il n’y a pas de raison que nous ne puissions faire en la matière au moins aussi bien que les Cuivas, mais autrement13Pour une immersion dans le monde des Cuivas, voir le film documentaire The last of the Cuiva réalisé avec l’aide de Bernard Arcand, alors qu’il effectuait son enquête de terrain. Arcand y apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises. Brian Moser, « The Last of The Cuiva », Disappearing World, Granada Television, 1971, 65 mn. Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=cjve7Il6mRU.

Notes[+]