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Quelle voie pour la décroissance ? Une perspective technocritique

Par Simon Chaunu

Jardin aménagé sur une friche industrielle de la Rheinische Stahlwerke zu Meiderich (Aciérie rhénane de Meiderich) à Duisburg. Crédit : Alexandre Prevot. Sous licence CC BY-SA 2.0 DEED

Dans le cadre d’une thèse qui vient d’être récemment déposée1Thèse consultable à cette adresse : https://corpus.ulaval.ca/entities/publication/c49ab084-e3a5-40c3-ab60-32b687a2b4d1, je me suis consacré à étudier la pensée de quatre auteurs du XXe siècle, qui sont aujourd’hui considérés comme des « précurseurs de la décroissance »2Latouche, S. (2026). Les précurseurs de la décroissance. Paris: Le passager clandestin. Quand bien même aucun d’entre eux – que ce soit Lewis Mumford (1895-1990), Günther Anders (1902-1992), Jacques Ellul (1912-1994) ou Ivan Illich (1926-2002) – ne se soit réclamé de la décroissance de son vivant, puisque le terme, avec toute sa charge polémique, ne s’est popularisé qu’à partir des années 2000. Mais il est vrai que leur critique radicale de la civilisation industrielle a inspiré des courants écologistes, certains révolutionnaires, tant à leur époque que de nos jours.

Mon étude étant avant tout de nature historique et sociologique – donc scientifique – j’ai préféré ne pas approcher frontalement les leçons politiques, et normatives plus généralement, qu’il est possible d’en tirer. Je me propose ici d’explorer davantage ce sujet, car je pense que d’une part les œuvres de ces quatre intellectuels peuvent nous aider à mieux repérer certaines failles dans les discours contemporains de l’écologisme et de la décroissance, et que d’autre part la mise en lumière de leurs propres erreurs de jugement peut grandement nous aider.

En premier lieu, il me faut revenir sur le diagnostic critique qu’ils ont élaboré de manière convergente au cours de huit décennies (des années 1920 jusqu’aux années 1990). Il ne s’agit pas d’une doctrine ou d’une théorie à proprement parler, mais d’une matrice intellectuelle, constituée de leitmotivs, c’est-à-dire de thèmes discursifs récurrents. Parmi eux, j’ai en identifié sept en particulier, en commençant avec la mystification de la Technique, c’est-à-dire l’autonomisation et la fétichisation de cette puissance de mise en ordre des forces naturelles et sociales dans notre modernité. Vient ensuite celui de la dissolution de la Nature, de la soumission ou destruction des milieux écologiques par cette même puissance technicienne. De manière plus frappante, ces auteurs dénoncent aussi avec force l’abaissement de l’Humanité, par la prolétarisation des emplois manuels notamment. Cette dernière critique mène également à celle de l’expansion des Médias, car la création d’un univers artificiels d’images et de sons vise avant tout à distraire l’humanité quant à son sort. Sur un plan davantage politique, c’est la transformation de l’État qui est relevée, autrement dit sa mutation en un vaste corps organisé prétendant réguler toutes les dimensions de l’existence. Face à ce nouveau pouvoir, il faut constater l’épuisement de la Révolution, et plus généralement l’incapacité de l’humanité de juguler les forces technologiques qu’elle a lâchées dans son monde. Néanmoins, malgré leur sombre diagnostic, Mumford, Ellul et Illich prônent le maintien de l’Espérance – et dans le cas d’Anders, le refus de la résignation.

Pour synthétiser la perspective de ces quatre auteurs, il s’est ainsi créé à partir de la révolution industrielle (et avec une accélération prodigieuse suite à la Seconde guerre mondiale) un système mégatechnique ne visant que sa propre croissance, au détriment des équilibres naturels et des aspirations humaines les plus positives. Or le mouvement actuel de la décroissance3Tout du moins ses tendances les plus modérées dans le monde francophone, incarnées notamment par Paul Ariès, Vincent Liegey ou encore Timothée Parrique. n’appelle le plus souvent qu’à la réduction ou l’abandon du PIB, de l’économie monétaire officielle (confondue avec le « capitalisme »), ce qui n’est, somme toute, que la « superstructure » mathématisée d’un complexe technologique composé d’une myriade d’objets et de réseaux techniques, insérés dans tous les aspects de nos existences. Pour leur part, les environnementalistes réformistes, obsédés par la seule crise climatique et sa gestion technocratique « verte », ne souhaitent qu’assurer la « transition » de cette mégamachine vers un modèle supposément plus durable.

Ainsi, Mumford, Anders, Ellul et Illich (sans oublier bien d’autres penseurs et penseuses, d’hier comme d’aujourd’hui) nous encouragent à analyser et rejeter l’univers synthétique et technicisé qui est devenu notre monde en l’espace de seulement deux siècles. C’est évidemment une voie plus âpre à suivre, mais la seule valable si l’on souhaite sortir de cet enfer industriel qui menace la vie sur terre. Un corollaire majeur d’une telle prise de position est que le jeu politique contemporain – « démoniaque » aux yeux d’Ellul – doit être évité. Un écologisme révolutionnaire bien compris ne peut s’enfermer dans les catégories bourgeoises de la Gauche, du Centre et de la Droite (d’autant plus que dans l’ère néolibérale les différences effectives entre ces familles partisanes se réduisent bien souvent à des questions culturelles et morales). Ou sinon, en suivant ce que suggérait Bernard Charbonneau4Charbonneau, B. (2021). « L’écologie ni de droite ni de gauche » (1984), dans La nature du combat. Pour une révolution écologique. Paris: L’échappée.,  il faut reprendre certaines valeurs de l’ancienne Gauche (la justice et de l’égalité) et de la vieille Droite (la conservation et de l’héritage), tout en rejetant vigoureusement, pour l’heure, celles du Centre (le mérite et le progrès).

Le modèle de militantisme écologiste qui a cours présentement, consistant essentiellement en des actions coup de poing visant à amener les États à « agir », risque ainsi de ne déboucher que sur une impasse, car il s’insère dans un cadre institutionnel qui in fine ne vise que la reproduction de l’ordre techno-industriel. Comme l’appelaient de leurs vœux nos quatre intellectuels, c’est un changement de civilisation, une révolution des valeurs et des aspirations qu’il faut d’abord accomplir. Dans les années 1960, le militant gauchiste allemand Rudi Dutschke avait appelé à « une longue marche à l’intérieur des institutions » afin d’en arriver à une société écosocialiste et pacifiste – un projet qui échoua. Dans la situation dans laquelle nous sommes, c’est davantage « une (très) longue marche en dehors de la civilisation (industrielle) » qu’il faut concevoir. Et s’ils peuvent nous inspirer, Mumford, Anders, Ellul et Illich ont néanmoins sous-estimé certains facteurs nécessaires pour mener à bien une telle démarche. Bien entendu, ils attendaient une action des masses pour sortir de l’enfer techniciste, selon des modalités plus ou moins différentes pour chacun d’entre eux ; mais sans réellement articuler les conditions et les moyens de cette action, une fois posé le principe qu’une doctrine révolutionnaire lui était préalablement nécessaire5Seul Anders a vraiment osé détailler une méthode d’action concrète, de manière très controversée, comme le montrent les textes polémiques collectés dans La violence : oui ou non. Une discussion nécessaire (1987).. De fait, leur praxis s’est réduite pour l’essentiel à former un petit cercle d’amis et de disciples pour diffuser leur pensée – ce pour quoi il est difficile de les blâmer sur un plan personnel, vu les circonstances de leur époque.

Pour prendre corps, tout projet de renversement de l’ordre établi doit être porté par une large base sociale, une classe sociale en ascension. En effet, une révolution se conçoit avant tout comme le coup de boutoir ultime et décisif contre un système politique et juridique ne correspondant plus au véritable équilibre des forces dans une société. Les révolutions « atlantiques » aux Pays-Bas, en Angleterre, en Amérique et en France, durant l’ère moderne, ont ainsi exprimé la puissance montante de la bourgeoisie, la classe sociale de l’industrie, du commerce et de la science, en opposition à une noblesse et un clergé agrippés à des structure sociales vermoulues. Plus tard, Marx et Engels affirmèrent que la révolution communiste à venir serait celle d’un prolétariat organisé, prêt à prendre en main pour son propre bien la machine industrielle élaborée sur les ordres de la classe bourgeoise. L’on sait que cette prophétie historiciste ne se réalisa pas, et ne se réalisera certainement jamais, d’autant plus que les mouvements actuels de critique du capitalisme ne sont pour la plupart, en Occident, que l’expression d’une classe moyenne craignant à juste titre l’effritement de son niveau de vie.

Cela a été souvent souligné : contrairement aux prédictions de la sainte théorie marxiste, les régimes du « socialisme réel » au XXe siècle n’ont triomphé que dans des pays en voie de  (sous-)développement, voir arriérés et féodaux, en prenant principalement appui sur les luttes des paysans sans terres et des artisans précaires. Pour ensuite les écraser ou les enrégimenter au profit d’une industrialisation à marche forcée, imitant ainsi les révolutions bourgeoises qui s’étaient aussi servi de ce peuple comme chair à canon. Malgré l’accusation récurrente d’être porteuse de tendances réactionnaires, c’est donc pourtant bien cette base sociale paysanne-artisane qui au cours de l’histoire des civilisations s’est révélée prête, héroïquement et tragiquement, à affronter des dominations iniques, souvent sans succès6C’est en tout cas un schéma qui me semble émerger nettement quand on étudie l’histoire des civilisations, et que par ailleurs Mumford et Ellul effleurent l’un comme l’autre dans leurs ouvrages respectifs.. Le problème évident est que, dans nos « sociétés post-industrielles avancées », elle n’existe plus, et a été remplacé par des « agriculteurs », c’est-à-dire des entrepreneurs assistés d’esclaves mécaniques (sans nier la pénibilité bien connue de leurs métiers).

Par conséquent, si l’on accepte mes thèses, les écologistes et les décroissants doivent encourager la reconstitution d’une telle coalition sociale, c’est-à-dire généraliser et théoriser ce que certains et certaines font déjà à un niveau individuel, en choisissant de revenir à un travail manuel. En somme, il s’agit d’imiter ce que la bourgeoisie a accompli sur quelques siècles, plus ou moins volontairement, en « matérialisant » et « incarnant » (pour parler comme Mumford) des valeurs et des désirs contraires à l’ordre féodal7On pourra estimer que cette thèse est idéaliste : pour ma part, je l’inscris à la suite des travaux sur l’imaginaire social-historique de Cornelius Castoriadis (par ailleurs lui-même un penseur technocritique).. Dans cette perspective, il faut alors abandonner l’idée de « sauver la planète » et le climat dans dix ou vingt ans, comme nous l’enjoignent les jeunes militants éco-anxieux contemporains. Peut-être nous faut-il alors faire le deuil du monde pré-industriel, tant certains des ravages dont nous sommes collectivement coupables sont irréversibles, du moins à l’échelle de quelques vies humaines. Néanmoins, on peut parier que la mégamachine planétaire butera à terme sur certaines limites physiques et biologiques infranchissables. Alors, les pannes et les pénuries ainsi provoquées offriront des opportunités à saisir pour les écologistes, afin de proposer d’autres manières de vivre, de travailler et de faire cité. Nul automatisme historique ici, mais une fenêtre de possibilités par laquelle s’engouffrer, au moment opportun.

Comme je l’ai dit, ce sera une voie âpre, socialement risqué et personnellement difficile – il faudra déjà être capable de subir, au moins, les railleries et le venin des productivistes et des technophiles de tous les bords politiques. Surtout, rien ne garantit qu’une telle ambition aboutisse, et la poursuivre n’interdit pas bien sûr de mener des luttes défensives pour sauver ce qui peut encore l’être – mais sans se faire d’illusions, tant sont grandes pour le moment les forces du statu quo. Quoiqu’il en soit, s’engager sur un tel sentier me semble être la seule façon de préserver sa dignité en tant que sujet humain.

Notes[+]

La vision des monnaies alternatives par les mouvements des villes en transition et de la décroissance. Entre convergences et tensions

Par Jérémy Bouchez

Photo d’un billet du MIEL, la Monnaie d’intérêt économique local de la région bordelaise, CC BY-NC 2.0

Depuis plusieurs millénaires, les monnaies accompagnent les êtres humains dans leurs échanges commerciaux. Au-delà de ses trois fonctions telles que définies par Aristote – à savoir le rôle d’intermédiaire des échanges, de réserve de valeur et d’unité de compte – la monnaie peut également jouer un rôle dans la communication et dans la création de liens sociaux ou de signes d’appartenance à une société. Tout cela étant contrebalancé par le fait qu’elle est aussi synonyme de rapports de force et de marque de distinction1LES ÉCONOMISTES ATTÉRÉS. (2018). La monnaie. Un enjeu politique. Paris : Éditions Points. Outre l’accélération de la crise environnementale à l’échelle mondiale – avec des conséquences telles que les dérèglements climatiques, la destruction du réseau de la vie (biodiversité), la pollution croissante, etc. – les sociétés humaines sont également confrontées à une très grave crise sociale, avec le creusement des inégalités et de la pauvreté. Ce constat d’accroissement des inégalités est notamment appuyé par le Laboratoire sur les inégalités mondiales avec son Rapport sur les inégalités dans le monde2WORLD INEQUALITY LAB. (2022). World Inequality Report 2022. https://wir2022.wid.world/ qui enfonce le clou sur cette question, concluant que ce fait social s’accentue presque partout sur la planète, mais à des rythmes différents, exacerbés récemment par la crise de la COVID-19. Cette terrible et dangereuse réalité est également pointée par de plus en plus d’économistes3MILANOVIĆ, B. (2016). Global inequality: A New Approach for the Age of Globalization. Cambridge: Harvard University Press ,4 PIKETTY, T. (2014). Capital in the Twenty-First Century. Cambridge: Harvard University Press comme une conséquence directe du marché autorégulé, des politiques de libéralisme économique agressif et de la puissance du capitalisme financier. 

C’est face au constat implacable de ces périls sociaux, environnementaux et économiques qui menacent de destruction tant la biosphère telle que nous la connaissons que de nombreuses communautés humaines, qu’un nombre croissant de militant·e·s, de chercheur·e·s et d’intellectuel·le·s au sein des mouvements de la décroissance et des villes en transition soutiennent l’idée que les monnaies alternatives peuvent jouer un rôle non négligeable dans l’avènement de sociétés enfin en phase avec les limites de la planète, libérées des nombreux démons du système économique dominant. Ce texte présente en premier lieu une brève explication de ce que sont les monnaies alternatives ainsi que des propositions de typologies par quelques spécialistes sur la question pour ensuite introduire les mouvements de la décroissance et des villes en transition afin d’aborder finalement leurs principales convergences et tensions sur la question des monnaies alternatives, tout en suggérant des pistes d’opportunité.

LES MONNAIES ALTERNATIVES: BREF HISTORIQUE ET DÉFINITION

On sait qu’en Nouvelle-France, dans la colonie française en Amérique du Nord, circulait de la monnaie de cartes à jouer afin de pallier la rareté de la monnaie sonnante. Bien que minoritaire, ce type de monnaie aurait été utilisée durant une trentaine d’années  (de la fin du 17e au début du 18e siècle) et aurait été autorisée ou tolérée puis interdite par le gouvernement français5http://mllecanadienne.blogspot.com/2020/07/monnaie-de-carte.html. Toutefois, la monnaie de carte n’était qu’une monnaie de remplacement et ne peut donc pas être qualifiée de première monnaie alternative. Il faut remonter à 1934 pour voir l’apparition de ce qui peut être considéré comme la première monnaie alternative institutionnalisée connue, le WIR, un système de monnaie complémentaire indépendant en Suisse, toujours existant et utilisé par des petites et moyennes entreprises. Par la suite, on peut citer la mise en place d’un système d’échange local à Vancouver, au Canada, en 1983, qui n’a duré que 5 ans, mais qui a été suivi par de nombreux autres systèmes alternatifs en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ou encore en Europe. On peut constater une accélération de l’émergence de monnaies alternatives jusqu’à la fin du XXe siècle puisqu’on comptait en 2017, selon l’analyse de Jérôme Blanc, plus de 5 000 systèmes de monnaies alternatives dans plus de 50 pays, ce qui a fait dire au chercheur que le développement continu de ces systèmes peut être considéré comme un « phénomène sans précédent à l’échelle de l’histoire monétaire des sociétés industrielles6BLANC, J. (2018). Les monnaies alternatives. Paris : La Découverte ». La fin des années 2000 a vu l’émergence du mouvement des villes en transition avec, entre autres, la création de monnaies locales comme outils primordiaux vers la relocalisation de l’économie des communautés7NORTH, P. (2013). Complementaty currencies. Dans Parker, M., CHENEY, G., FOURNIER, V., et Land, C. (Eds.), The Routledge Companion to Alternative Organization, 182–194. Londres: Routledge. Au Québec, plusieurs municipalités ou régions ont réussi à mettre en circulation des monnaies alternatives. On peut citer le demi gaspésien8https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/735786/demi-monnaie-economie-gaspesie, apparu au printemps 2015 et qui consiste à couper des billets de dollars canadiens en deux moitiés, chaque moitié valant 50 % de la valeur du billet. La ville de Québec a lancé le BLÉ en 20189https://www.mlcquebec.org/historique/, une monnaie complémentaire à l’échelle très locale et à parité avec le dollar canadien. BLÉ est l’acronyme de « billet local d’échange ». Par la suite, des monnaies locales ont vu le jour dans la région de Charlevoix, en Abitibi ou encore dans les Laurentides. Enfin, à l’échelle planétaire, le lancement du Bitcoin en 2009, basé sur la technologie blockchain, représente une révolution dans les paiements comme Internet l’a été pour la communication il y a 50 ans10DE FILIPPI, P. (2018). Blockchain et cryptomonnaies. Paris: Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.filip.2018.01.

BRÈVE DÉFINITION

L’utilisation dans cet article du qualitatif « alternatives » pour parler des monnaies au sens général du terme permet de décrire les monnaies qui visent à « transformer les territoires et faire société », pour reprendre le sous-titre français de l’ouvrage de Marie Fare paru en 201611FARE, M. (2016). Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société. Paris : Charles Léopold Mayer. Selon Jérôme Blanc, les monnaies alternatives sont avant tout des dispositifs monétaires qui sont conçus dans une perspective de transformation socio-économique. L’utilisation de l’adjectif socio-économique implique pour Blanc (2018) que « ces dispositifs assemblent une variété d’outils et de règles pour guider les pratiques des utilisateurs afin de réaliser un projet éthique12op. cit.». Bien sûr, il existe d’autres qualificatifs dans l’univers des monnaies à vocation de transformation socio-économique, on peut mentionner le terme de monnaie complémentaire soulignant l’auxiliarité à côté de la monnaie nationale (ou monnaie fiduciaire), de monnaie communautaire s’il existe un intérêt social et économique à l’échelle d’une communauté ou encore de monnaie sociale ou monnaie citoyenne afin d’indiquer dans ce dernier cas le fait qu’un tel système monétaire est le résultat d’une implication citoyenne formelle. Dans ce texte, le terme de monnaies alternatives englobe toutes les spécificités existantes et dans lesquelles on retrouve l’idée d’offrir des alternatives aux systèmes monétaires nationaux ou multinationaux.

TYPOLOGIE DES MONNAIES ALTERNATIVES

Les objectifs de ce texte sont d’introduire la lectrice et le lecteur à l’écosystème des monnaies alternatives en présentant brièvement leur historique et leur présence au sein de certaines communautés sur la planète. Sur un plan plus théorique, cependant, nous ne rentrerons pas dans les détails des propositions de typologies des monnaies alternatives, un sujet encore assez complexe, mais nous proposons de dresser un portrait général des types de générations de monnaies et de systèmes monétaires alternatifs. Dans cette optique, le tableau 1 propose un aperçu des principales propositions de classification. Comme le mentionne Jérôme Blanc (2011), il existe une difficulté de s’accorder sur une typologie commune au sein de la littérature scientifique et des écrits concernant les monnaies alternatives, ceci reflétant leur nature évolutive et complexe13BLANC, J. (2011). Classifying “CCs”: Community, complementary and local currencies’ types and generations, International Journal of  Community Currency Research, 15, 4–10. Cependant, il est possible de regrouper des cadres d’analyse et des cadres de classification. Le tableau reprend donc la classification de Blanc (2011)14op. cit., celle de Fare (2016)15op. cit.et celle de Blanc et Fare (2013)16BLANC, J., & FARE, M. (2013). Understanding the Role of Governments and Administrations in the Implementation of Community and Complementary Currencies: The Implementation of Community and Complementary Currencies. Annals of Public and Cooperative Economics, 84(1), 63–81. https://doi.org/10.1111/apce.12003.

Tableau 1 Types et générations de monnaies alternatives selon Blanc (2018), Fare (2016), Blanc & Fare (2013)

Types et générations de monnaies alternativesDescription/définitionExemples
Systèmes d’échanges locaux (SEL)
1re génération 
Consistent en des échanges de biens et de services (dans ce cas, le temps) qui permettent la création d’un crédit mutuel enregistré sur les comptes des participants inscrits.SEL (LETS) au Canada, en France et au Royaume-Uni
Banques de temps
2e génération
Consistent en un crédit mutuel mais se limitent exclusivement aux services. Les personnes qui offrent leurs services accumulent du temps qu’elles peuvent ensuite utiliser pour recevoir des services d’autres participants. Il y a égalité dans la valeur des services.Fair Shares au Royaume-Uni; Banca del tempo à Parme, en Italie; Les Accorderies au Québec
Monnaies locales convertibles et non convertibles
3e génération
Visent à encourager le renforcement d’une économie locale. Dans certains cas, elles visent une relocalisation de la production et de la consommation.Convertibles: Ithaca Hour dans l’État de New York; Trueque en Argentine
Non convertibles: Chiemgauer en Allemagne; Palmas au Brésil; Bristol Pounds et Totnes Pounds au Royaume-Uni; Eusko au Pays Basque
La monnaie comme récompense pour les actes vertueux
4e génération
Forme la moins courante de monnaie alternative. Consiste à récompenser les individus en unités de compte pour l’adoption d’actions vertueuses dans le but de changer les pratiques nuisibles à la communauté. L’unité de compte est souvent convertible en monnaie nationale.NU aux Pays-Bas; Eco-Iris et Toreke en Belgique
Crédits mutuels interentreprisesMettent les entreprises en réseau afin qu’elles puissent échanger des crédits sous forme d’unités de compte à un taux d’intérêt très faible ou nul. Les échanges de paiements sont facilités par une chambre de compensation, ce qui n’implique pas de flux de trésorerie.WIR en Suisse; RES en Belgique; Sardex en Sardaigne 
CryptomonnaiesLes cryptomonnaies visent à s’affranchir du carcan bancaire et sans limitation territoriale tout en garantissant la sécurité grâce à l’utilisation d’algorithmes. Les cryptomonnaies sont basées sur la technologie blockchain, qui est un registre distribué consultable par tous les acteurs du réseau.Bitcoin; Ethereum

LeS mouvementS de la décroissance et des villes en transition

Dans les sections précédentes nous venons de brièvement présenter les monnaies alternatives ainsi que des définitions et des typologies proposées par quelques chercheur.e.s. Comment les mouvements de la transition et de la décroissance s’emparent de ce sujet et des questions socialement vives inhérentes à ces systèmes monétaires alternatifs? Dans les sections suivantes, nous proposons dans un premier temps de revenir sur les origines de ces deux mouvements pour ensuite détailler leurs visions des monnaies alternatives.

Certains auteurs et autrices proposent de faire remonter les idées de la décroissance dans des écrits du début des années 1970. Dans un ouvrage publié en 2016, l’économiste Serge Latouche, considéré comme le père de la décroissance en France17ABRAHAM, Y-M. (2019). Guérir du mal de l’infini : Produire moins, partager plus, décider ensemble. Montréal : Écosociété, a identifié une soixantaine d’auteurs dont les œuvres peuvent être rapprochées de certaines idées de ce mouvement. Au début des années 2000 en France, un appel est lancé par plusieurs intellectuel.le.s pour une « décroissance durable », l’idée principale de ce coup de clairon étant le refus de la course à la production de biens et une critique radicale de la religion de la croissance, une attaque frontale du « sacré » selon l’économiste Serge Latouche18op. cit.

L’appel du début du 21e siècle s’inscrit dans une critique du capital tout comme dans une reconnaissance des limites inhérentes au fait de vivre sur une sphère et des dégradations environnementales et sociales liées à la croissance. En effet, tout en poursuivant une critique forte du capitalisme et de son économie, du productivisme, de la technologie aliénante et du mythe du progrès, les «  objecteurs de croissance », comme ils aiment à se nommer, nous alertaient sur les liens de plus en plus évidents entre l’impératif de croissance économique et les limites planétaires, ainsi que sur le renforcement des inégalités sociales, inhérentes selon eux à une «  société industrielle à la capacité productive excessive » (FILIPO et SCHNEIDER, 2015, p. 32)19FILIPO, F et SCHNEIDER, F. (2015). Preface. Dans  D’ALISA, G., DEMARIA, F. & KALLIS, G. (Eds.). Degrowth : A vocabulary for a new era. (p. 32). Londres : Routledge, Taylor & Francis Group

Depuis quelques années, on peut constater une forte poussée dans la médiatisation des idées mouvement ainsi qu’une très importante augmentation des publications scientifiques en lien avec la décroissance. Ainsi, l’économiste écologique français Timothée Parrique a réalisé en 2020 une compilation des articles scientifiques publiés dans des revues à comité de lecture depuis 2007. Selon son analyse, 424 articles ont été publiés sur une période de 13 ans, avec une augmentation constante de 3 articles en 2007 à près de 70 en 2020. La liste mise à jour est disponible sur son blogue personnel20https://timotheeparrique.com/academic-articles.  

Le mouvement des villes en transition trouve quant à lui ses origines dans l’initiative de Rob Hopkins, un enseignant britannique en permaculture qui, en 2004 à Kinsale (Irlande), lance le concept de « ville en transition », repris l’année d’après à Totnes dans la région du Devon. Hopkins voulait en premier lieu engager les communautés dans des discussions et des actions visant à réduire leur dépendance au pétrole abondant et aux énergies fossiles en général, tout en faisant la promotion de modes de vie « postpétrole » à travers des initiatives à l’échelle locale, comme les monnaies locales, la mobilité active, la permaculture, etc21OUDOT, J. & de l’ESTOILE, É. (2020). La transition écologique, de Rob Hopkins au ministère. Regards croisés sur l’économie, 26, 14–19. https://doi.org/10.3917/rce.026.0014. De plus, le mouvement s’articule très rapidement dans une perspective de résilience des communautés22KRAUZ, A. (2015). Transition towns, or the desire for an urban alternative. Metropolitics, May 2015. En 2008, Rob Hopkins lance Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale23Le titre original de la version anglophone étant « The transition handbook. From oil dependency to local resilience », une sorte de vademecum des bonnes pratiques et qui deviendra la bible du mouvement qui sera nommé « The transition initiative »24TAYLOR, P. J. (2012). Transition towns and world cities: towards green networks of cities. Local Environment, 17(4), 495–508. https://doi.org/10.1080/13549839.2012.678310. Cinq ans après son lancement en Europe, le mouvement aura essaimé dans plus de 300 communautés et fin 2021, le site internet Transition Network comptabilisait 1 076 groupes de transition auto-inscrits et 25 hubs à travers la planète. Il est important de mentionner que les initiatives peuvent concerner des communautés, des quartiers, des villages, des régions et même des îles, comme l’île de Wight au Royaume-Uni ou encore La Palma en Espagne. 

Enfin, le concept de relocalisation de l’économie est au cœur du mouvement. Cependant, cela impose aux communautés d’être parfois en tension, la localisation de l’économique et du  social étant pris entre un besoin d’autonomie fonctionnelle et une institutionnalisation de la prise de décision, tout en ajoutant la nécessité d’interagir avec les gouvernements locaux25BARNES, P. (2015). The political economy of localization in the transition movement, Community Development Journal, 50 (2), 312–326. https://doi.org/10.1093/cdj/bsu042. Le relocalisation de l’économie vise avant tout à renforcer les communautés et à les rendre plus résilientes face à la mondialisation et aux problèmes environnementaux, tout en donnant la primauté au social au lieu du technique26ALEXANDER, S. & RUTHERFORD, J. (2018).  The ‘Transition Town’ Movement as a Model for Urban Transformation. Dans MOORE, T., de HANN, F., HORNE, R., & GLEESON, B. J. (Eds.),  Urban Sustainability Transitions. New York : Springer Berlin Heidelberg. Dans le contexte décrit précédemment, les monnaies locales sont utiles pour construire des communautés résilientes, cette forme de monnaie étant plus responsable devant les communautés qu’elle sert. 

LA vision des monnaies alternatives par les deux mouvements

Cette section vise à exposer tour à tour les visions respectives des deux mouvements concernant les monnaies alternatives et les principaux écrits sur le sujet. 

Les écrits et la vision liés au mouvement de la décroissance

Contrairement au mouvement des villes en transition, qui sera abordé par la suite, on peut émettre un premier constat de pauvreté de la littérature scientifique en rapport avec la décroissance sur la question des monnaies alternatives. Ainsi, Timothée Parrique, dans sa thèse de doctorat consacrée à l’économie politique de la décroissance27Parrique, T. (2019). The Political Economy of Degrowth. Doctoral thesis, Université Clermont-Auvergne/Stockholm Resilience Centre. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02499463/document, remarque que ce sujet ne semble pas être une priorité par rapport à d’autres. L’économiste français identifie cependant dans la littérature quatre objectifs à atteindre qui permettraient à une monnaie alternative d’être « favorable à la décroissance » : la démonétisation, la relocalisation de l’économie (par exemple la production), la consommation responsable (des points de vue éthique et écologique) et la souveraineté de valeur. Ce dernier objectif permettant une décentralisation du pouvoir monétaire tout en respectant le principe de subsidiarité, « un principe qui stipule que dans les relations entre les communautés, mais aussi dans la relation de l’individu à toute forme de communauté humaine, la plus petite entité ou institution sociale ou politique doit avoir la priorité (ex, l’individu devrait passer avant la communauté, la communauté avant l’État, l’État avant la fédération, et ainsi de suite28GOSEPATH, S. (2005).  The Principle of Subsidiarity. Dans, FOLLESDAL, A., POGGE, T. (eds). Real World Justice. Studies in Global Justice, vol 1. (p. 157). Dordrecht : Springer. https://doi.org/10.1007/1-4020-3142-4_9 ». Ceci rejoint d’ailleurs certains écrits comme ceux de Fare (2016, 2013, 2011)29op. cit.,30 FARE, M. (mai 2013). Les monnaies sociales et complémentaires dans les dynamiques territoriales. Potentialités, impacts, limites et perspectives. [Présentation de Conférence]. United Nations Research Institute for Social Development, 6–8 Mai 2013, Genève, Suisse. https://www.unrisd.org/unrisd/website/document.nsf/(httpPublications)/51014428A8FB6366C1257B5F005219CF?OpenDocument,31FARE, M. (2011). Les conditions monétaires d’un développement local soutenable : des systèmes d’échange complémentaire aux monnaies subsidiaires. Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, Lyon et de Gyumoard (2013)32 GUYOMARD, J. (2013).  De l’État-souverain à la souveraineté subsidiaire des monnaies locales complémentaires. Revue Française de Socio-Économie, 12, 51–68. https://doi.org/10.3917/rfse.012.0051.

Début 2023, malgré la faible quantité d’études s’étant intéressées au rôle que peuvent mener les monnaies alternatives dans une perspective de décroissance choisie, il est intéressant de croiser plusieurs auteurs ayant analysé certaines de leurs caractéristiques sous un angle décroissantiste. 

Dans une étude publiée en 201333DITTMER, K. (2013). Local currencies for purposive degrowth? A quality check of some proposals for changing money-as-usual. Journal of Cleaner Production, 54, 3–13. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2013.03.044, Kristofer Dittmer a examiné des propositions de systèmes monétaires alternatifs dans une perspective de décroissance. Il a choisi quatre systèmes très représentés dans la littérature scientifique anglophone: les systèmes d’échanges locaux (Local Exchange Trading Systems ou LETS en anglais), les banques de temps, les HOURS (ou Ithaca HOURS), la forme de monnaie la plus simple qui circule librement dans une localité sans être soutenue par un cours légal et enfin les monnaies locales convertibles, les systèmes alternatifs les plus récents, mais ont fait l’objet de moins d’études. 

Dittmer a utilisé quatre critères liés à la décroissance afin de vérifier la pertinence des systèmes monétaires choisis: le renforcement des communautés, l’avancement des valeurs alternatives dans les échanges économiques, la facilitation des moyens de subsistance alternatifs et l’écolocalisation ou la localisation, pour des raisons écologiques et politiques, des réseaux de production et de consommation34DITTMER, K. (2015). Community Currencies. Dans  D’ALISA, G., DEMARIA, F. & KALLIS, G. (Eds.). Degrowth : A vocabulary for a new era. (p. 150). Londres: Routledge, Taylor & Francis Group. Selon ses conclusions, les différents types de monnaies alternatives passés en revue ne sont pas des outils utiles dans une perspective de décroissance et ne peuvent jouer qu’un rôle marginal dans la conduite d’une décroissance intentionnelle. En effet, il émet de sérieux doutes quant à la capacité des systèmes d’échange et de commerces locaux (SEL) à contribuer à une démocratisation de la revente, de la réparation ou du partage de biens produits commercialement, ils sont difficiles à gérer et ne s’adressent qu’à une population limitée, tout en souffrant de la pression sociale pour les adopter. Les monnaies HOURS, sur le modèle d’Ithaca HOURS, en raison de leur petite échelle et du manque de recherche ne semblent pas être une solution viable dans une perspective de décroissance alors qu’elles peuvent faciliter l’achat local. En ce qui concerne les monnaies locales convertibles, Dittmer pense qu’elles sont très fonctionnelles lorsqu’il s’agit de favoriser l’entrepreneuriat local et d’attirer de nouveaux marchés locaux, mais elles souffrent d’un manque de clarté quant à leur potentiel de relocalisation de l’économie, notamment sur la question des chaînes d’approvisionnement. Elles sont également totalement subordonnées à la valeur de la monnaie officielle et ne facilitent pas l’émergence de moyens de subsistance alternatifs. Enfin, une tension existe quant à leur tendance à créer une forme de discrimination géographique. 

Pour Alf Hornborg35HORNBORG, A. (2017). “How to turn an ocean liner: a proposal for voluntary degrowth by redesigning money for sustainability, justice, and resilience”, Journal of Political Ecology, 24(1), 623–632. https://doi.org/10.2458/v24i1.20900, la monnaie à usage général, tel qu’elle existe dans le système capitaliste, ne peut que mener vers des problèmes environnementaux, sociaux et économiques, puisqu’elle implique une forme d’efficacité au sens capitaliste, un encouragement à la recherche de la maximisation des profits. Il propose donc, dans une perspective de décroissance, de remodeler la monnaie afin de la rendre plus en conformité avec une vision non capitaliste de l’efficacité en favorisant les achats locaux, les circuits courts, la frugalité, la résilience écologique et sociale et la sécurité alimentaire, dans une perspective communautaire. Sans entrer dans les détails, les principales recommandations seraient que chaque pays mette en place une monnaie nationale complémentaire sous la forme d’un revenu de base distribué à chaque habitant du pays qui pourrait utiliser ce revenu pour acheter des biens et services dans une zone géographique limitée afin de favoriser les achats locaux. Il conclut que cette forme de monnaie serait beaucoup plus conforme aux aspirations de la doctrine du marché depuis le XVIIIe siècle, avec un réel pouvoir du consommateur via une relocalisation de l’économie et du commerce.

En France, le philosophe français de la décroissance Michel Lepesant décrit un système économique dans lequel un revenu inconditionnel existe aux côtés d’une monnaie locale complémentaire36LEPESANT, M. (2013). Considérer ensemble revenu inconditionnel et monnaie locale. Mouvements, 73, 54–59. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0054. Pour lui, il faut combiner un « espace écologique des revenus » au sein duquel le revenu inconditionnel serait le plancher, avec un « espace écologique des monnaies », dans lequel évolue une monnaie complémentaire. Dans les deux cas, il est bien sûr important d’établir un plafond, tant concernant un revenu maximal acceptable qu’une accumulation de richesse maximale acceptable. De plus, une partie du revenu inconditionnel serait versée sous forme d’une monnaie locale complémentaire et l’autre en services gratuits (NDLA, on peut penser aux transports en commun gratuits par exemple), favorisant ainsi une transformation sociale et écologique.

Pour Richard Douthwaite37DOUTHWAITE, R. (2012). Degrowth and the supply of money in an energy-scarce world. Ecological Economics, 84, 187–193. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2011.03.020, dans une économie mondiale où la rareté de l’énergie et l’augmentation de son coût auront des impacts très importants sur les communautés, la mise en place de monnaies alternatives indépendantes du système de l’argent-dette est une manière d’adoucir la pente sur laquelle les communautés vont se retrouver de plus en plus. Il note que, en étant créées par leurs utilisateurs, les monnaies locales ou régionales sans dette ont la capacité d’assurer que les communautés ne se retrouvent pas à court de liquidités, limitant ainsi les impacts des problèmes externes. De plus, Douthwaite affirme qu’avec une économie régionale forte et un endettement moindre stimulé par une monnaie locale, les communautés absorberaient plus facilement les chocs extérieurs, notamment ceux liés à la pénurie d’énergie.

Notons enfin qu’il semble y avoir un sérieux désaccord au sein du mouvement de la décroissance concernant la pertinence des cryptomonnaies et des monnaies numériques alternatives. En effet, pour certaines et certains, les monnaies numériques basées sur la technologie des registres distribués (en anglais, « distributed ledger technology » (DLT), si elles sont bien pensées, conçues et combinées avec le mouvement coopératif, peuvent être une solution dans l’émergence d’une planète postcapitaliste en favorisant les coopératives ouvertes et les communs numériques (Manski et Bauwens, 2020)38MANSKI, S. et BAUWENS, M. (2020). Reimagining New Socio-Technical Economics Through the Application of Distributed Ledger Technologies. Frontiers in Blockchain, 2, 29. https://doi.org/10.3389/fbloc.2019.00029. A contrario, d’autres écrits au sein du mouvement de la décroissance ou de la littérature postcapitaliste dénoncent le risque d’un « cryptocolonialisme » avec le déploiement des cryptomonnaies, même à « vocation sociale » (Escobar, 2018)39ESCOBAR, A. (2018). Designs for the pluriverse: Radical interdependence, autonomy, and the making of worlds. Durham : Duke University Press ou par la justification des crises environnementales (climat, perte de biodiversité) pour la perpétuation des inégalités d’investissement et de commerce entre le Nord et le Sud (Howson, 2020)40HOWSON, P. (2020). Climate Crises and Crypto-Colonialism: Conjuring Value on the Blockchain Frontiers of the Global South. Frontiers in Blockchain, 3, 22. https://doi.org/10.3389/fbloc.2020.00022

Les écrits et la vision liés au mouvement des villes en transition

Tout d’abord, il faut noter que le mouvement des villes en transition englobe divers concepts, courants de pensée et discours, incluant souvent le développement durable, l’économie sociale et solidaire, et surtout le discours de la transition écologique. Cette section fait donc ressortir les articles et ouvrages scientifiques qui s’inscrivent dans le cadre du mouvement de la transition de façon globale, afin de mieux repérer les idées, visions et points de vue sur les monnaies alternatives. Il est également important de noter que la littérature scientifique sur les monnaies alternatives dans le cadre du mouvement transition est beaucoup plus importante que celle qui a été présentée dans la section précédente consacrée au mouvement de la décroissance. Cette section de l’article n’a donc pas pour objectif de proposer une revue exhaustive, mais plutôt de dresser un portrait général de la situation à travers les écrits les plus notables.

Dans le livre de Rob Hopkins cité précédemment, on peut lire que la stratégie de relocalisation de production et de la consommation est une composante importante du discours des villes en transition. Pourtant, la création de monnaies alternatives occupe une faible place lors de la parution de l’ouvrage en 2008. Malgré tout, quelques années après, des « monnaies de transition » sont apparues au Royaume-Uni et alors que certaines communautés avaient déjà mis en place des systèmes d’échanges locaux (Ryan-Collins, 2011)41RYAN-COLLINS, J. (2011). Building Local Resilience: The emergence of the UK Transition Currencies. International Journal of Community Currency Research, 15 (D), 61–67. http://dx.doi.org/10.15133/j.ijccr.2011.023. Cependant, comme le notent Seyfang et Longhurst (2012, p. 75) ces projets de monnaies alternatives ont surtout été lancés dans une perspective de développement durable, en parallèle à une optique de transition : « Ces monnaies complémentaires sont développées dans le but d’atteindre une série d’objectifs de développement durable inspirés de la « nouvelle économie »42SEYFANG, G., & LONGHURST, N. (2013). Growing green money? Mapping community currencies for sustainable development. Ecological Economics, 86, 65–77. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2012.11.003».

Quels sont les impacts des monnaies alternatives dans une perspective de développement durable et donc dans une vision de transition des économies locales? C’est ce qu’ont cherché à faire Michel et Hudon (2015)43MICHEL, A., & HUDON, M. (2015). Community currencies and sustainable development: A systematic review. Ecological Economics, 116, 160–171. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2015.04.023 en effectuant une revue systématique basée sur 48 études qui s’intéressent aux retombées des monnaies alternatives en termes de dimensions de durabilité sociale, économique et environnementale. Selon les résultats de cette revue systématique, les monnaies alternatives semblent avoir des effets positifs sur l’employabilité, le travail informel et la localisation. En effet, les résultats de Michel et Hudon suggèrent que les monnaies alternatives peuvent avoir des effets positifs pour une partie importante de la population représentée par les groupes les plus marginalisés et démunis, en reconnaissant la valeur de leurs compétences et du travail informel, qui est, selon l’OCDE (2019, p. 156) « une relation d’emploi qui n’est, en droit ou en pratique, pas soumise à la législation nationale du travail, à l’impôt sur le revenu, à la protection sociale ou au droit à certaines prestations d’emploi44OECD/OIT. (2019). « Definitions of informal economy, informal sector and informal employment ». Dans Tackling Vulnerability in the Informal Economy, Paris : Éditions OCDE. https://doi.org/10.1787/103bf23e-en ». Cependant, les auteurs ne trouvent pas d’effets significatifs sur l’activité économique locale. En outre, en raison de l’absence d’évaluations environnementales pertinentes, il semble également difficile de tirer des conclusions sur les avantages en termes de durabilité environnementale.

Sur le sujet des monnaies alternatives numériques et des cryptomonnaies, il est plus difficile de trouver des écrits poussés ou des publications scientifiques en lien avec le mouvement de la transition. Cependant, on peut trouver plusieurs articles qui suggèrent une vision optimiste de l’apport d’une technologie comme la blockchain. Par exemple, en prenant le cas de l’Eusko au Pays basque, Pinos (2020)45PINOS, F. (2020). How could blockchain be a key resource in the value creation process of a local currency? A case study centered on Eusko. International Journal of Community Currency Research, 24, 1–13 montre que, bien qu’il y ait des réticences et des frilosités à adopter une telle technologie encore assez récente, l’acceptation de la technologie blockchain n’est pas exclue. Les freins sont principalement liés à la fiabilité non démontrée, au risque de développer une dépendance technologique, au déficit de transparence et au manque de preuves d’avantages concurrentiels. 

Gomez et Demmler (2018)46GÓMEZ, G. L., & DEMMLER, M. (2018). Social Currencies and Cryptocurrencies: Characteristics, Risks and Comparative Analysis. CIRIEC-España, revista de economía pública, social y cooperativa, 93, 265. https://doi.org/10.7203/CIRIEC-E.93.10978 quant à eux, ont analysé les caractéristiques communes des monnaies sociales et des cryptomonnaies. Il apparaît que, malgré des similitudes concernant la décentralisation vis-à-vis des banques centrales, la non-régulation et le faible besoin de fusion, ces deux systèmes présentent de profondes différences quant à leur aspect local vs global et aux risques financiers. De plus, il existe une tendance spéculative inhérente aux cryptomonnaies qui les rend difficilement conciliables avec une vocation sociale au sein du mouvement de transition. 

En outre, il semble très difficile d’imaginer que les cryptomonnaies puissent être compatibles avec les écologiques de la transition. En effet, le fonctionnement d’une cryptomonnaie entraîne un coût énergétique exorbitant et sans cesse en augmentation. Selon le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (2022)47https://ccaf.io/cbeci/ghg/index, le bitcoin, par exemple, a consommé 134 térawattheures (tWh) d’électricité en 2021, soit un peu moins du double de la consommation d’électricité en 2019 (Digiconomist, 2022)48https://digiconomist.net/bitcoin-energy-consumption. De plus, Stoll et al. (2019)49STOLL, C., KLAAßEN, L., & GALLERSDÖRFER, U. (2019). The Carbon Footprint of Bitcoin. Joule, 3(7), 1647–1661. https://doi.org/10.1016/j.joule.2019.05.012 ont montré que la source d’énergie qui alimente le bitcoin est très majoritairement d’origine fossile (charbon), impliquant des émissions annuelles de 22 à 22,9 mégatonnes d’équivalent CO2, ce qui correspond aux émissions de la ville de Kansas City, positionnant le bitcoin entre des pays comme la Jordanie et le Sri Lanka. Tout ceci est sans compter que, la construction des équipements informatiques permettant au cryptomonnaies d’exister nécessite d’extraire des métaux stratégiques et des terres rares, encourageant donc l’extractivisme et venant s’ajouter aux graves problèmes causés par les déchets électroniques.

Convergences et tensions entre les deux mouvements

Indépendamment de la question des monnaies alternatives, il existe des convergences et des tensions entre les deux mouvements qui sont particulièrement claires concernant (a) le degré de radicalité à opposer au système économique dominant et (b) la vision du type de sociétés que nous devrions viser sur de nombreux aspects comme la marchandisation ou la décomodification de certains biens et services, le rapport au travail ou la critique de la technologie. 

Il est important de mentionner qu’il n’y a pas de ligne de partage claire entre les idées du mouvement de la transition et celles du mouvement de la décroissance. Certains discours et propositions en faveur de sociétés beaucoup plus durables et égalitaires, évitant l’effondrement civilisationnel, se retrouvent dans les deux mouvements. Il est donc facile de trouver de fortes convergences sur le sujet des monnaies alternatives. Par ailleurs, Feola et Jaworska (2019)50FEOLA, G., & JAWORSKA, S. (2019). One transition, many transitions? A corpus-based study of societal sustainability transition discourses in four civil society’s proposals. Sustainability Science, 14, 1643–1656. https://doi.org/10.1007/s11625-018-0631-9 ont montré qu’il n’existe pas un discours de la transition, mais plusieurs, qui sont très proches sur certains points, tout en différant sur le rôle de l’État, le degré d’opposition au capitalisme ou la radicalité des innovations.

Néanmoins, s’il y a bien un consensus qui émerge entre les deux mouvements, c’est au sujet du difficile chemin vers la relocalisation de l’économie. En ce sens, les deux mouvements semblent voir les monnaies alternatives, si elles sont bien réfléchies, comme des outils précieux vers la relocalisation. Serge Latouche parle ainsi de « monnaies biorégionales », la biorégion étant, selon lui, l’échelle idéale pour mettre en place ce type de système monétaire. Rob Hopkins (2008)51op. cit., quant à lui, pense qu’une monnaie locale s’inscrit pleinement dans l’objectif de relocalisation et de décarbonisation de l’économie défendu par le mouvement de la transition. Enfin, pour Timothée Parrique (2019)52op. cit., une monnaie alternative qui ne contribue pas à relocaliser l’économie d’une communauté n’est pas favorable à la décroissance et a échoué à atteindre un principe central.

Il est possible de repérer une divergence importante entre les deux mouvements concernant la complémentarité entre revenu de base universel et monnaies alternatives. L’idée d’un revenu de base universel (RBU) n’est pas un sujet nouveau et, sans surprise, on la retrouve dans les écrits de nombreux chercheurs critiques de la croissance (par exemple, Fourrier, 201953FOURRIER, A. (2019). Le revenu de base en question: De l’impôt négatif au revenu de transition. Montréal : Éditions Écosociété; Alexander, 201554ALEXANDER, S. (2015). Basic and maximum income. Dans D’ALISA, G., DEMARIA, F. & KALLIS, G. (Eds.), Degrowth : A vocabulary for a new era. Londres: Routledge, Taylor & Francis Group; Ariès, 201355ARIÈS, P. (2013). Pour un revenu social… démonétarisé. Mouvements, 73, 23–27. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0023; Liegey, 201356LIEGEY, V. (2014). Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie. Montréal : Éditions Écosociété; Lepesant, 201357op. cit.; Andersson, 201058ANDERSSON, J.O. (2012). Degrowth with basic income – the radical combination. 14th Basic Income Earth Network congress). En effet, selon Blaschke (2020)59BLASCHKE, R. (2020). Basic income : Unconditionnal social security for all. Dans, TREU, N., SCHMELZER, M. et BURKHART, C. Degrowth in Movement(s): Exploring Pathways for Transformation. Winchester : Zero Books, quatre approches politiques similaires peuvent être identifiées au sein des mouvements pour le revenu de base universel et  de la décroissance : (a) la sécurité sociale et la redistribution (b) la démocratie (c) l’économie alternative et solidaire, et (d) la souveraineté temporelle individuelle et collective. Ainsi, au sein du mouvement de la décroissance, surtout son volet français, il est désormais impensable de dissocier dotation inconditionnelle d’autonomie, revenu minium de base et monnaies alternatives. 

Du côté du mouvement de la transition, il est plus difficile de trouver un lien aussi fort en faveur du revenu de base universel. Le sujet semble diviser les acteurs du mouvement, comme l’a révélé en 2020 la tenue d’un forum organisé par l’organisme Great Transition Initiative intitulé « Universal Basic Income : Has the Time Come ? »60https://greattransition.org/gti-forum/universal-basic-income. Les conclusions des deux panels composés d’une dizaine de spécialistes chacun ont montré de fortes divergences avec parfois de très fortes oppositions au revenu de base.

Il est donc possible de conclure que la complémentarité entre les différentes formes de revenu minimum de base et les systèmes de monnaie alternative semble être une proposition forte du mouvement de la décroissance, que l’on ne retrouve pas au sein du mouvement de la transition.

CONCLUSION

Comme nous l’avons vu tout au long de ce texte, les mouvements de la décroissance et des villes en transition (plus généralement le discours de la transition) cernent bien tous les apports bénéfiques des monnaies alternatives si elles sont bien conçues et si elles ne tombent pas dans des pièges comme le cryptocolonialisme. Il ressort de cette analyse plusieurs constats. 

Premièrement, sur certains aspects importants, les deux mouvements n’ont pas la même vision des monnaies alternatives en grande partie à cause de leurs approches et constats parfois différents des causes et des pistes de solutions aux bouleversements environnementaux, sociaux, économiques et démocratiques. Le mouvement de la décroissance est ancré dans une tradition de recherche critique de la croissance, alors que le mouvement des villes en transition est basé sur des expériences pratiques et des bonnes pratiques. De plus, le mouvement de la décroissance semble posséder une plus grande compréhension du fonctionnement de la monnaie, sans uniformité d’approche cependant. 

Deuxièmement, même si les deux mouvements voient les monnaies alternatives comme un outil de la transition socioécologique à associer à des avancées sociales comme le revenu de base universel ou la dotation inconditionnelle d’autonomie, le mouvement de la décroissance se démarque nettement dans sa réflexion et son positionnement sur une imbrication nécessaire de ces trois leviers pour participer à l’avènement de sociétés postcroissance. 

Enfin, le mouvement de la décroissance, associant une inévitable technocritique à la dénonciation des ravages du système économique dominant, est beaucoup plus enclin à rejeter les solutions des monnaies alternatives numériques et des cryptomonnaies, même si certaines publications en lien avec la décroissance semblent ne pas totalement fermer la porte à ces dispositifs. 

Cette étude permet donc de comparer le positionnement des deux mouvements les plus importants pour la transition socioécologique sur la question des monnaies alternatives. Les divergences et les tensions qui sont exposées dans ces lignes pourraient participer à alimenter les débats et les réflexions au sein des deux mouvements et plus généralement au sein de la société.  

Cette synthèse est un des résultats de ma collaboration avec Marlei Pozzebon dans le contexte d’un projet sur les monnaies complémentaires financé par FORMAS (Suède) qui compte une équipe de 8 chercheurs : Paulsson, Alexander (Lund University) ; Hornborg, Alf (Lund University) ; Weaver, Paul (Maastricht University) ; Spinelli, Gabriella (Brunel University) ; Pozzebon, Marlei (HEC Montreal & FGV EAESP) ; Diniz, Eduardo (FGV EAESP); Gonzalez, Lauro (FGV EAESP) ; Alves, Mario Aquino (FGV EAESP) et Barinaga, Ester (ESADE).

Notes[+]

Esquisse de réflexions sur le « travail » au sein d’un monde post-croissance. Dialectique entre « liberté » et « nécessité »

Par Ambre Fourrier

Reproduction photographique de l’œuvre Sisyphus. Auteur : Franz von Stuck. Sous domaine public.

« [l’être humain] n’a jamais cessé de rêver une liberté sans limite, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l’aurait privé, soit comme dans un bonheur à venir qu’il lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse »1Weil, S. (1955). Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris: Gallimard, p. 85..

Simone Weil, (1955).

Quels sont les critères qui permettraient de définir un « travail » émancipé compatible avec un mode de vie post-croissance ? De nombreux auteurs au sein des milieux progressistes mentionnent l’importance de se « désaliéner » du travail, mais peu tentent de définir la forme que pourrait prendre « une activité émancipatrice »2Ce texte est une réflexion située en occident. Néanmoins, on peut dire que la forme sociale qu’a prise le travail aujourd’hui s’est imposée à peu près partout sur la planète aujourd’hui. respectant les limites biophysiques de notre monde.

Rappelons succinctement ici qu’il est possible de considérer cette notion de manière diachronique en retraçant l’histoire du « travail » comme l’a fait notamment Dominique Méda (2011)3Dominique Méda en donne une définition restrictive : « le travail devient un concept unifiant des réalités jusque-là, non-classées ensemble. Méda, D. (1995). « Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail » », Revue du MAUSS, vol. no 18, no. 2, 2001, pp. 71-78., mais aussi de l’analyser de manière synchronique, en l’observant dans ses dimensions actuelles comme institution de lien social central (Durkheim, 1893) dont la forme s’est traduite sous le capitalisme par le rapport social d’exploitation (Marx, 1867). Mais, il nous est possible aussi d’analyser la dimension ontologique du « travail » comme caractéristique de l’être humain4On peut se référer à la dimension hégélienne du travail reprise par Marx. « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. […] Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature » (Marx, 1867/1983, p. 199-200)..

Pour Dominique Méda, la notion est récente. Elle apparaît notamment dans les écrits d’Adam Smith comme catégorie qui rassemblent plusieurs types d’activité au sein d’un tout organique : « comme une substance homogène identique en tout temps et en tout lieu et infiniment divisible en quantums (en atomes) »5Méda, D. (1995). Le travail une valeur en voie de disparition. Paris: Champs Essai, p. 62.. Le travail est ainsi défini comme l’unité de mesure de toute chose dont le but est l’échange marchand, origine de la création de valeur et il est calculé en temps (dimension abstraite). Sa particularité réside aussi dans le fait qu’il est lui-même une marchandise et qui prend place dans la sphère publique. Mais, le « travail » a également une dimension anhistorique comme activité qui vise à « entretenir notre milieu de vie » dans un mouvement réciproque par lequel « on touche, déplace, transforme et façonne les choses »6Rosa, H. (2016). Résonance une sociologie de la relation au monde, Paris: La découverte, p. 266.. Cette définition correspond à ce qu’André Gorz appellera le sens « anthropologique du travail » et c’est à celle-ci que nous ferons référence lorsque nous parlerons de « travail » dans la réflexion qui va suivre.

Précisons aussi que nous ne débattrons pas dans cet essai de la question: faut-il sortir du travail, comme le pensait André Gorz, ou bien faut-il s’aventurer à redéfinir la valeur abstraite7Voir les travaux de Bernard Friot à ce propos sur le salaire à vie et sa proposition de redéfinir la valeur abstraite par la qualification. ? Nous nous interrogerons plutôt sur la manière dont est définie « l’activité émancipée » chez deux auteurs que l’on associe parfois à la décroissance : André Gorz et Hannah Arendt8Biagini, C., Murray, D., Thiesset, P. (dir.). (2017). Aux origines de la décroissance 50 penseurs. L’Échappée/Écosociété/Le Pas de côté., en nous basant plus particulièrement sur deux ouvrages : Métamorphose du travail (1988) et La condition de l’homme moderne (1961). Notre objectif est de tenter de soulever un problème qui nous apparaît marquer aujourd’hui l’imaginaire social occidental9Au risque peut-être de trahir la pensée globale de ces auteurs dont il faut reconnaître toute la richesse.. À la suite, de cela nous tenterons de montrer que l’on peut trouver chez Simone Weil des éléments éclairants pour penser le travail aujourd’hui.

Travail instrumental & Activité libre

Bien souvent, l’activité « libre », « autonome » et « émancipée » est définie comme une action qui a « elle-même ses propres fins ». On retrouve cette définition chez Marx, mais aussi chez Aristote lorsqu’il fait la distinction entre praxis : activité qui ne vise que son propre exercice10Qui correspond aux activités nobles telles que la politique et la philosophie chez les Grecs, orientées vers l’élévation du sujet. et la poiésis action qui a une finalité extérieure à elle-même et au sujet et au sujet qui l’exerce11Voir le texte de Danon-Boileau, L. (1991). « Sur la notion de Télos, de Praxis et de poésis », L’information grammaticale, n° 51, octobre 1991, pp. 19-20.. Pour définir notre problème, partons de la définition d’André Gorz dans Métamorphose du travail et critique de la raison économique (1988) :

« Il ne faut pas, en effet, sous prétexte qu’autonomie s’oppose avant tout dans notre expérience, à hétéronomie, oublier l’autre dimension du problème : autonomie s’oppose aussi à nécessité, non pas parce que toute activité nécessaire est inévitablement hétéronome (il n’en est rien), mais parce que l’autonomie d’une activité commandée par la nécessité est condamnée à rester formelle […] Dire que les activités autonomes ne peuvent avoir pour but l’échange ne suffit pas à les caractériser. Il faut encore qu’elles soient sans nécessité : que rien d’autre ne les motive que le désir de faire venir au monde le Vrai, le Beau, le Bien. Il faut autrement dit, qu’elles renvoient à un choix conscient auquel rien ne l’oblige […] Les habitants d’un immeuble ou d’un quartier qui au lieu d’acheter leur pain pour pas cher, à la boulangerie s’associent pour installer un four à bois et fabriquer, durant leur temps libre, du pain biologique se livrent à une activité autonome : ce pain est un produit facultatif, ils ont choisi de le fabriquer pour le seul plaisir de le faire, de le manger, de le donner d’approcher une perfection dont ils ont eux-mêmes défini les normes. Chaque pain tient à l’œuvre plus que du produit ; le plaisir d’apprendre, de coopérer, de perfectionner, est prépondérant et le souci de se nourrir subalterne. »12Gorz, A. (1998). Métamorphose du travail critique de la raison économique. Paris : Galilée, p. 269-271.

André Gorz, (1998).

Cette incompatibilité entre activité « autonome » et « nécessaire » renvoie à la grande question philosophique de la liberté. Les êtres humains peuvent-ils être libres s’ils sont soumis aux déterminismes naturels ? S’ils sont préoccupés par le fait de combler leurs besoins ? Les activités qui visent à combler leurs besoins : manger, dormir, se vêtir, etc. ne peuvent être émancipatrices dans la définition que nous venons de citer, puisqu’elles auraient une finalité extérieure à elle-même. Mais, cette conception ne pose-t-elle pas un problème lorsqu’il s’agit de penser une société post-croissance et de la lier aux limites biophysiques de notre monde ? Ne restons-nous pas dans un « dualisme cartésien » corps / esprit, nature / culture problématique ?

Rapide tour d’horizon sur la séparation « liberté » « nécessité »

Dans la pensée occidentale, depuis l’Antiquité, la liberté a bien souvent été définie comme opposée à la nécessité. Durant la Grèce Antique, les personnes13Nous faisons référence ici aux femmes et aux esclaves. Les paysans à Athènes avaient le droit de vote, mais il demeurait certains préjugés à leurs égards. Voir les écrits de Platon. qui s’occupaient des tâches nécessaires à la reproduction et à la production étaient exclues des décisions politiques14À l’exception des paysans bien qu’il demeurât des préjugés à leur encontre.. Elles étaient considérées comme incapables de discernement et d’expression de « liberté » par le fait même qu’elles étaient « trop » préoccupées par les travaux matériels15Le terme « travail » ne doit pas être interprété ici à la manière dont on l’emploie aujourd’hui, à savoir dans son sens abstrait, c’est-à-dire comme « une conduite sociale regroupant plusieurs fonctions ou occupations », car chez les Grecs cette entité n’existait pas. Voir Migeotte, L. (2019). Les philosophes grecs et le travail dans l’antiquité, dans dir. Mercure, D. et Spurk, J. (2019). Les théories du travail, Les classiques. Presses de l’Université Laval.. Cette non-considération voire ce mépris pour tout ce qui se rapportait à « la nécessité » s’explique en partie, par la place moindre qu’accordaient les Grecs à l’oikonomia au sein de la cité16Qui signifie gestion de la maison..

Plus tard, dans l’ère judéo-chrétienne, « le travail », l’acte de produire et de mettre au monde, est représenté comme une punition. La vie dans l’Éden a pris fin au moment du péché originel. Depuis, l’être humain doit satisfaire ses besoins à la « sueur de son front ». Alors qu’auparavant il vivait dans l’abondance, aujourd’hui, il est face à une nature hostile qu’il faudrait combattre et tenter de dominer pour survivre. On retrouve dans cette « vision du monde », l’opposition entre la « sphère de la nécessité » et la « sphère de la liberté ». « Le nécessaire » nous a été retiré, il faut maintenant « souffrir » pour combler nos besoins. En conséquence, cela restreint notre capacité à jouir de notre liberté. Face à ce constat, comme l’écrit Murray Bookchin, nous avons deux choix qui s’offrent à nous : soit la voie de l’humilité religieuse face aux dictats des lois naturelles, soit la conquête de l’espace naturel pour le dominer totalement17Bookchin fera appel au rejet de ces deux choix. Bookchin, M. (s.d). Freedom and necessity and nature, récupéré de : http://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-freedom-and-necessity-in-nature-a-problem-in-ecological-ethics.pdf..

C’est bien entendu la deuxième direction que nous avons prise au sein du système capitaliste. Selon, Pierre Charbonnier dans Liberté et abondance (2019), nous nous considérons comme « libres » si et seulement si nous avons un accès illimité aux marchandises et à l’énergie. L’idée d’émancipation au sein de la philosophie occidentale se serait construite, selon l’auteur, comme opposée aux contingences matérielles contraignantes. C’est en échappant aux aléas de la nature que les êtres humains seraient véritablement libres. Au XVIIIe siècle, contrairement aux physiocrates qui liaient l’enrichissement à l’agriculture et donc à la fertilité des sols, Adam Smith l’associe à la division du travail et à l’échange marchand déconnecté des contraintes biophysiques.

Aujourd’hui, les discours qui argumentent en faveur d’une économie « dématérialisée » tentent de nous faire croire que les êtres humains auraient réussi à se recréer sur terre un Éden grâce aux prouesses techniques. Jeremy Rifkin en appelait d’ailleurs à «[l]a fin du travail »en 199518Même s’il n’envisage pas pour autant l’oisiveté et défend les activités sociales, cette thèse sur la fin du travail semble tout de même marquer les esprits du grand public. Elle a ressurgi très largement au sein du débat sur le revenu de base du côté de ceux qui envisagent justement le remplacement de nombreux emplois par des robots.. La position qui lui est opposée mais qui la rejoint en partie, est celle des thèses du « capitalisme cognitif » ou les théories du general intellect. Comme l’indique Carlo Vercellone, le rapport capital/travail se serait transformé. Le travail serait devenu immatériel, c’est-à-dire non plus attribuable à un individu, mais à l’ensemble de nos faits et gestes que le capital serait dorénavant en mesure de capter, grâce, notamment, aux nouvelles technologies. Ainsi, la valeur ne serait plus attribuable directement à l’acte de « travailler », la croissance pourrait alors se poursuivre sans lui. C’est l’idée d’économie immatérielle19Pour contredire cette idée, voir le rapport de Parrique, T. Barth, J. Briens, F. Kerschner, C. Kraus-Polk, A. Kuokkanen, A. Spangenberg, J.H. (2019). « Decoupling Debunked, Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », European Environmental Bureau, récupéré de: https://eeb.org/decoupling-debunked1/ qui pourrait permettre selon ses défenseurs un dépassement du capitalisme. Pour certains auteurs de ce courant de pensée d’ailleurs, on assisterait ainsi à l’avènement de la « société de loisir » réellement « libérée ». Mais, est-ce vraiment le cas ? Si les thèses de « [l]a fin du travail »20Voir le texte de Dominique Méda : Méda, D. (2001). « Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail », Revue du MAUSS. 2(2), pp. 71-78. ont été réfutées à bien des égards21Voir les travaux A. Casilli (2019) ou encore ceux de Sarah T. Robert (2020) sur le microtravail du clic qui dévoilent tout le travail nécessaire à l’entrainement de l’intelligence artificielle. Les travailleurs y sont principalement situés dans les pays du Sud au sein de ferme à clic. Ils exercent une activité très précaire et largement invisibilisée par la machine., elles persistent dans certains discours, dont ceux de la Silicon Valley. Elles sont d’ailleurs réapparues très largement dernièrement au sein du débat sur le revenu de base. À notre avis, ce « rêve » largement alimenté par la société capitaliste contribue à encourager le mythe du pays de « cocagne »22Le pays de cocagne est dans l’imaginaire de certaines cultures européennes, un pays de fêtes continuelles, où la nature est luxuriante et où le travail est proscrit. (Source Wikipédia). comme idéal de progrès. Et, curieusement, cette illusion ne semble pas dater d’hier : lorsqu’Aristote s’interrogeait sur la justice vis-à-vis des esclaves, il résolvait le problème ainsi : « Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain ; si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves »23Aristote. (1874). « Politique, Livre I », Traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire, Ladrange, récupéré de : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Politique/Traduction_Barth%C3%A9lemy-Saint-Hilaire. Voilà ce qui justifierait une véritable libération. Pour être réellement libre et du même coup sortir du rapport de la domination présent dans l’activité économique il faudrait à tout prix se débarrasser de la « nécessité » ou réduire cette sphère le plus possible.

Pourtant cités comme des auteurs qui ont alimenté les réflexions sur la décroissance24Op.cit. Biagini, C., Murray, D., Thiesset, P. (dir.) (2017)., Hannah Arendt et André Gorz, dont la pensée est très imprégnée de la Grèce antique, semblent eux aussi reproduire cette même dualité. Après avoir présenté très brièvement certains concepts et arguments des auteurs, nous discuterons de leurs visions du « travail », en finissant par aborder très modestement la pensée de Simone Weil. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de prétendre en avoir fait une lecture exhaustive, mais de soulever certains enjeux autour de leurs conceptions du « travail » et de la « valeur » qui lui est accordée au sein des écrits de ces philosophes. Notons ici que nous entendons « activité émancipatrice » au sens conceptuel. Il ne s’agit pas de décrire une seule et même forme d’activité, car nous sommes conscients qu’elle peut prendre plusieurs formes selon la subjectivité des acteurs, mais bien d’établir quelques critères qui tenteraient de la définir.

André Gorz : l’activité autonome ne peut être nécessaire

Dans le passage que nous avons cité en introduction, André Gorz abandonne toute idée d’émancipation par le « travail », entendu au sens sociohistorique. Néanmoins, il va un peu plus loin puisque, pour lui, une activité autonome ne peut pas être « nécessaire ». Même au sein des activités qui pourraient prendre la forme d’activités autogérées, il ne pourrait y avoir d’émancipation réelle. « Le travail nécessaire, aussi peu aliénant qu’il puisse être, ne pourra jamais coïncider avec le sens vécu qu’ont les activités autonomes poursuivant les fins qu’elles se sont librement données »25Gorz, A. (1991). Capitalisme, socialisme, écologie. Désorientations, orientations, Paris : Galilée, p. 125.. Partant de ce principe, Gorz va défendre une réduction du temps de travail : « travailler moins, vivre mieux », indique-t-il. La société fonctionnerait ainsi : d’un côté, il y aurait les activités payées, le travail (forcément hétéronome), et de l’autre les « activités autonomes » (librement choisies en dehors de toutes contraintes). L’objectif pour Gorz serait d’élargir cette sphère de l’autonomie et de restreindre la sphère de la nécessité en se fixant une norme du « suffisant ». Il défend donc, dans un premier temps, l’idée d’un quota d’heures par an : « On peut aussi définir, une durée du travail à l’échelle de la vie entière par exemple : 20 000 à 30 000 heures par vie, à fournir en l’espace des cinquante années de vie potentiellement active. » Les activités contraintes au sein de la nécessité seraient exercées au sein du travail (fin en soi) et d’autres activités que l’on ferait pour le simple plaisir de les faire, expression réelle de notre liberté (activités autonomes). Ce faisant, il rejoint une certaine interprétation de la pensée de Marx: « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures. »26Citation de Marx à ce propos : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. […] Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges […]. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. » (Marx, K. Capital, Tome III, Œuvres Complètes, Pléiade, II, p. 1487).

Il est curieux de présenter les choses ainsi, car on pourrait aussi considérer que les activités tournées vers la nécessité dans un certain cadre autre que le cadre capitaliste peuvent justement nous faire accéder à une plus grande compréhension du monde, et nous permettrait ainsi de devenir plus autonomes (développement d’un savoir-faire). D’ailleurs le fait qu’une importante partie de la population soit coupée des activités de subsistance, dans nos sociétés industrielles, nous rend collectivement plus vulnérables. Il semble donc y avoir une contradiction à ce sujet dans la pensée de Gorz. Selon sa conception, il y aurait une sphère de « l’aliénation » qui serait celle du travail et une « sphère de l’émancipation » dans les activités autonomes. Mais peut-on passer de l’une à l’autre si facilement ? Peut-on penser la réhabilitation d’une « norme du suffisant »27Gorz indique que c’est sous le capitalisme que nous avons perdu cette norme du suffisant, norme qu’il faudrait réhabiliter en transformant nos modes de vie. dans ces conditions ? Ce n’est pas la réduction du temps de travail qui nous paraît ici problématique bien au contraire, mais plutôt cette dualité entre nécessité et liberté dans sa pensée.

Par ailleurs, cette manière de présenter les « activités autonomes » n’est-elle pas proche d’une conception « aristocratique » du monde ? Il nous semble qu’en séparant sphère du travail et sphère de l’autonomie, cela nous conduit à dévaloriser automatiquement « les tâches nécessaires » et donc conséquemment, à vouloir en sortir. Cette « vision du monde » qui contribue à séparer « nécessité »28Ce que nous entendons par nécessité s’apparente plus concrètement aux activités de subsistance. de « liberté » a tendance à aboutir de fait, soit à la défense des technologies, seules capables de nous libérer de la servitude à la nécessité29Le critère utilitariste de « diminution des souffrances inutiles » nous nous permet pas lui non plus de sortir de cette idée de « délivrance » dans son ouvrage Terre et liberté (2021) que nous n’avons pas encore parcouru. Cet ouvrage nous apparaît très important pour réfléchir à la question du travail., , soit à la défense d’une société inégalitaire dans laquelle on confierait à une partie de la population ce qui relève du « nécessaire ». On le voir par exemple, aujourd’hui, la pandémie du COVID-19 a révélé une crise du travail du care dans les pays occidentaux, travail peu considéré, il est exercé majoritairement par des femmes migrantes. C’est aussi dans ce même domaine que l’on trouve plusieurs projets techniques qui viseraient à remplacer ces activités de « soin », « d’entretien », par des robots, sorte de « compagnon artificiel »30Gibert, C. (2021). « Des robots compagnons pour nos personnes âgées ». CScience IA, récupéré de: https://www.cscience.ca/2021/03/09/les-robots-compagnons-connaissent-un-reel-engouement/. Qu’est-ce qui nous conduit collectivement en tant que société à considérer ces tâches comme du « sale boulot », destiné alors à être à tout prix délégué à ceux et celles qui n’ont d’autres choix que de les accepter? Pourtant bien essentielles, les individus qui les exercent sont maintenus dans une précarité constante.

Même si pour Gorz31Sa pensée a largement évolué à travers le temps. tout le monde devrait contribuer au travail nécessaire, il nous semble que sa manière de définir une activité autonome ne va pas assez loin. Elle se rapproche alors, des pratiques de Do it yourself qui ont été largement récupéré par l’économie capitaliste. Il les décrit ainsi: « les habitants d’un immeuble ou d’un quartier qui au lieu d’acheter leur pain pour pas cher à la boulangerie, s’associent pour installer un four à bois et fabriquer durant leur temps libre, du pain biologique se livrent de même que pour le tricot à une activité autonome. Ce pain est un produit facultatif. »32Gorz A. (1988). Métamorphose du travail, critique de la raison économique, Paris : Éditions Galilée, p. 272. On peut se demander pourquoi, dans sa vision des choses, une activité autonome doit être nécessairement facultative.

Si nous reconnaissons aux espaces d’autoproduction libérés de la nécessité leur importance pour la créativité et l’expérimentation, il nous semble la vision que nous propose Gorz des « activités autonomes » en opposition aux activités de « travail » conduit encore une fois à perpétuer la vision d’une liberté entendue au sens libéral c’est-à-dire comme l’absence de « contrainte » (liberté négative) ? Or, si la « vraie vie » commence hors travail, l’être humain ne serait-il pas poussé à trouver les moyens d’y échapper ?

Bien évidemment, et nous préférons prendre des précautions ici, reconnaître que les activités nécessaires peuvent se réaliser dans un cadre librement choisi, ne veut pas forcément dire qu’il faut fonder l’ensemble de notre organisation sociale et politique sur la « nécessité matérielle ». Gorz, indique à ce propos :

« Il est impossible de fonder la politique sur une nécessité ou sur une science sans du même coup la nier dans son autonomie spécifique et établir une « nécessaire » dictature « scientifique », également totalitaire lorsqu’elle se réclame des exigences de l’écosystème. »33Gorz, A. (1992). « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation». Actuel Marx. No. 12, L’écologie, ce matérialisme historique, (Deuxième semestre 1992), Presses Universitaires de France, pp. 15-29, récupéré de : https://www.jstor.org/stable/i40229772https://www.jstor.org/stable/i40229772

André Gorz, (1992).

Il militait d’ailleurs en faveur de la réappropriation « d’un monde vécu » entendu comme un monde accessible à notre compréhension sensorielle, c’est-à-dire: « un environnement à la fois naturel et social organisé de telle sorte qu’il permet à chacun d’en comprendre les règles et de s’y orienter et de telle manière que personne ne puisse, par le monopole d’une ressource, d’une connaissance ou d’une technique, imposer des conditions de vie. »34Bardin, A. (2014). « La nature dans l’écologie politique d’André Gorz », Fondation de l’écologie politique, récupéré de : http://www.fondationecolo.org/blog/LA-NATURE-DANS-L-ECOLOGIE-POLITIQUE-D-ANDRE-GORZ Il tentait d’éviter ainsi le piège qui consiste à vouloir définir normativement « ce qui est nécessaire » ou « ce qui ne l’est pas », une question qui lui apparaissait bien trop souvent présente au sein des mouvements écologistes35Une question d’ailleurs très largement présente encore aujourd’hui.. Néanmoins, ce faisant, il glisse lui-même à son tour dans une autre dérive celle de considérer « les activités socialement utiles » comme purement instrumental en réduisant la sphère des activités autonome aux purs loisirs « créatifs »36Dans d’autres textes, Gorz défendait pourtant une écologie du quotidien notamment dans son texte « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, n°12, 1992. Ainsi, il semble donc y avoir une certaine contradiction dans sa pensée sur la question des critères définissant une activité émancipatrice. En référence à cette écologique du quotidien, voir à titre d’exemple le documentaire Le Dossier Plogoff de François Jacquemain (1980).

Hannah Arendt : l’activité dirigée vers notre métabolisme n’est pas pleinement humaine

Dans son ouvrage La condition de l’homme moderne (1958), la philosophe distingue : le travail, l’œuvre et l’action. Pour Hannah Arendt, la présence au sein de plusieurs langues de deux mots distinct pour parler de « l’activité », à savoir labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais, prouve bien qu’il y a une distinction à établir entre ce qu’elle appelle le travail et l’œuvre. Le travail regroupe selon Arendt les activités qui s’apparentent à la conservation et à la reproduction de la vie, aux activités biologiques nécessaires. Ces activités ont pour caractéristiques d’être soumises à un perpétuel renouvellement. Elles enferment l’être humain dans le statut d’animal laborans, enchaîné aux tâches de la « nécessité » qui doivent être reproduites sans cesse tout au long du processus vital. Les caractéristiques de ces activités est qu’elles n’ont ainsi jamais de « fin ». Les activités domestiques en constituent le meilleur exemple : le ménage, les activités d’entretien, la cuisine « tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital »37Arendt, H. (1961). La condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Levy, p. 146.. Mais l’agriculture aussi peut être considérée comme « travail » : « la terre cultivée n’est pas, à proprement parler, un objet d’usage qui est là dans sa durabilité propre et dont la permanence ne requiert que des soins ordinaires de préservation : le sol labouré pour rester terre cultivée, exige un travail perpétuellement recommencé. »38Arendt, H. (1961).Op.cit., p. 188.. Sa fin dépendra seulement « de l’épuisement de la force de travail »39ette considération n’est vraie que dans notre mode économique actuel sur lequel repose la critique de Arendt. Plusieurs anthropologues tel que Marshall Shalins ou Evans-Prichard ont montré que les chasseurs cueilleurs n’étaient pas dominés par les activités de subsistance.. En d’autres termes, le travail désigne l’ensemble de nos activités qui visent simplement à entretenir notre métabolisme. Pour Hannah Arendt, ces tâches ne représentent pas des activités pleinement humaines. Seules les activités qui créent un monde « d’objet immortel » seraient dignes de l’être humain, car ce sont des activités qui créent l’Histoire et la possibilité de créer un monde commun. L’être humain, dans son acte de travail, est réduit à « la nécessité de subsister » face à cette nature40Ici, la nature fait référence aux contraintes naturelles. Elle s’apparente pour Arendt au travail tandis que l’œuvre constitue ce qu’elle nomme l’artifice humain. qui envahit incessamment « l’artifice humain ». À ce propos d’ailleurs, plusieurs auteurs ont reproché à Hannah Arendt, son dénigrement des sociétés primitives car elle fait une différence entre les sociétés qui ont une Histoire et celles qui n’en ont pas en fonction des traces, qu’elles ont laissées sur leur passage.

« La nécessité de subsister régit à la fois le travail et la consommation, et le travail lorsqu’il incorpore, « rassemble » et « assimile » physiquement les choses que procure la nature, fait activement ce que le corps fait de façon plus intime encore lorsqu’il consomme sa nourriture. Ce sont deux processus dévorants qui saisissent et détruisent la matière et « l’ouvrage » qu’accomplit le travail sur son matériau n’est que la préparation de son éventuelle destruction. Cet aspect destructeur, dévorant de l’activité de travail n’est, certes visible que du point de vue du monde et par opposition à l’œuvre qui ne prépare pas la matière pour l’incorporer, mais la change en matériau afin d’y œuvrer et d’utiliser son produit fini. »41Op. cit. Arendt, H. (1961), p. 147

Hannah Arendt, (1961).

Ainsi, pour Arendt, le travail ne peut être émancipateur. Le fait qu’il y ait eu durant la Grèce antique des esclaves pour réaliser les tâches quotidiennes que l’on appellerait aujourd’hui « travail de reproduction » serait la preuve que ces activités sont à la fois pénibles et serviles. Les Grecs ne méprisaient pas les esclaves, ils méprisaient leurs activités, indique Arendt et c’est précisément parce qu’ils exerçaient ce type de tâches qu’on les considérait comme des êtres humains subalternes. Si l’on valorise pourtant dans la mythologie grecque les travaux d’Hercule, comme héroïques, c’est parce qu’ils ont une fin. Or, les activités qui se rattachent au travail n’ont pour Hannah Arendt rien de tel : « la lutte dans laquelle est engagé l’être humain ressemble bien peu à de l’héroïsme. Hercule, contrairement, aux humains n’est pas soumis au perpétuel recommencement. Mais au lieu de faire l’éloge des dieux, ne devrions-nous pas faire l’éloge de l’héroïne ordinaire? »42Bourgault, S. (2015). « Le féminisme du care et la pensée politique d’Hannah Arendt, une improbable amitié, recherches féministes ». Éthique et voix des femmes. Volume 28, n° 1, p. 11–27, récupéré de: https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2015-v28-n1-rf01908/ Bourgault (2015) fait d’ailleurs une critique féministe de cette conception du travail et particulièrement de la place qu’Hannah Arendt lui accorde.

Pour bien comprendre ce que le travail signifie pour Hannah Arendt, il faut comparer sa notion de travail au second concept de sa typologie de l’activité humaine : l’œuvre. Cette dernière, contrairement au travail, s’inscrit dans l’édification d’un monde qui persistera dans le temps et qui laissera une « trace » dans l’Histoire. Sa caractéristique est qu’il s’achève dans un produit fini. L’œuvre fait ainsi référence à tout objet durable. Hannah Arendt assume le fait que l’ensemble de ces objets provenant des mains des humains a toujours été « destructeur de la nature »43Op.cit. Arendt, H. (1961), p. 146.. Dans cette catégorie, elle place l’artisanat, mais aussi les activités de l’architecte, l’artiste, de l’écrivain, etc. La particularité de l’œuvre pour Arendt est qu’elle se fait nécessairement dans la sphère privée, contrairement à ce qui se passait au Moyen-Âge par exemple avec les corporations. Dans le cas où l’artisan doit reproduire en plusieurs exemplaires un objet pour les vendre, c’est parce qu’il ajoute à son œuvre la dimension « travail », c’est-à-dire dans le but de gagner les moyens de subsistance. Il soumet donc l’œuvre au travail. Or, pour Arendt, c’est l’œuvre et non pas le travail qui permet l’expression de notre subjectivité.

Enfin, la troisième catégorie de la vita activa, citée par Arendt, est l’action, c’est-à-dire la parole et l’action politiques. Cette activité est fondamentalement humaine, car on ne peut la déléguer à personne d’autre. On peut effectivement faire travailler des êtres humains à notre place, mais on ne peut se passer de l’action et de la parole, si l’on veut rester « pleinement humain ». L’action manifeste le caractère unique de l’être humain. L’action a elle aussi pour caractéristique de laisser une « trace », qui participe avec l’œuvre à la construction d’un monde commun, à l’Histoire. Elle a pour caractéristique de se produire dans la sphère publique. Arendt craint que cet espace ne disparaisse complètement, car le travail entendu comme activité qui vise à combler notre processus vital aurait pris toute la place. Elle le craint, car l’action constitue pour elle la seule expression de la liberté, et celle-ci commencerait là encore lorsque le travail prendrait fin.

Pour Arendt, et c’est la thèse générale qu’elle défend, on aurait placé le travail au centre de nos vies dans la civilisation occidentale moderne. On l’aurait laissé prendre toute la place dans l’espace public au détriment de l’action. C’est ainsi qu’on aurait érigé une société de consommation dans laquelle on ne ferait plus la distinction entre les « fins » et les « moyens » : « Au sein du processus vital dont l’activité de travail fait intégralement partie, et qu’elle ne transcende jamais, il est vain de poser des questions qui supposent la catégorie de la fin et des moyens, comme de savoir si les hommes vivent et consomment afin d’avoir la force de travailler ou s’ils travaillent afin d’avoir la force de consommer. »44Ibid. C’est ainsi qu’au sein de la grande industrie, au même titre qu’au sein du processus naturel, s’estompe la distinction entre la fin et les moyens :« Il est tout aussi absurde de décrire ce monde de machines en termes de fins et de moyens que de demander à la nature si elle produit la graine pour l’arbre ou l’arbre pour la graine. »45Ibid. p. 181. Cette analogie est intéressante, mais elle vise à mettre sur le même pied le travail servile à l’usine qui implique une répétition et le travail orienté vers nos besoins vitaux.

La distinction absolue entre œuvre et travail paraît difficile à imaginer dans la réalité sociale. En effet, il n’existe pas de situation dans laquelle l’être humain agit de manière purement biologique pour répondre à la satisfaction de ses besoins. Il suffit de se référer à l’anthropologie pour constater, d’ailleurs, que l’être humain n’opère jamais par pure « nécessité »46Voir les travaux de Descola, notamment son texte : Descola, P. (1994). « Pourquoi les Indiens d’Amazonie n’ont-ils pas domestiqué le pécari : Généalogie des objets et anthropologie de l’objectivation ». Dans : Bruno Latour éd., De la préhistoire aux missiles balistiques: L’intelligence sociale des techniques. Paris : La Découverte, pp. 329-344). . Ainsi, c’est faire preuve de préjugés aristocratiques que de dire qu’il existe des activités qui soient pleinement humaines et d’autres qui ne le sont pas. D’une certaine manière d’ailleurs, on pourrait dire que les activités métaboliques visent-elles aussi le Bien, le Beau, le Vrai car elles ne sont pas purement mécaniques47Sous certaines conditions qu’il faudrait, bien entendu, tenter de définir.. Si ces activités s’effacent, parfois quasiment au moment où elles sont effectuées, cela ne réduit pas pour autant leur dimension symbolique, donc humaine.

Pour résumer, il nous semble que la nécessité ne devrait pas être vue comme « une fin et un objet extérieur à l’agent », mais bien comme un élément qui fait toujours l’objet d’une médiation symbolique, pour reprendre les termes de Freitag. Elle fait partie de l’agent lui-même. En effet, le problème dans cette séparation est justement de considérer les « activités nécessaires » comme n’ayant qu’une valeur instrumentale, alors qu’elles ne peuvent être réduites à cela. Ces activités sont, comme le dirait Michel Freitag, toujours médiées : « l’effectivité matérielle ne peut être réduite à la dimension instrumentale sans perdre du même coup sa spécificité ontologique en tant que pratique. »48Freitag, M. (1986), Dialectique et société, culture, pouvoir, contrôle. Les modes formels de reproduction de la société. Montréal : Éditions saint-martin, pp. 105-106. Autrement dit, le travail est avant toute chose médié par le symbolique, il ne vise pas simplement la satisfaction des besoins (entendus au sens strictement matériels et biologiques). Il y a toujours « un tiers symbolique » entre un besoin ressenti et le fait de le combler. Par exemple, la faim se traduit de manière générale par la préparation d’un repas et son partage. L’être humain n’avale pas tout de suite l’aliment lorsqu’il ressent le besoin de manger (et dans le cas où il choisit de le faire, cela reste producteur de sens). De même que nous partageons tous et toutes aussi des rites corporels relatifs à l’hygiène spécifique à chaque société, ils répondent à un « besoin » sans pour autant être de purs moyens. Ainsi, il y a toujours une dimension expressive dans l’activité, la production ayant inévitablement une autre destination que le simple fait de servir le processus vital.

« Le travail auquel nous nous référerons comportera-t-il toujours comme catégorie exprimant une dimension réelle – concrète de l’existence humaine dans le monde, non seulement cette référence à la dimension « instrumentale » et objectiviste vis-à-vis du monde extérieur, mais aussi cette dimension de l’expression de soi dans l’objet et de la reconnaissance de soi en lui. »49Ibid.

Michel Freitag, (1986).

L’approche du métabolisme peut remettre en question cette idée de séparation entre nécessité et liberté qui doivent être pensées ensemble et non séparément, entre travail, œuvre et action (politique).Nos systèmes sociaux eux-mêmes sont fondés sur un métabolisme matériel particulier qui conditionne leur survie. Par métabolisme nous entendons ici la manière dont les sociétés humaines organisent leurs échanges d’énergie et de matière avec l’environnement. Dans la perspective de Hannah Arendt, on pourrait imaginer que l’œuvre soit limitée par les contraintes biophysiques de notre monde. Mais comment placer la limite si c’est une des activités les plus valorisées? À l’heure du capitalocène50Voir les travaux de Bonneuil et Fressoz sur la question. , l’objectif ne serait-il pas plutôt de concevoir un système qui laisse peu de « traces »51S’il faut faire la distinction entre empreinte écologique et le fait de laisser une « trace », nous reprenons ce terme consciemment non seulement, car c’est le terme utilisé par Arendt pour distinguer le travail de l’œuvre, mais aussi en hommage aux civilisations qui ont laissé peu de traces. Voir l’œuvre de Trong Hieu D.,  Poisson, E. (2019), Le bambou au Vietnam ; une civilisation du végétal. Paris: Hémisphères, sciences sociales.? Quelle place accorder dans sa théorie aux tâches invisibles ? À l’éphémère ? De même que l’attention portée vis-à-vis d’autrui permet à l’être humain de s’extérioriser, d’y mettre sa subjectivité sans qu’il y ait pour autant de produit fini traçable illustrant sa puissance. Nous reprochons à Arendt52Même si pour Arendt, c’est le citoyen qui est la figure principale de l’être émancipé. et à Gorz d’ériger une fois de plus « l’artisan » ou « l’artiste » comme figure principale du « travailleur » émancipé. Ce faisant, ils écartent d’autres figures qui nous apparaissent intéressantes aujourd’hui : celle du paysan, du soignant, et toutes les activités d’entretien qui participent à rendre notre monde plus viable, tâches qui dans un monde où les ressources se tarissent apparaissent primordiales. Entretenir un sol, un bâtiment, les « œuvres » qui nous entourent plutôt qu’en créer de nouvelles. Nous allons voir que Simone Weil affirme que la liberté des êtres humains s’opère et se réalise dans l’acte de « travailler ». Elle nous propose, comme l’indique Aurélien Berlan (2018), une vision matérialiste de la liberté qui nous apparaît intéressante aujourd’hui, en particulier dans un contexte de crise écologique.

Simone Weil : le « travail » comme expérience de la « finitude du monde »

Comme Gorz et Arendt, Simone Weil fait partie de ces penseurs inclassables restés à la « marge du monde »53Cloutier S. (2016). « En marge du monde. Simone Weil et Hannah Arendt ». Tumultes /1 n° 46, Éditions Kimé, pp. 13-32. Pourtant, elle fut l’une des premières philosophes à avoir affronté le travail à l’usine. Dans la partie qui suit, nous nous appuierons principalement sur Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), ouvrage dans lequel elle expose sa vision matérialiste de la liberté54Berlan A. (2018). « Pour une philosophie matérialiste de la liberté, critique sociale/ réappropriation », Et vous n’avez encore rien vu, critique de la science et du scientisme ordinaire – Blog de Sniadecki, récupéré de : https://sniadecki.wordpress.com/2020/11/01/berlana-weil/. Notons aussi que Weil, dont les écrits parurent bien avant les critiques de Georgescu Roegen55Georgescu-Roegen, mathématicien et économiste hétérodoxe (1906-1994), nous invite à penser l’économie différemment à partir du concept d’entropie, deuxième principe de la thermodynamique. L’entropie peut se définir comme étant une mesure de dispersion de l’énergie., s’appuyait déjà sur les principes de la thermodynamique pour rappeler la finitude de notre monde : « Espérer que le développement de la science amènera un jour la découverte d’une sorte d’énergie qui sera utilisable d’une manière presque immédiate pour les besoins humains, c’est rêver », écrivait-elle56Weil avait noté plusieurs paradoxes du système capitaliste par rapport à l’énergie « la nature ne nous donne pas cette énergie sous quelque forme que celle-ci se présente, force animale, houille ou pétrole ; il faut la lui arracher et la transformer par notre travail pour l’adapter à nos fins propres. Or ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement c’est même le contraire qui se produit pour nous, puisque l’extraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse ». (Weil, S. (1955) Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris: Gallimard, [1934] p.19).. Très tôt, cette philosophe s’est aussi intéressée « aux métastases du colonialisme et du fascisme »57Op.cit. Berlan, A. (2018). ainsi qu’à la question de « l’enracinement » qu’elle qualifie de premier besoin humain, nous y reviendrons.

La question que pose Simone Weil rejoint directement nos interrogations : comment concevoir la liberté en y intégrant l’idée de nécessité matérielle « dont nous subissons perpétuellement la pression »? Car Simone Weil part du principe qu’il est impossible et même non souhaitable de s’affranchir de la nécessité. Rappelons pour préciser que ce que nous entendons par nécessité n’est celle qui relève « du déterminisme causal, mais celle qui relève du conditionnement vital »58Op.cit. Berlan, A. (2018). comme l’indique Aurélien Berlan. Weil critiquera d’ailleurs un certain marxisme dont l’utopie industrialiste aurait rendu désirable la disparition du travail nécessaire. Dans les écrits de la philosophe nous trouvons un éloge de la fragilité, « c’est-à-dire la fragilité qui n’est pas vécue comme un manque et comme quelque chose qui ampute, mais, au contraire, comme une manière d’être au monde et à la terre », puisque « la beauté se définit en partie par la vulnérabilité, le périssable. »59Cité par Devette, P. (2018). La pensée tragique d’Albert Camus, de Simone Weil et d’Hannah Arendt, thèse deUniversité d’Ottawa. On ne peut l’en dissocier. Ainsi, nous devons tirer de la nature de quoi satisfaire nos besoins par le « travail ». Pour Simone Weil, le « travail »60Pour être plus précise ici nous devrions le nommer ouvrage pour distinguer la forme que le travail a pris sous le capitalisme. nous permet d’entrer en contact avec la matière et donc « d’être au monde » en faisant l’épreuve d’une certaine sorte d’extériorité. Il nous donne en plus accès à une pluralité de significations :

« Le monde est un texte à plusieurs significations, et on passe d’une signification à une autre par un travail; un travail où le corps a toujours part, comme lorsqu’on apprend l’alphabet d’une langue étrangère, cet alphabet doit entrer dans la main à force de tracer les lettres. Faute de quoi tout changement dans la manière de penser est illusoire. »61Op.cit. Passage cité par Devette, P. (2018), p. 211.

S. Weil cité par par Pascale Devette, (2018).

Comme l’indique Aurélien Berlan (2018), la philosophie de Simone Weil tient compte d’avantage de notre existence corporelle. Le corps est engagé autant que l’esprit dans la tâche. L’émancipation pour passe ainsi par un certain contact avec la nécessité.

« Tant que l’homme vivra, c’est-à-dire tant qu’il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se lâchera jamais un seul instant. […] La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques, mais attendre l’invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c’est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées à la date de l’an mille. »62Weil, S. (1955), les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris: Gallimard, p. 86.

Simone Weil, (1955).

Weil cherche donc à penser la liberté dans le travail, dans notre rapport métabolique avec la nature. Pour la philosophe, si on devait entendre par la liberté la simple absence de « nécessité » ce mot serait vide de toute signification concrète : c’est en travaillant que l’on apprend et ainsi que l’on connaît le monde. Il faut donc consentir à la nécessité pour être pleinement libre.

« Dans la mesure où le] travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance […] avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. »63Ici apparaît la forte dimension chrétienne de la pensée de Weil. Citation : Weil, S. (1957). Écrits de Londres, Paris: Gallimard, p. 22.

Simone Weil, (1957).

Pour Weil, la soumission à la « nécessité » n’est pas à l’origine du problème de l’oppression sociale, ni de l’aliénation. La cause de l’oppression sociale ne vient pas du travail64Entendu au sens anthropologique lui-même, mais de son organisation, de sa division entre travail « manuel » et « intellectuel ». Ayant fait l’expérience de travail en usine, elle suggérait de « concevoir une organisation qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps »65Weil, S. (1955), les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris: Gallimard.. Ainsi comme elle l’indique : « il est temps d’arrêter de rêver la liberté, et de se décider à la concevoir. »66Cité par Chenavier, R. (2001), Simone Weil : une philosophie du travail, Paris: Le Cerf, pp. 201-252. Il importe donc de la concevoir ici et maintenant sans attendre un quelconque grand soir, ou une solution technique qui nous délivrerait de tous nos maux. Quel critère peut-on alors retenir? Pour Weil, un travail émancipé serait un travail qui donne la possibilité d’allier action et contemplation67Elle tente ainsi de lier la vita activa et la vita comtemplativa..

« Non seulement qu’il [l’être humain] sache ce qu’il fait – mais si possible qu’il en perçoive l’usage, qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation. Il ne s’agit pas d’une contemplation passive, mais d’une contemplation active, celle d’un rapport sain aux choses et aux êtres. Le travail fait partie de la vie, et sa conception du travail est le cœur d’une constellation de notions telles que celles de perception de temps, de liberté et de nécessité d’attention d’existence et de réalité. »68Op. cit. Chenavier, R. (2001), p.42

S. Weil cité par Robert Chenavier, (2001).

Cette contemplation permet de laisser place à la Beauté qu’elle entend comme expression d’une sensibilité. De plus, comme l’indique Hartmut Rosa : « l’homme en travaillant se confronte aux matériaux responsifs : faire du pain, du jardinage, écrire un texte sont des activités qui comportent toutes une certaine résistance en soi »69Rosa, H. (2016). Résonance une sociologie de la relation au monde, Paris: La découverte, chapitre 7 partie 2. et cette dernière ne peut être complètement rationalisée. C’est lorsqu’il y a résistance (quand l’objet que l’on travaille ne répond pas exactement comme on l’avait prévu) que l’activité permet l’expression de sa subjectivité, sinon elle devient pure routine, pur mécanisme ou, pour reprendre le terme de Weil, pure cadence. Elle critique par-là l’idéologie du progrès technique : les formes d’oppression capitaliste ont divisé les êtres humains en deux catégories : « ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose » laquelle retire à ces derniers la possibilité de la contemplation. Par ailleurs, ce que nous trouvons intéressant par rapport à notre questionnement, c’est la distinction que fait Weil entre « souffrance » et « humiliation ». Pour elle, l’aliénation est provoquée moins par la souffrance physique que par l’humiliation d’être privé de sa capacité de penser comme c’est le cas dans le travail tel qu’il se déroule à l’usine70On peut généraliser ce qu’elle observe dans l’usine à plusieurs contextes de travail soumis à la domination bureaucratique et managériale : la méthode lean peut en être un exemple.. « Cette servitude sensible » qui fait disparaitre les possibilités d’aspirations s’explique par le processus de « rationalisation » de la force humaine de travail qui freine la capacité de révolte contre la domination capitaliste. Le travailleur y étant dépossédé de sa capacité de penser.

L’individu déraciné, coupé de milieux sociaux porteurs de valeur et de sens, perd donc sa capacité de résistance. Ce déracinement empêche ceux qui en ont été victimes, d’être pleinement libre et sont condamné au malheur. Ce n’est donc pas la nature de leur activité qui pose problème, mais bien la manière dont le système capitaliste, industriel et managérial l’organise.

Cette position semble intéressante dans la perspective d’un monde post-croissance et d’une valorisation des low-tech. Distinguer souffrance et humiliation permet de distinguer les problèmes que pose le travail aujourd’hui, tel qu’il est organisé dans le rapport inégalitaire entre employé/employeur (nous réserverons le terme « salariat » pour faire référence ux conquis de la classique ouvrière. Cf. Le travail de Bernard Friot à ce propos). Bien qu’il faille sans doute relativiser, le concept de souffrance71Weil distingue la souffrance du malheur qu’elle associe à la douleur physique, la détresse de l’âme et la dégradation sociale.(Weil l’entend dans un sens bien spécifique de dépense physique), le distinguer de l’humiliation permet de faire la part des choses entre la nature de l’activité, le sujet qui l’effectue et l’organisation de cette même activité (le procès de travail).

Comme l’indique l’école féministe allemande et notamment les travaux de Maria Mies, la valeur est une institution capitaliste qui classifie les pratiques sociales, entre ce qui a de la valeur et ce qui est dévalorisé. De notre point de vue, la position matérialiste de la liberté de Weil réhabilite certaines activités largement dévalorisées dans notre monde et pourtant bien essentielles. Au-delà de penser une sortie du salariat, les activités nécessaires (entendues comme activités métaboliques avec la nature qui permettent de satisfaire un certain nombre de nos besoins) devraient être pensées par l’individu qui exerce des activités du subsistance, et l’outil qu’il utilise doit lui permettre des moments de pause, d’arrêt et de contemplation qui ne soient pas dominé par le temps abstrait.

Conclusion

Résumons ainsi : il semblerait que dans notre imaginaire social occidental la distinction entre « liberté » et « nécessité » nous conduise bien souvent à hiérarchiser les formes d’activités et la valeur que nous leur associons. Cette opposition nous conduit souvent à l’idée selon laquelle certaines tâches seraient à tout prix à éliminer ou à fuir autant que faire se peut. Or, il importe plus que jamais de réhabiliter un certain nombre de tâches dites « ingrates ». Les activités qui visent à combler nos « besoins » ne se font jamais de manière purement instrumentale, elles font partie de la condition humaine et impliquent une certaine confrontation au monde. Pour Freitag, il y a toujours, dans cette confrontation, un rapport symbolique qui s’exerce. Si la « sphère de la nécessité » peut prendre de multiples formes sociales, c’est bien la preuve qu’elle n’est jamais purement instrumentale. Certes, certaines formes d’activités doivent être sans cesse répétées et n’ont jamais de fin, mais elles ne sont pas pour autant dénuées de sens et d’humanité. La distinction entre « souffrance » et « humiliation » que propose Weil permet de s’intéresser davantage aux problèmes que pose l’organisation sociale de notre mode de production (rapports de domination et d’exploitation) sans dévaloriser, du même coup, ces « activités nécessaires » perçues trop souvent comme étant intrinsèquement aliénantes.

Aujourd’hui, la quête d’un réenracinement traverse plusieurs initiatives collectives et petits gestes du quotidien qui s’expriment dans certains interstices du capitalisme. On retrouve ces dimensions émancipatrices dans certains milieux populaires, même parfois là où on ne l’attendait pas forcément, dans les quelques potagers de maisons de banlieue qui remplacent le gazon bien tondu ou, comme l’écrit Florence Weber dans Le travail à-coté72Weber, F. (1989). Le travail à coté, étude ethnographie ouvrière, EMESS et INRA, 200 pages., , effectué en dehors de l’usine, mais qui ne se trouve pas être sans nécessité pour autant. Ces activités du quotidien, qui visent l’entretien « nécessaire » de notre monde, n’ont à notre avis rien de dégradant en elles-mêmes : retirer par moment la poussière qui s’accumule sur nos objets est un acte qui nous rappelle la finitude, vouloir à tout prix fuir ou déléguer ce type de tâches s’avère donc, à notre avis, symptomatique d’une société qui valorise l’illimité et, ce faisant, invisibilise et dévalorise les personnes en contact direct avec la dégradation, voire la finitude. Comme l’indique le philosophe Aurélien Berlan (2016) à ce propos : « au cœur de la question de la liberté, il y a la question du fardeau de la vie et des responsabilités qu’elle implique, soit qu’il s’agisse de s’en débarrasser sur les autres, soit qu’il s’agisse de les assumer collectivement en se distribuant un certain nombre de « charges », concept désignant des fonctions qui sont à la fois des fardeaux et des « honneurs ». »73Voir l’excellent texte d’Aurélien Berlan sur le sujet que nous avons découvert un peu tardivement après la rédaction de ce texte. Berlan, A. (2016). « Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles ». Revue du MAUSS, 2(2), pp. 59-74, récupéré de: https://doi.org/10.3917/rdm.048.0059

Non seulement dans notre monde ce sont les plus « fragilisés » qui portent ces « charges », mais on omet bien consciemment de leurs remettre les « honneurs ». On peut aussi se demander si ce processus de déchargement sur autrui des tâches métaboliques nécessaires n’est pas en partie responsable de notre surproduction de déchets?74Je remercie Louis Marion, Andréa Levy, Noémi Bureau-Civil et Arnaud Theurillat-Cloutier pour leur relecture. Je reste la seule responsable des erreurs éventuelles que contient encore ce texte.

Notes[+]

L’hydrogène est-il vraiment le champion de la transition énergétique?

Par Florent Bègue

Cellule d’hydrogène. Crédit : Joseph Brent – photo sous licence CC BY-SA 2.0

Face aux conséquences économiques d’une crise sanitaire mondiale sans équivalent, de nombreux gouvernements ont mis sur pied des plans de relance exceptionnels dont l’un des piliers est la transition énergétique. L’ambition affichée est de tout mettre en œuvre pour honorer leurs engagements de décarbonation pris dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat1Par suite de la COP 21 de 2015, 195 pays ont ratifié cet accord contenant, entre autres décisions, l’objectif de maintenir d’ici 2100 le réchauffement climatique « nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels ». tout en stimulant leur croissance. 

Si les stratégies et les montants alloués diffèrent, un élément revient de manière récurrente, comme avenue privilégiée vers un monde « bas-carbone » : l’hydrogène. Il semblerait que les propriétés de rupture que l’on prête à ce gaz fassent l’objet d’un consensus international, servant de base aux dirigeants politiques et aux industriels pour dessiner aux citoyens les contours d’un monde post-pétrole. 

Or, lorsque l’on se penche sur les différentes conventions et accords internationaux depuis le sommet de Rio (1992) il apparaît que, sur le sujet de la lutte contre le réchauffement climatique, les consensus soient suffisamment rares pour être soulignés. Alors pourquoi l’habituelle cacophonie fait-elle place à tant de hâte à miser massivement et mondialement sur ce gaz, malgré les échecs des tentatives passées de son déploiement auprès du grand public? L’hydrogène serait-il finalement le « chaînon manquant de la transition énergétique »2Boulanger, V. (8 septembre 2020). « L’hydrogène vert, chaînon manquant de la transition », récupéré de https://www.alternatives-economiques.fr/lhydrogene-vert-chainon-manquant-de-transition/00093364, l’élément de substitution tant espéré des énergies fossiles qui s’épuisent? Comme toutes les solutions « miracles », elle semble cacher une part d’ombre et d’inconnu dont les décideurs semblent s’affranchir, préférant l’utopie cornucopienne au renoncement de la croissance.

UN ENGOUEMENT MONDIAL, FORTEMENT RELAYÉ

En 2019, un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a été l’un des premiers à mettre en exergue l’élan international, politique et économique autour de l’hydrogène. Enjoignant les gouvernements et les investisseurs à en faire « un élément important de notre avenir énergétique propre et sécurisé » (Birol, 2019)3Propos du Dr Fatih Birol, directeur général de l’AIE. Extrait de la présentation du rapport « L’avenir de l’hydrogène : saisir les opportunités d’aujourd’hui » réalisé en 2019, à la demande du Japon, alors à la présidence du G20. Site internet de l’AIE. Récupéré de https://www.iea.org/reports/the-future-of-hydrogen., ce rapport a souligné que les technologies de production étaient matures, indiquant le vaste potentiel de développement de la filière. 

Si certains pays comme le Japon, l’Allemagne ou la France avaient déjà manifesté un regain d’intérêt pour l’hydrogène dès le milieu des années 2010, ce rapport semble avoir donné un véritable coup d’accélérateur aux projets. Pour l’illustrer, le plan « hydrogène vert », présenté en 2018 par le ministre français de l’Écologie en place, Nicolas Hulot, prévoyait une allocation de 100 M€ sur 10 ans (environ 150 M $ CAD) pour développer la filière. En 2020, soit seulement deux ans plus tard, l’enveloppe est passée à 7 G€ sur 10 ans, soit 70 fois plus! 

La même surenchère est observée dans la majorité des pays, que ce soit ceux du Nord global, mais aussi dans de nombreux pays du Sud global, notamment en Asie (en Chine et Corée du Sud), en Amérique du Sud (Brésil, Chili, Argentine) ainsi qu’au Moyen-Orient, où l’Arabie Saoudite se positionne déjà comme un acteur majeur4Favennec J.-P. (11 mars 2021). « Monde d’après (le pétrole). L’Arabie saoudite a un plan audacieux pour prendre le contrôle du marché à 700 milliards de l’hydrogène ». Récupéré de https://atlantico.fr/article/decryptage/l-arabie-saoudite-a-un-plan-audacieux-pour-prendre-le-controle-du-marche-a-700-milliards-de-l-hydrogene-petrole-revolution-investissements-jean-pierre-favennec, anticipant une raréfaction des ressources pétrolières. Ainsi, les feuilles de route s’accumulent, fixant des objectifs nationaux plus ou moins ambitieux, articulés autour de quatre applications principales : production d’électricité et de chaleur pour les bâtiments, décarbonation de procédés industriels, mobilité et applications « de niche » comme l’alimentation énergétique de sites non connectés au réseau électrique.

En Europe, le développement de la filière est l’un des piliers du Green deal5Pacte vert pour l’Europe (validé le 15 janvier 2020), constitué d’une loi sur le climat et de mesures de subventions pour les projets destinés à la transition énergétique et l’environnement. Environ 470 G€ seront consacré au développement de la filière. voté en janvier 2020, dont l’Allemagne est le principal soutien. De ce côté de l’Atlantique, aux États-Unis, la production d’électricité décarbonée est l’un des axes majeurs de l’Hydrogen Program Plan, document-cadre publié par le Département de l’énergie en novembre 2020, qui met l’emphase sur les nouveaux procédés technologiques permettant de produire de l’hydrogène « bas carbone », notamment à travers un couplage de sa production à des centrales nucléaires6Merlin C. (4 mars 2021). « Le couple nucléaire-hydrogène aux États-Unis, une romance en devenir? » Récupéré de https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/edito-energie/couple-nucleaire-hydrogene-aux-etats-unis-une-romance

Le gouvernement fédéral du Canada, persuadé du rôle majeur que peut prendre le pays dans le domaine7Guzun V., Drost A. et P. Balabuch (5 février 2021). « Stratégie canadienne relative à l’hydrogène : un cadre ambitieux pour une économie de l’hydrogène prospère ». Récupéré de https://www.blakes.com/perspectives/bulletins/2021/strategie-canadienne-relative-a-l-hydrogene-nbsp; -un-cadre-ambitieux-pour-une-economie-de-l-hydroge, a dévoilé en décembre 2020 un plan stratégique de 1.5 G$8 Ibid., fortement relayé par la presse9Gouvernement du Canada. (décembre 2020). « Stratégie canadienne pour l’hydrogène : Saisir les possibilités pour l’hydrogène ». Disponible https://www.rncan.gc.ca/changements-climatiques/strategie-relative-lhydrogene/23134?_ga=2.230629084.1198298404.1612298868-1880799273.1612298868. Enfin, au Québec, l’hydroélectricité représente un atout stratégique10Roy, J. et M. Demers (2019). La filière de l’hydrogène : un avantage stratégique pour le Québec. Rapport publié par la coalition Hydrogène Québec. Récupéré de https://hydrogene.quebec/pdf/La%20fili%C3%A8re%20de%20l’hydrog%C3%A8ne_un%20avantage%20strat%C3%A9gique%20pour%20le%20Qu%C3%A9bec.pdf dans le développement d’une filière d’hydrogène « vert »11Tanguy P., Fradette L., Chaouki J., Neisiani M., et O. Savadogo (2020). Potentiel technico-économique du développement de la filière de l’hydrogène au Québec et son potentiel pour la transition énergétique – Volet C : Propositions pour le déploiement de l’hydrogène vert au Québec. Rapport préparé pour Transition énergétique Québec. Polytechnique Montréal, 30 p.  Récupéré de https://transitionenergetique.gouv.qc.ca/expertises/hydrogene. D’ailleurs, une première action concrète du « Plan pour une économie verte en 2030 » a été d’allouer cette année 15 M$ pour « soutenir des projets d’innovation dans ce domaine »12Ministère de l’énergie et des ressources naturelles (18 janvier 2021). Stratégie québécoise de l’hydrogène vert. « Le Gouvernement du Québec alloue 15 M$ pour soutenir le développement de la filière de l’hydrogène vert ». Récupéré de https://www.newswire.ca/fr/news-releases/strategie-quebecoise-de-l-hydrogene-vert-le-gouvernement-du-quebec-alloue-15-m-pour-soutenir-le-developpement-de-la-filiere-de-l-hydrogene-vert-815893459.html, prémices d’une stratégie plus large dédiée à la question de l’hydrogène « vert » et des bioénergies. 

Cet engouement pour l’hydrogène (surtout l’hydrogène « propre ») est bien entendu encouragé par de nombreux lobbies et groupes d’intérêts. Composés d’industriels13Plusieurs groupes sont très actifs. En Europe, on peut citer l’European Clean Hydrogen Alliance, qui réunit deux fois par an ses 1400 membres actuels dans l’European Hydrogen Forum dont le prochain est prévu en juin 2021. Au Canada, l’Association Canadienne du Gaz ainsi qu’Hydrogène Québec sont très actifs sur le sujet, finançant de nombreuses publications. Au niveau mondial l’Hydrogen Council, un lobby créé en 2017 à la suite du 47e forum économique de Davos, comptait à ses débuts 13 membres parmi les plus poids lourds de l’énergie. Il compte en 2021 plus d’une centaine de membres répartis dans le monde entier, principalement des géants industriels (transport, énergie, pétrochimie) et des banques., d’experts scientifiques14On peut évoquer ici plusieurs études récentes de l’International Renewable Energy Agency (IRENA), du Word Energy Council (WEC), des experts scientifiques de l’union Européenne ou encore de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) au Québec. et d’universitaires travaillant en partenariat avec les pouvoirs publics, ils voient en cette énergie du futur une ressource formidable et un excellent moteur de croissance. En effet, « l’économie hydrogène »15Global Shift Institute. (1er mars 2021). « Vers une économie de l’hydrogène ? ». Récupéré de https://www.globalshift.ca/vers-une-economie-de-lhydrogene/ est en forte progression et son potentiel financier, estimé à 700 G$ US par an en 205016 Mathis W. (1 novembre 2020). « Hydrogen Wars’ Pit Europe v. China for $700 Billion Business » Récupéré de https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-11-01/-hydrogen-wars-pit-europe-v-china-for-700-billion-business par l’agence Bloomberg, attire les investisseurs. Sans oublier que cette initiative est relayée par une couverture médiatique très large et plutôt favorable, comme en témoignent les nombreux articles et publications parus sur le sujet au cours des trois dernières années, dont l’objectif semble être l’acculturation des citoyens à cette « révolution » énergétique17De Perthuis C. (9 septembre 2020). « L’hydrogène sera vraiment révolutionnaire s’il est produit à partir des renouvelables » Récupéré de https://theconversation.com/lhydrogene-sera-vraiment-revolutionnaire-si-il-est-produit-a-partir-des-renouvelables-145804

Mais si l’intérêt au niveau politique, scientifique et industriel est indéniable, un rapide retour en arrière sur l’histoire de ce gaz et les tentatives de commercialisation pour un usage quotidien jettent le doute sur le succès de son déploiement à grande échelle. 

L’amnésie collective autour de la « solution » hydrogène

L’hydrogène (H) est l’atome le plus répandu dans l’univers. Sous forme de dihydrogène (H2), c’est un gaz dont les potentialités énergétiques et les propriétés physiques représentent un substitut crédible des carburants fossiles. Très peu disponible à l’état naturel18Quelques gisement ont été découverts au fond des océans et dans les zones de faille active, où l’H2 est mélangé à des émanations de gaz volcaniques, mais également en Russie, dans la croûte continentale ou encore au Mali, qui dispose d’une source d’hydrogène très pur, à 98 %., il est nécessaire de le produire à partir d’autres ressources pour en disposer. Pouvant être stocké après avoir été produit à partir d’électricité (dans des cuves spéciales à cause de sa forte volatilité), il offrirait une solution idéale pour pallier l’intermittence des sources d’énergie renouvelables, comme le photovoltaïque ou l’éolien. 

De plus, liquéfié ou compressé, il peut être transporté (via des pipelines par exemple) pour servir de source d’énergie à un endroit différent du lieu de production, avec très peu de pertes : c’est en ce sens qu’on le qualifie de « vecteur énergétique ». On peut ensuite l’utiliser soit directement comme carburant (pour produire de la chaleur ou de la force motrice), soit pour produire de l’électricité à l’aide d’une pile à combustible (PAC). Enfin, lors de sa combustion, il ne rejette que de l’eau, ce qui en fait une source d’énergie compatible avec les objectifs de décarbonation, sur le papier tout du moins.

Mis en évidence par le chimiste suisse Paracelse au début du XVIe siècle, dont les travaux seront repris au XVIIIe siècle par Henry Cavendish, il est obtenu dans un premier temps en faisant réagir des métaux (zinc, fer) avec de l’acide sulfurique. Antoine Lavoisier présente ce « gaz inflammable » en 1783 à l’Académie des sciences de Paris, sous le nom d’hydrogène, du grec « formeur d’eau » et ce n’est qu’en 1800 que la production de ce gaz par électrolyse19On sépare les molécules d’eau (H2O) en deux parties : l’H et l’O. Il sera formé de l’H2 et de l’O2 par recombinaison moléculaire. Il faut un peu plus d’1 KWh d’électricité pour fabriquer l’équivalent d’1KWh d’H2 à cause des quelques pertes énergétiques liées à la transformation chimique. Lors de la retransformation en électricité, le rendement total chute à 32 % (soit 0.33 kWh) et doit donc être fortement amélioré pour représenter une solution efficace. de l’eau est réalisée pour la première fois. 

On la doit à deux autres chimistes, William Nicholson et Sir Anthony Carlisle. Alors qu’ils laissent tomber dans l’eau les conducteurs d’une pile électrique inventée par Alessandro Volta la même année, ils identifient la présence de deux gaz, l’oxygène et l’hydrogène, formés autour des pôles de la pile. Ce procédé ayant pour principal défaut de nécessiter une grande quantité d’électricité, peu disponible à cette époque, déjà les industriels lui préfèrent une production à partir de la pyrolyse du charbon dans des usines à gaz (gazéification) : brûlé à très forte température, ce dernier se décompose en gaz de houille, composé à 50 % d’H2. Les autres gaz produits sont majoritairement du méthane et du monoxyde de carbone, principaux responsables de l’effet de serre tant décrié. 

Dès le XIXe siècle, l’hydrogène est intégré dans de nombreuses innovations technologiques et procédés industriels. Dans la mobilité tout d’abord. Étant bien plus léger que l’air, il sert à gonfler les ballons puis les dirigeables. Mais sa très forte inflammabilité est un problème et après le tragique événement du zeppelin Hindenburg en mai 1937, il est totalement abandonné pour cette utilisation « grand public ». 

Puis rapidement, les inventeurs perçoivent son potentiel énergétique. En 1807, le premier moteur à combustion interne, inventé par François Isaac de Rivaz, est conçu pour fonctionner à l’hydrogène (en réalité, au gaz de houille). La pile à combustible (PAC) quant à elle est une technologie mature. Inventée en 1845 par William Robert Grove, c’est un modèle plus « élaboré » (développé par Francis T.Bacon) qui servira aux premières missions spatiales Apollo dans les années 60. 

Présentant un fort potentiel énergétique, l’hydrogène a longtemps été couplé au méthane dans le gaz de ville, pour alimenter l’éclairage public. Dans les années 70, des études sur l’hydrogène comme source d’énergie et stockage d’électricité issue d’énergie solaire sont réalisées, notamment aux États-Unis, en prévision de la fin des ressources d’hydrocarbures. L’hydrogène y est pour la première fois envisagé comme une solution énergétique viable et « l’économie de l’hydrogène » prend forme, popularisée dans les années 2000 par l’essayiste et prospectiviste économique américain Jérémy Rifkin, dans un livre paru en 200220Rifkin J. (2002). L’économie hydrogène : après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique. Paris : La Découverte, 334 p.

Différentes études et initiatives ont ensuite été lancées durant les années 70 et 80 (notamment financées par l’International Gas Association for Hydrogen Energy), dans le secteur de la mobilité. Puis de nouveau dans les années 2000 avec le lancement de programmes et d’ateliers organisés par l’International Partnership for Hydrogen Economy Développement21Jammes L. (2021) « Regards croisés sur les feuilles de route hydrogène de trois pays : le Canada, le Japon et la France. Quels enseignements? » dans Transition énergétique bas carbone (et hydrogène) : quelles politiques? VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 34. consulté le 29 mai 2021. Récupéré de http://journals.openedition.org/vertigo/30135, dont font partie le Canada et la France. La recherche a abouti à l’amélioration des PAC et au prototypage de véhicules à hydrogène (notamment par BMW), persuadés que la filière avait un grand potentiel. Mais la crise économique de 2008, les coûts technologiques exorbitants et le manque de maturité des réseaux de distribution ont freiné fortement les développements. L’hydrogène est resté un bruit de fond dans le mix énergétique, jusque récemment.

Un obstacle majeur : la production décarbonée

En 2019, environ 120 millions de tonnes d’H2 ont été produites et consommées dans le monde22Sönnichsen N. (26 janvier 2021) « Global hydrogen production and use by sector 2019 » Récupéré de https://www.statista.com/statistics/1199339/global-hydrogen-production-and-consumption-by-sector/#:~:text=Natural%20gas%20is%20the%20main,at%2038%20million%20metric%20tons et sa fabrication est pour le moment encore très dépendante des énergies fossiles. Pour faciliter les échanges commerciaux, on distingue plusieurs « couleurs » d’hydrogène, en fonction de son mode de fabrication : gris, bleu, jaune ou vert23Deboyser B. (28 octobre 2020). « Hydrogène : vous le voulez vert, bleu, gris, jaune ou nature ? ». Récupéré de https://www.revolution-energetique.com/hydrogene-vous-le-voulez-vert-bleu-gris-jaune-ou-nature. Elles n’ont pas toutes le même impact environnemental et c’est là une des premières objections que l’on peut faire : l’hydrogène actuellement commercialisé est responsable d’externalités négatives non négligeables si on prend en compte la totalité de son cycle de vie. Pour que ce vecteur représente une option pertinente pour la transition énergétique, il faut que sa production soit décarbonée.

Le plus répandu est l’H2 « gris » qui représente 95 % de la production mondiale. Il est obtenu par vaporeformage : on chauffe à très haute température (entre 700 °C et 1100 °C) du gaz naturel (essentiellement composé de méthane, 6 % de son utilisation annuelle globale) ou du charbon, avec de la vapeur d’eau. La réaction forme de l’hydrogène et du monoxyde de carbone, qui en présence d’un excès de vapeur d’eau, s’oxyde de nouveau, se transformant en dioxyde de carbone (CO2). Ce procédé permet de produire de l’H2 abordable (autour de 1,5 $ CAD le kilo), mais se révèle très polluant et son coût risque de fortement augmenter sous l’effet de l’augmentation du prix de la « taxe carbone ». En effet, on estime que pour la production d’une tonne d’hydrogène, entre 9 et 19 tonnes de CO2 sont dégagées24Les émissions sont de 9-10 tonnes de dioxyde de carbone par tonne d’hydrogène (tCO2 / tH2) provenant du gaz naturel, 12 tCO2 / tH2 provenant de produits pétroliers et 19 tCO2 / tH2 provenant du charbon. Rapport AIE (2019) Récupéré de https://www.iea.org/reports/the-future-of-hydrogen. en fonction de l’hydrocarbure utilisé, représentant environ 2 % des émissions de CO2 mondiales25Soit environ 830 millions de tonnes de CO2 rejetées en 2019, l’équivalent des rejets de la Grande Bretagne et de l’Indonésie cumulés. Transitions énergie. La rédaction (30 avril 2020). « L’hydrogène peut-il remplacer le pétrole? ». Récupéré de https://www.transitionsenergies.com/hydrogene-remplacer-petrole/ en 2019. 

Dans l’ordre décroissant, on trouve ensuite l’H2 « bleu », dont la part est en constante augmentation. Dans ce cas, une partie du CO2 est captée lors de la production par séquestration, mais cette technique ajoute un coût supplémentaire à la production (estimé à 50 %)26Op. Cit.. Elle est de plus en plus utilisée par les industriels, conscients que pour stimuler l’économie de l’hydrogène, au-delà du coût de revient, c’est l’impact environnemental associé qu’il faut diminuer. 

Mais le procédé plébiscité est l’électrolyse de l’eau. Ce procédé de fabrication n’émet pas de CO2 et comme la combustion de l’hydrogène non plus, c’est ce cycle vertueux qui est aujourd’hui mis en avant. Ici, c’est la provenance de l’électricité utilisée qui est importante. Si cette dernière est d’origine nucléaire, l’H2 produit est alors « jaune » ou « fluo ». Si elle est issue d’énergies renouvelables, il est « vert », mais sa part ne représente encore qu’environ 1 % du volume total produit chaque année et il reste très cher à produire (entre 5 et 7 $ CAD le kilo)27Op. Cit.; rien qui ne justifie donc l’engouement observé28Jancovici J.-M. (1er octobre 2020). « Sus à l’Hydrogène ». Récupéré de  https://jancovici.com/publications-et-co/articles-de-presse/sus-a-lhydrogene

Malgré les avancées technologiques récentes, l’impact environnemental de la production d’hydrogène reste très important comme le confirme une étude très récente de l’institut de Potsdam sur la recherche de l’impact climatique29Ueckerdt, F., Bauer, C., Dirnaichner, A., Everall, J., Sacchi, R. et G Luderer, G. (mai 2021). Potential and risks of hydrogen-based e-fuels in climate change mitigation. – Nature Climate Change. Consultée le 03 juin 2021. Récupéré de https://publications.pik-potsdam.de/pubman/faces/ViewItemOverviewPage.jsp?itemId=item_25599. Et cela même avant de considérer les travaux titanesques nécessaires pour développer quasiment ex nihilo les installations, les usines, le réseau de distribution, etc. car l’amorce de transition nécessite des investissements colossaux.

Un développement coûteux et destructeur sur le plan écologique 

Pour s’imposer durablement dans le mix énergétique mondial et notamment l’électrification, l’hydrogène vert (ou propre) nécessitera une augmentation considérable30Selon le rapport de l’AIE il faudrait multiplier par 11.000, d’ici 2080, la capacité de production électrique via des piles à hydrogène, pour passer de 0,3 gigawatt à 3300 gigawatts. des moyens de production dont de puissants électrolyseurs et beaucoup… d’électricité. En effet, l’électrolyse est très énergivore, ce qui augmente le besoin énergétique global au lieu de le réduire, aggravant notre situation face au risque de pénurie et nourrissant la spirale négative du « système technicien »31Selon Jacques Ellul, l’être humain est désormais dominé par le « système technicien ». Nous devenons les instruments de nos machines. La recherche d’une ressource permettant de perpétuer notre mode de vie aveugle notre raison et peut avoir des conséquences pires que les maux qu’on essaye de réduire., aveuglant, dénoncé par Jacques Ellul. 

Par ailleurs, le faible rendement de la production (entre 30 % et 55 % de l’énergie totale est perdue)32Op. Cit. participe à un gaspillage énergétique dont on pourrait évidemment se passer, injuste vis-à-vis des générations actuelles et futures. Cela comprend les pertes liées à la fabrication, au stockage, puis celles liées au mauvais rendement des PAC (environ 30 %), nécessaires pour retransformer cet hydrogène en électricité. En admettant que l’efficience des procédés de fabrication et les technologies s’améliorent, on risque d’être encore loin du compte. Pour remplacer de manière universelle les hydrocarbures, il faut donc que la production d’hydrogène soit basée sur des énergies renouvelables. Seule la gestion des pics de production des énergies renouvelables33Martin L. (16 décembre 2020). « L’hydrogène, le nouvel eldorado énergétique au Canada? » Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1757487/strategie-canadienne-hydrogene-transition-energetique justifie un tant soit peu ce gaspillage. Mais cette solution présente d’autres problèmes.

En effet, la fabrication des électrolyseurs et des PAC nécessite d’importantes ressources abiotiques (notamment le platine ou le nickel servant de catalyseur, entourant les électrodes) extraites dans des régions du globe où les conditions de vie et de travail, ainsi que les considérations écologiques, sont parfois très loin de nos standards. L’importation massive de ces matières premières perpétue l’extractivisme indispensable34Selon Philippe Bihouix, l’hydrogène ne peut être une solution globale à la dépendance énergétique. Par ailleurs, selon lui, on ne fait que déplacer le problème de la pollution à l’extérieur des villes. Propos recueillis par le mouvement « le colibri » en 2018. Récupéré de https://www.colibris-lemouvement.org/magazine/vraiment-vertes-energies-renouvelables aux énergies renouvelables. Cette délocalisation des externalités négatives représente l’une des injustices communes aux technologies « vertes » : on extrait les ressources ailleurs, permettant de contenir ici les niveaux d’émission de GES et notre consommation d’énergies fossiles. 

L’enjeu écologique induit par cet extractivisme est à lui seul un sujet de préoccupation majeur, car sans ces métaux ni les PAC ni les hydrolyseurs, fonctionnant grâce à des technologies similaires, ne pourraient être construits. Or, l’hydrogène ne représente encore qu’environ 2 % de la demande énergétique mondiale. Mais dopée par les subventions publiques, sa part augmente, ce qui risque d’induire une hausse de la demande en ressources abiotiques, par ailleurs déjà en cours. 

Dans tout marché, il faut des débouchés permettant de rentabiliser les investissements et justifier la mise à l’échelle projetée. Les clients sont-ils prêts à « consommer de l’hydrogène »? Rien n’est moins sûr. L’intérêt des industriels est donc de stimuler la demande, notamment dans un secteur, celui de la mobilité, même s’il ne représentait que moins de 0.01 % de la consommation d’H2 en 201935Op. Cit. selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). 

La voiture à hydrogène : un symbole populaire pour convaincre

Si les principaux débouchés de l’hydrogène sont actuellement essentiellement industriels, dans la fabrication d’engrais, d’ammoniac ou le raffinage d’hydrocarbures, son adoption populaire pourrait s’appuyer sur un objet sacralisé parmi tous : la voiture. 

En effet, le secteur des transports est l’un des plus polluants dans le monde : selon l’AIE, en 2019, 25 % des émissions de GES lui ont été attribués, dont la majeure partie (75 %) au transport routier de fret et de passagers36Tracking transport 2020, https://www.iea.org/reports/tracking-transport-2020. Certes, ces chiffres ne sont que des estimations, mais ils illustrent un phénomène bien réel et une tendance haussière qu’il faut stopper. C’est à travers cette brèche que les promoteurs de l’hydrogène comptent implanter leur modèle et convertir l’opinion, car en théorie il représente un avantage majeur pour la décarbonation de la mobilité, notamment urbaine. Mais est-ce réaliste? 

Une voiture à hydrogène, c’est en fait une voiture électrique, dont l’électricité ne provient pas de batteries, mais est produite dans une PAC grâce au gaz stocké dans un réservoir spécial. Elle présente plusieurs avantages37Afhypac. (révision de septembre 2019). Fiche 4.2 « stockage de l’hydrogène sous forme de gaz comprimé ». Memento de l’hydrogène. Récupéré de http://www.afhypac.org/documents/tout-savoir/Fiche%204.2%20-%20Stockage%20hydrog%C3%A8ne%20comprim%C3%A9_rev%20sept%202019%20TA-PM.pdf : recharge rapide (en 5 minutes) dans une station dédiée, autonomie très correcte, soit environ 500 à 600 km avec un plein de 4 à 5 kilos de H2 pour les voitures actuelles. Au Japon, en Corée du Sud et en Chine, les véhicules individuels à hydrogène se multiplient. Mais ils restent chers (le prix d’un véhicule léger38Sans compter le coût de revient d’un plein d’hydrogène vert, autour de 60 $ CAD pour 500 km, s’il est fabriqué dans la station à partir d’énergies renouvelables, seul scénario vraiment écologique. à PAC se situe autour des 70 000 $, dont 30 000 $ juste pour la PAC) et rencontrent des problématiques d’approvisionnement en énergie. En effet, il ne suffit pas de construire le véhicule, encore faut-il pouvoir l’utiliser pour les usages quotidiens. Il faut donc déployer un réseau de distribution, des stations-service, des lieux de stockage sécurisés, une maintenance dédiée… Et les coûts sont faramineux : par exemple, une station-service d’hydrogène (produisant sur place entre 50 kg et 300 KgH2/jour, soit de quoi alimenter environ une centaine de véhicules) est estimée à 2,5 M $ CAD39Op. Cit.

Par ailleurs, est-il vraiment plus écologique de rouler à l’hydrogène? Si l’on en croit les travaux menés sur le sujet, pas vraiment. Pour l’illustrer, une étude sur l’écobilan des voitures à PAC menée en 2015 par le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (en allemand Eidgenössische Materialprüfungs und Forschungsanstalt, ou Empa) révèle qu’en faisant l’analyse du cycle de vie complet (ACV – de la production au recyclage, y compris le carburant utilisé) une petite voiture à hydrogène aurait le même impact écologique qu’une voiture de sport luxueuse, soit l’équivalent d’une consommation de 12 l/100 km, lorsque la même voiture à essence aurait une consommation supposée de 6.1 l/100 km (et électrique 6.4 l/100 avec le mix de courant européen)40Klose R. (2015). « Les piles à combustible sont-elles écologiques? Pas toujours ! ». Récupéré de https://www.empa.ch/fr/web/s604/brennstoffzellen

Cette étude datant de 2015, des progrès ont dû être réalisés… mais pas au point de tout miser sur ce débouché. En effet, en France, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a publié en 2020 une étude sur l’ACV d’un véhicule à hydrogène léger de type berline : sa contribution au réchauffement climatique n’est que 5 % inférieure à celle d’une voiture à essence lorsque l’hydrogène consommé provient de vaporeformage… soit encore la majorité de sa production41Stoffregen A., Bodineau L., QuerleuC. et H. Teulon. (2020). Analyse du Cycle de vie relative à l’Hydrogène et usages en mobilité légère. Rapport pour l’Agence de la transition énergétique. ADEME.

Compte tenu de ses prix de fabrication et du prix « à la pompe », la voiture individuelle à l’hydrogène reste, dans l’état actuel des choses, peu envisageable à grande échelle. Par ailleurs, deux chiffres peuvent à eux seuls faire oublier l’auto à hydrogène pour « monsieur Tout-le-Monde » : 1,32 milliard et 13 000. Le premier représente le nombre estimé de véhicules en circulation sur la planète en 201642Petit S. (17 octobre 2017). « Le parc automobile mondial a augmenté de 4,6 % en 2016 ». Récupéré de https://wardsintelligence.informa.com/WI058630/World-Vehicle-Population-Rose-46-in-2016 et le deuxième, c’est le nombre de véhicules à hydrogène en circulation fin 2018. Soit un rapport de 1 pour 100 000! Même si l’estimation la plus optimiste de l’Hydrogen Council de 430 M de véhicules à hydrogène en 2050 se réalise43Hydrogen Council. (novembre 2017). Hydrogen scaling up: A sustainable pathway for the global energy transition. p.29. Récupéré de https://hydrogencouncil.com/wp-content/uploads/2017/11/Hydrogen-scaling-up-Hydrogen-Council.pdf, on sera loin du compte. Sans oublier les ressources abiotiques (métaux, plastiques, etc) nécessaires à leur fabrication et considérant que l’hydrogène consommé reste vert… sinon, quel est l’intérêt? En effet, dans les ACV, c’est surtout la provenance de l’hydrogène qui impacte le bilan carbone. 

Par honnêteté intellectuelle, il faut préciser qu’il existe des débouchés plus réalistes dans le domaine du transport de fret et de la mobilité longue distance, dans lequel les véhicules électriques ne présentent que peu d’intérêts, que cela soit en termes de performances ou en raison de la relativement faible autonomie des batteries. Ici, la critique se situe sur les capacités à produire de l’hydrogène propre en quantité suffisante avec des procédés respectueux de l’environnement, face à l’évolution de la demande. Cette dernière a déjà triplé depuis 1975 et selon les experts de L’AIE, d’ici 2050 environ 30 % de l’énergie pourrait provenir de l’hydrogène44Op. Cit. p.18.

Cela stimule l’économie, mais est-ce soutenable face à une demande globale en énergie qui continue d’augmenter? Car en cas de succès, il faudrait aussi prendre en compte l’effet rebond qui pourrait advenir; en prônant les vertus de l’hydrogène, le consommateur final pourrait implicitement avoir le sentiment d’agir pour la planète en consommant une énergie « verte » et être moins regardant à la dépense, accélérant le cycle infini de la fuite en avant technologique pour contrer les effets de nos actions.

La fin justifie-t-elle toujours les moyens?

Une nouvelle étude de l’AIE parue en 202145Agence internationale de l’énergie. (2021). Financement des transitions énergétiques propres dans les économies émergentes et en développement. AIE. Paris. Récupéré de https://www.iea.org/reports/financing-clean-energy-transitions-in-emerging-and-developing-economies a démontré que l’objectif de neutralité carbone ne pourrait être atteint qu’en remplaçant durablement les hydrocarbures dans le mix énergétique mondial. Il semblerait donc que l’hydrogène fasse partie des solutions. Mais malgré la multiplication des travaux de recherche, il n’est pas assuré que ce sera un jour le carburant écologique tant espéré, ce qui aggrave encore l’injustice intergénérationnelle : les investissements actuels servent potentiellement des projets non climato-compatibles, à fonds perdu. 

Lorsqu’on regarde le potentiel de cette filière, l’impression ressentie est que l’on inverse la fin et les moyens. L’hydrogène est présenté comme la technologie de rupture permettant enfin le découplage tant espéré par les économistes et la fin de la dépendance au pétrole. L’injection massive de capitaux (publics et privés) et les améliorations technologiques ont un effet très stimulant et galvanisant, ouvrant la voie à une filière économique et énergétique très prometteuse. Cela explique peut-être l’intérêt soudain pour ce gaz, y compris chez les investisseurs boursiers46Kuczynski E. (2 février 2021). « L’hydrogène enflamme la Bourse : gare à la bulle spéculative ». Récupéré de https://fr.businessam.be/lhydrogene-enflamme-la-bourse-gare-a-la-bulle-speculative/ : il devient à leurs yeux une simple marchandise à échanger, à l’image du pétrole, sujet aux bulles spéculatives. 

Mais en perpétuant cette approche dogmatique et technocentrique des problématiques environnementales, il semblerait aujourd’hui que les plans stratégiques et les projets entrepris se concentrent avant tout sur le développement des énergies « vertes » dont fait partie l’hydrogène. Pressés par une vague d’écologistes et une prise de conscience populaire, les promoteurs de l’hydrogène semblent oublier le véritable problème, qui est que les ressources s’épuisent et que l’activité humaine tend à détruire notre planète. 

L’hydrogène devient un symbole rendant possible le statu quo, sans renoncer à la sacro-sainte croissance économique. Il sert totalement les intérêts économiques en proposant aux marchés un nouvel eldorado47Couëdic H. (9 septembre 2020). « Bourse : l’hydrogène, le nouvel eldorado des investisseurs ». Récupéré de https://www.lerevenu.com/bourse/bourse-lhydrogene-le-nouvel-eldorado-des-investisseurs, une pluie de subventions et favorise la création d’emplois (surtout qualifiés) : la raison économique l’emporte encore. Déployée dans une approche top-down, cette solution vise à rassurer les citoyens quant à l’atteinte des objectifs de décarbonation du monde thermo-industriel et l’alternative de l’après-pétrole. 

Mais pour quels besoins? Ne devrait-on pas, à minima, concentrer les efforts vers une amélioration de l’efficacité du système énergétique actuel, dont les technologies sont existantes et éprouvées, et conserver de la clairvoyance dans le déploiement de la filière hydrogène, tel que le prône l’association Negawatt48Association négaWatt. (septembre 2020). Développer l’hydrogène : pourquoi et comment? 4 p. Récupéré de  https://www.negawatt.org/IMG/pdf/200909_note_developper-lhydrogene_pourquoi-et-comment.pdf? Ou encore, aller plus loin en ouvrant un débat démocratique sur la transition énergétique49Sur ce point, j’ai découvert le travail de Frédérick Lemarchand et des chercheurs associés alors que je travaillais à la deuxième version du présent texte. De nombreuses convergences, notamment sur l’importance de la « mise en démocratie » du débat autour de la transition énergétique et les usages de l’hydrogène m’ont conforté dans mon analyse. Lemarchand F. (avril 2021). « La place de l’imaginaire technique dans la transformation de systèmes sociotechniques ». Dans Transition énergétique bas carbone (et hydrogène) : quelles politiques? Vertigo, la revue électronique en sciences de l’environnement. Hors-série n° 34. Consulté de 02 juin 2021. Récupéré de https://journals.openedition.org/vertigo/29985 et envisager la réduction de notre consommation?

Au Québec, où l’électricité est majoritairement d’origine hydroélectrique, l’hydrogène (vert, bien entendu), peut jouer un rôle dans le mix énergétique participant à la réduction des émissions de GES dans certaines portions de l’industrie. Mais cette situation particulière est loin d’être un cas général et il me paraît évident que l’adoption universelle de ce gaz en remplacement des énergies fossiles relève bien d’une utopie dans la perspective de la décroissance. Que ce soit en termes de production à grande échelle, de système de distribution ou encore de débouchés pour une utilisation courante et abordable, la réalité est que malgré les avancés actuelles et l’engouement économique et politique observés, l’hydrogène est encore loin de présenter toutes les caractéristiques du champion dont on fait aujourd’hui l’éloge. 

Face à l’accélération soudaine autour de LA solution hydrogène promue par des personnalités influentes telles que Jeremy Rifkin, des voix dissidentes plutôt bien informées se font entendre, notamment en France, comme celles de Jean-Marc Jancovici50Fondateur du Shift Project, un Think tank influent sur la transition écologique et co-inventeur du bilan carbone personnel. Ressources sur https://theshiftproject.org/. Aux grandes annonces s’accolent aujourd’hui des discours plus prudents, venant du monde politique51En France, un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (avril 2021) met l’emphase sur les nombreux freins quant à la mise en place d’une stratégie hydrogène « totale », où l’hydrogène s’impose comme produit de substitution face aux hydrocarbures, tout en concevant l’H2 comme un produit complémentaire à intégrer au mix énergétique actuel. Disponible sur http://www.senat.fr/rap/r20-536/r20-5361.pdf ou industriel52En mars 2021, Herbert Diess, le PDG de Volkswagen confiait au Financial Times qu’investir dans la course aux véhicules à hydrogène « n’est pas une solution pour résoudre le problème des émissions de CO2 », « pas même dans 10 ans » considérant que la voiture électrique, dont la technologie s’améliore, représente l’avenir. Sur ce sujet, il a été rejoint par d’autres personnalités influentes du monde des constructeurs automobile, dont Elon Musk, acquis à la cause de longue date. Deluzarche C. (31 mai 2021). « Voiture à hydrogène : Elon Musk et le boss de Volkswagen dénoncent une entourloupe ». Récupéré de https://korii.slate.fr/tech/voiture-hydrogene-elon-musk-patron-volkswagen-denoncent-entourloupe-rendement-environnement mettant en perspectives les obstacles majeurs de la filière hydrogène, qui est encore très loin de pouvoir concurrencer les énergies fossiles comme carburant. Un moyen de faire retomber le trop-plein d’espoir ou de mettre dès à présent les gardes fous d’un système qui risque, à terme, de décevoir les plus fervents défenseurs de la cause. 

L’hydrogène est la source d’énergie du soleil et tel Icare, nous continuons de rêver à repousser les limites planétaires, pensant que cette solution miracle sera « la bonne ». Mais la seule solution viable, prônée par de nombreux activistes écologistes et les objecteurs de croissance, c’est la sobriété énergétique. Aussi, le « prix » à payer serait de revoir notre mode de production et de consommation, notre mode de vie capitaliste, en somme. Et cette perspective décroissante ne fait pas rêver. L’utopie, oui, à l’image de cet engouement fervent pour l’hydrogène53Merci à Louis Marion, Estelle Louineau et Philippe Gauthier pour leur relecture et à Sophie Turri pour la mise en page..

Notes[+]

Décroissance et souveraineté alimentaire. Convergence de valeurs, d’analyses et… de stratégies?

par Éric Darier

Le mouvement pour la décroissance et celui pour la souveraineté alimentaire sont variés en termes d’histoire et de bases sociales desquelles ils émergent ou sur lesquelles ils se fondent. Cependant, ces deux mouvements ou mouvances1Comme les demandes pour la souveraineté sont portées par une organisation structurée (La Via Campesina), j’utiliserais plutôt le terme de « mouvement». Tandis que dans le cas de la décroissance, comme il n’y a pas d’organisations structurées globales, j’utiliserais plus le terme de « mouvance » qui est plus vague, mais probablement plus juste. présentent de nombreux points de convergence ; en particulier sur les valeurs fondamentales qui les animent, tout comme sur l’analyse des défis qu’ils tentent de résoudre et potentiellement aussi sur les stratégies de transformation.

L’objectif principal de cet article est de faire ressortir les nombreuses similitudes entre les valeurs de ces deux mouvements/mouvances et d’esquisser des pistes de potentielles convergences stratégiques qui seraient mutuellement avantageuses.

Il n’existe que trop peu de tentatives de systématiser les synergies potentielles entre décroissance et souveraineté alimentaire2Cf. entre autres : Julien-Francois Gerber, « Degrowth and Agrarian Studies », The Journal of Peasant Studies, vol. 47, n° 2, 2020, p. 235-264, en ligne <https://doi.org/10.1080/03066150.2019.1695601> ; Anitra Nelson et Ferne Edwards (dir.), Food for Degrowth: Perspectives and Practices, New York, Routledge, 2021 ; Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche décroissantiste, Sherbrooke, Les Éditions du drapeau noir, 2021.. Ce manque est probablement dû à la relative jeunesse de ces deux mouvements/mouvances, mais aussi à leur base sociologique. Disons pour caricaturer que la mouvance pour la décroissance vient surtout d’intellectuel·le·s et d’activistes environnementalistes localisé-e-s principalement dans les pays les plus riches et préoccupé·e·s par les crises climatique et environnementale et par l’incapacité systémique de plus en plus évidente du modèle économique néolibéral dominant actuel de résoudre ces crises. Pour sa part, le mouvement pour la souveraineté alimentaire a pour base principale des organisations paysannes majoritairement dans des pays du Sud. La mouvance décroissanciste est aussi l’héritière des scénarios autour des limites à la croissance du rapport Meadows publié par le Club de Rome déjà en 19723Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens, « The Limits to Growth », Universe Books, 1972, en ligne : <https://www.clubofrome.org/publication/the-limits-to-growth/>.. En gros, l’argument principal ici est que la croissance infinie n’est pas possible sur une planète aux ressources limitées. La principale demande de la mouvance décroissanciste actuelle est donc le changement de système et de paradigme économique afin de mieux satisfaire les besoins humains essentiels (comme la santé, l’alimentation, le logement, etc.) de tous et toutes et à l’intérieur des limites écologiques afin de maintenir la vie sur cette planète. Par-delà la critique d’économie politique esquissée précédemment, les défenseurs de la décroissance offrent aussi une critique d’ordre anthropologique et cosmologique4Pour un exemple : Yves-Marie Abraham, « Éloge d’une humanité discrète », Polémos, 2021, en ligne : <https://polemos-decroissance.org/eloge-dune-humanite-discrete/>. sur la place des humains dans la chaîne des vivants et des significations de la vie que les humains se donnent par leurs pratiques culturelles et à travers leurs pratiques quotidiennes et dans leurs rapports aux autres. La mouvance décroissanciste se veut aussi l’héritière des critiques plus ontologiques, sociologiques et politiques sur la technique et la technologie complexe et leur place envahissante dans nos vies et leur rôle dans l’amplification des crises notamment écologiques5Voir entre autres : Louis Marion, « L’emprise de la machine : une critique décroissanciste de la domination technique », Polémos, 2021, en ligne : <https://polemos-decroissance.org/lemprise-de-la-machine-une-critique-decroissanciste-de-la-domination-technique/>..

Quant à lui, le mouvement pour la souveraineté alimentaire est aussi relativement récent (1993) : il émerge principalement des revendications d’organisations paysannes et autochtones généralement localisées dans les pays dits du Sud. Ce mouvement est lui-même en grande partie l’héritier des mouvements de décolonisation et des luttes autour des réformes agraires (manquées, partielles ou qui restent encore à faire) et des droits des peuples autochtones. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire gagne également en influence dans les pays du Nord qui font de plus en plus face aux dommages écologiques et sociaux de l’agriculture industrielle6Les impacts négatifs de l’agriculture industrielle sont déjà connus et relativement bien documentés depuis plusieurs décennies. Par exemple : Miguel Altieri, « Ecological impacts of industrial agriculture and the possibilities for truly sustainable farming », Monthly Review, vol 50, nº 3, 1998, p. 60-71, en ligne : <https://doi.org/10.14452/MR-050-03-1998-07_5>. Voir aussi la synthèse par IPES-Food, « De l’uniformité à la diversité. Changer de paradigme pour passer de l’agriculture industrielle à des systèmes agroécologiques diversifés », 2016, en ligne : <http://www.ipes-food.org/_img/upload/files/Uniformiteala%20Diversite_IPES_FR_Full_web.pdf> et « IPBES: Nature’s dangerous decline ‘unprecedented,’ species extinction rates ‘accelerating’ », 6 mai 2019, en ligne : <https://www.eurekalert.org/pub_releases/2019-05/tca-ind050519.php>.. Que ce soit dans les pays du Nord ou du Sud, la demande principale pour la souveraineté alimentaire tourne autour de pratiques agricoles et sociales plus écologiques qui se résument par l’agroécologie avec comme acteurs centraux : les paysans eux-mêmes ou elles-mêmes. Il est important de tenter de cerner ce qu’on entend par agroécologie. Alain Olivier remarque fort bien que ce terme a une « dimension polysémique » qui regroupe différentes pratiques ou techniques agricoles, mais qui toutes « tentent de marquer une rupture plus ou moins nette avec une agriculture qualifiée tour à tour d’intensive, de moderne, de conventionnelle ou d’industrielle…7Alain Olivier, La révolution agroécologique, Montréal, Écosociété, 2021, p. 39. ». L’agroécologie est donc en partie un ensemble de connaissances scientifiques agricoles plus écologiques et de techniques et savoirs paysans, mais aussi un concept plus large plus holistique qui fait « fi de la division artificielle qu’on échafaude souvent entre nature et société8Ibid., p. 43. ». Disons que l’agroécologie est aussi portée par des mouvements sociaux comme La Via Campesina, et qui représente l’ensemble des pratiques agricoles désirées pour une mise en place de la souveraineté alimentaire. 

« L’agroécologie cherche […] à tirer profit de savoirs et savoir-faire paysans trop longtemps négligés en matière de gestion écologique des agroécosystèmes, tout en mettant les paysans et paysannes au cœur de sa réflexion 9Ibid., p. 45.». L’intention stratégique de mettre les paysans et paysannes au centre de ce processus est d’éviter une récupération (en mode écoblanchiment) de certaines des techniques de l’agroécologie par les entreprises de l’agriculture-marchandise sans remettre en question la logique même d’une marchandisation de l’agriculture par le système capitaliste et industriel.

L’agroécologie et la souveraineté alimentaire tentent donc de changer les dynamiques et logiques de la marchandisation des denrées agricoles et tentent de retisser des liens plus directs entre les paysans et paysannes et ceux et celles qui mangent (et non pas ceux ou celles qui consomment). Le terme choisi (« mangeur ») n’est pas un simple glissement sémantique, mais bien un projet et une stratégie politique claire pour mettre en place et maintenir la souveraineté alimentaire et le déploiement des pratiques agroécologiques en changeant les rapports de force et notre relation à l’alimentation par-delà une simple marchandise sur un marché global. C’est dans ce contexte plus large qu’il faut percevoir les différentes initiatives, comme l’agriculture urbaine et l’agriculture soutenue par la communauté, non pas comme une volonté de remplacement de l’agriculture rurale, mais comme une reconnexion des mangeurs et mangeuses (principalement urbains) avec la réalité des conditions de productions d’aliments afin de reconstruire une transversalité de communalité et de solidarité avec ceux et celles qui veulent ou peuvent pratiquer l’agroécologie. Bref, le mouvement pour la souveraineté alimentaire a clairement pour pratique alternative, l’agroécologie même si cette dernière prendra des formes différentes dépendant des écosystèmes locaux et des cultures agronomiques existantes.

1. Critiques sommaires des causes des crises actuelles

Ces deux mouvements/mouvances font une analyse similaire des causes de la crise actuelle.

Pour la mouvance décroissanciste, le système néolibéral-capitaliste est orienté vers la recherche sans fin d’une accumulation de capital et de richesses et fait la promotion d’un système économique basé sur la consommation et l’hyperconsommation, ce qui entraîne en amont un épuisement des ressources primaires et, en aval, la génération de déchets de plus en plus toxiques qui menacent les vivants et les conditions de survie des vivants sur cette planète. La mouvance pour la décroissance fait aussi une critique du « développement durable » qui ne remet pas fondamentalement en question la logique d’accumulation même du système néolibéral capitaliste et qui maintient l’illusion qu’on peut changer le monde sans changer de modèle économique ou de cosmologie.

Pour le mouvement pour la souveraineté alimentaire (portée principalement par La Via Campesina10https://viacampesina.org/fr/), la commodification (marchandisation) croissante des denrées agricoles entraîne un contrôle toujours plus serré par de grandes entreprises agricoles mondiales sur les conditions de production et du commerce de ces denrées. Leur commerce n’est principalement qu’un moyen pour accumuler une plus-value au bénéfice principalement des multinationales de l’agrobusiness. « Nourrir le monde » n’est largement qu’une ligne de marketing et une justification sociale pour maintenir l’influence et contrôle sur le système alimentaire par ces multinationales de l’agrobusiness. Pour La Via Campesina, il existe trois terrains de bataille11Cf. <https://viacampesina.org/fr/contre-quoi-nous-luttons/>. :

  1. Le capitalisme international et le libre échange;
  2. Les multinationales et l’agrobusiness;
  3. Le patriarcat.  

Dans sa déclaration d’Harare de 2017, La Via Campesina affirme qu’« une réforme agraire intégrale entre les mains des populations et inscrite dans la souveraineté alimentaire constitue le fondement nécessaire à un changement12Cf. <https://viacampesina.org/fr/a-loccasion-de-journee-de-souverainete-alimentaire-via-campesina-sort-nouvelle-publication-appelant-changement-radical-de-nos-systemes-agro-alimentaires/>.».

La souveraineté alimentaire constitue un processus de construction de mouvements sociaux et permet aux individus d’organiser leurs sociétés de manière à transcender la vision néolibérale d’un monde de marchandises, de marchés et d’acteur.e.s économiques égoïstes. Il n’existe pas de solution universelle à une myriade de problèmes complexes auxquels nous faisons face actuellement. Au contraire, le processus de souveraineté alimentaire doit s’adapter aux individus, aux communautés et aux écosystèmes où il est mis en pratique. La souveraineté alimentaire est synonyme de solidarité, d’entraide, et non de concurrence. Elle permet de construire un monde plus juste de la base vers le haut.

La souveraineté alimentaire a émergé pour proposer une réponse et une alternative au modèle néo-libéral de la mondialisation des entreprises. À ce titre, elle revêt un caractère internationaliste et apporte un cadre à la compréhension et à la transformation de la gouvernance internationale autour de l’alimentation et de l’agriculture13La Via Campesina Europe, 2018, en ligne : <https://viacampesina.org/fr/souverainete-alimentaire-de-suite-guide-detaille/>..

Au niveau mondial ce sont les petits « producteurs » agricoles qui, bien qu’occupant de moins en moins des terres agricoles disponibles, continuent néanmoins à fournir la majorité des besoins en aliments des populations. Par exemple, « en Équateur, près de 56 % des agriculteurs sont de petits producteurs et détiennent moins de 3 % de la superficie agricole. Ils produisent toutefois plus de la moitié des légumes, 46 % du maïs, plus d’un tiers des céréales, plus d’un tiers des haricots, 30 % des pommes de terre et 8 % du riz 14Grain, « Affamés de terres : Les petits producteurs nourrissent le monde avec moins d’un quart de l’ensemble des terres agricoles », 18 juin 2014, en ligne : <https://grain.org/fr/article/4960-affames-de-terres-les-petits-producteurs-nourrissent-le-monde-avec-moins-d-un-quart-de-l-ensemble-des-terres-agricoles>.». Les données disponibles permettent à GRAIN de conclure :

  1.  « La grande majorité des fermes dans le monde aujourd’hui sont petites et se réduisent encore;
  2. Les petites fermes sont actuellement contraintes d’occuper moins d’un quart des terres agricoles mondiales;
  3. Nous perdons rapidement des fermes et des agriculteurs dans de nombreux endroits du monde, tandis que les grandes exploitations s’agrandissent;
  4. Les petites fermes demeurent les principaux producteurs de denrées alimentaires dans le monde;
  5. Les petites fermes sont en général plus productives que les grandes;
  6. La plupart des petits producteurs agricoles sont des femmes »15Ibid..

2. Convergences des valeurs de la mouvance pour la décroissance et du mouvement pour la souveraineté alimentaire

Pour les décroissancistes, les valeurs-clés sont : l’autonomie individuelle et collective, le « care », l’auto-organisation, les communs, la communauté, le localisme ouvert et le décider ensemble.

Pour le mouvement pour la souveraineté alimentaire, l’autonomie individuelle et collective se traduit par un accent sur l’autonomie des savoirs et des pratiques individuelles des paysans et paysannes, mais aussi plus collectivement comme groupe social en lutte contre l’ennemi commun qui est la marchandisation corporative des denrées agricoles et la disparition d’une agriculture paysanne vivrière. Comme l’objectif principal des paysans et paysannes est de produire des aliments pour eux/elles-mêmes et les populations proches (par opposition à les mettre sur le marché global des denrées), il s’agit donc ici de satisfaire les besoins quotidiens en aliments. L’accent sur les paysans et paysannes eux/elles-mêmes est aussi le résultat d’une analyse stratégique et politique qui met l’emphase sur l’auto-organisation des paysans et paysannes collectivement comme agents centraux pour le changement social et politique dans un contexte rural. Dans la conception de la souveraineté alimentaire, la terre, l’alimentation et les conditions de production (eau, semences paysannes, écosystèmes, etc.) font partie du bien commun16Jose Luis Vivero-Pol, Tomaso Ferrando, Olivier De Schutter et Ugo Mattei (dir.), Routledge Handbook of Food as a Commons, Londres/New York, Routledge, 2019.. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire n’est pas opposé a priori au commerce des denrées alimentaires du moment qu’il permet de satisfaire les besoins alimentaires directs des populations environnantes (dans le bassin alimentaire immédiat). En fait, dans de nombreux contextes ceci se manifeste par les marchés fermiers en villes (circuits courts) qui sont vitaux principalement dans les villes du Sud dans lesquels les grands supermarchés mondialisés n’ont pas (encore) imposé leur dominance. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire est par contre très critique des traités de commerce internationaux qui ont tendance à renforcer en premier les intérêts des multinationales au dépens des besoins alimentaires et créer des dépendances accrues (endettement, brevetage du vivant, accaparement des terres, etc.) des paysans et paysannes sur des technologies conçues et vendues par des multinationales (semences génétiquement modifiées ou autres, pesticides chimiques, engrais de synthèse, etc.). Le libre commerce international des denrées agricoles permet aussi trop souvent du dumping de denrées produites dans les pays du Nord, mais qui y sont fortement subventionnées et qui déprime les prix des marchés locaux pour les denrées alimentaires, ce qui à terme, nuit aux paysans et paysannes locaux et à leur capacité de produire et de vivre de leur production17Voir notamment : Sophia Murphy et Karen Hansen-Kuhn, « Counting the Costs of Agricultural Dumping », rapport de The Institute for Agriculture and Trade Policy, 2017, en ligne : <https://www.iatp.org/sites/default/files/2017-06/2017_06_26_DumpingPaper.pdf > ; Voir aussi : « The costs of agricultural export dumping for farmers and rural communities », en ligne : <https://www.agriculture-strategies.eu/en/2019/07/the-costs-of-agricultural-export-dumping-for-farmers-and-rural-communities/> et Ben Lilliston, « Trading Down: How Unfair Trade Hurts Farmers », Fair world project, 2017, en ligne : <https://fairworldproject.org/wp-content/uploads/2017/04/Trading-Down_How-Unfair-Trade-Hurts-Farmers.pdf>.. La souveraineté alimentaire n’exclut pas pour autant des échanges d’aliments comme solidarité paysanne en cas de pénurie. En fait toute l’agriculture paysanne est basée sur des valeurs d’échanges et de solidarité (échange de semences, trocs alimentaires, échange de savoir, etc.), car le seul moyen d’avoir des garanties de manger régulièrement est de partager les surplus avec les autres qui sont proches, et de pouvoir compter sur les autres quand on fait face à une pénurie ponctuelle. L’objectif principal ici est de s’assurer que ces valeurs et ces pratiques anthropologiques paysannes et autochtones ancestrales trop souvent marginalisées et qui demeurent généralement plus écologiques que les pratiques industrielles agricoles puissent résister aux attaques des promoteurs et à la logique d’une agriculture industrielle et marchande. Rappelons que contrairement à ce que les partisans de l’industrialisation de l’agriculture voudraient nous faire croire, la faim dans des pays du Sud est rarement causée par le manque de production, mais par la pauvreté, la mauvaise gestion de l’agriculture, les conflits, les réglementations commerciales injustes et les difficultés sans précédent dues au VIH/Sida et aux changements climatiques.

J’espère que ce survol rapide aura montré le haut degré de commonalité tout aussi bien au niveau de l’analyse de la situation qu’aux valeurs centrales partagées par le mouvement pour la souveraineté alimentaire et la mouvance décroissanciste.

Le défi maintenant est donc de savoir comment pourrait s’opérer une jonction stratégique entre les deux. Disons d’emblée que le mouvement pour la souveraineté alimentaire a déjà fait un premier pas en élargissant la base sociale pour une transformation du système alimentaire en ajoutant explicitement les organisations de consommateurs (mangeurs) et écologistes notamment du Nord dans leur stratégie de transformation. Donc rien a priori, au niveau des valeurs, n’empêcherait des acteurs de la mouvance décroissanciste à adhérer à la Déclaration de Nyéléni18Cf. La Via Campesina, La Déclaration de Nyéléni, 2007, en ligne : <https://viacampesina.org/fr/declaration-de-nyi/>. « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produites à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut un commerce transparent qui garantit un revenu juste à tous les peuples et les droits des consommateurs à contrôler leurs aliments et leur alimentation. Elle garantit que les droits d’utiliser et de gérer nos terres, territoires, eaux, semences, bétails et biodiversités soient aux mains de ceux et celles qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire implique de nouvelles relations sociales, sans oppression et inégalités entre les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations.». En retour, et comme acte de solidarité stratégique, la mouvance décroissanciste pourrait aussi facilement adhérer aux valeurs et principes de la déclaration de Nyéléni car elles s’alignent bien aux principes de la décroissance. De plus, beaucoup des objecteurs de croissance trouvent déjà dans leurs propres pratiques de jardinage, d’échanges de semences, de « guerrilla-gardening », d’autoproduction, d’agriculture maraîchère, de cuisines communautaires, d’agriculture soutenue par la communauté, de fiducies foncières, de batailles urbaines pour l’accès à l’alimentation, et pour le droit à une alimentation saine et nutritive, etc., des pratiques alignées avec la déclaration de Nyéléni. La jonction stratégique entre les valeurs et la praxis est donc déjà là. Le défi est de l’amplifier afin d’enclencher un changement systémique plutôt que de demeurer des pratiques marginales. La richesse et la diversité des alternatives en agroécologie en milieu rural, périurbain et urbain au Québec est un terreau fertile pour construire des pratiques alternatives décroissancistes tout en bâtissant des alliances transversales pour des changements systémiques. Ces alliances transversales peuvent être très conjoncturelles ou plus à long terme, et peuvent porter sur des politiques publiques, des budgets, etc. Par exemple :

  1. S’opposer au dézonage de terres agricoles (sans légitimer pour autant les pratiques des agriculteurs industriels ou de leurs organisations);
  2. S’opposer à l’étalement urbain sur des terres agricoles;
  3. Faire la promotion d’une diète nutritive (notamment à travers les achats publics, cantines, hôpitaux, zonages, etc.) pour des options alimentaires principalement végétales, locales et en saison. Rappelons dès maintenant les impacts négatifs très significatifs des élevages par rapport aux cultures de végétaux et de leur efficacité d’un point de vue alimentaire comme l’illustre le graphe suivant.

Cette réalité ne signifie pas pour autant qu’il n’ait pas de rôle pour des animaux sur les fermes. Par exemple, les canards dans les rizières, ou les poules autour des cultures et des jardins peuvent aider à contrôler certains des organismes « nuisibles » tout en aidant la fertilisation des plantes. Mais dans tous les cas, il devient urgent pour l’humanité de réduire significativement la consommation des viandes et des produits dérivés des animaux pour des raisons environnementales. Globalement, on parle d’une réduction globale d’au moins 50 % de la production et de la consommation de produits animaux d’ici 2050 et une profonde transformation de comment en produire19Voir notamment le rapport de Greenpeace (basé sur une synthèse d’études scientifiques) : Greenpeace, « Moins mais mieux – projet de Greenpeace pour la production de viande & de produits laitiers d’ici à 2050 », 2018, en ligne : <https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2018/03/Moins_mais_mieux_BD.pdf?_ga=2.131960648.652489172.1620829392-1000751014.1620829392>.. Bien entendu, ceci n’exclut pas une remise en question éthique et cosmologique plus profondément des rapports entre les humains et les autres animaux qui permettrait aussi d’atteindre cet objectif nécessaire. Un changement cosmologique au niveau encore plus large entre les humains et la biodiversité s’impose aussi et de manière urgente comme le démontre si bien Marie-Monique Robin à travers sa synthèse des entrevues et des publications de scientifiques sur comment prévenir les pandémies au niveau systémique des conditions d’émergence (de transfert vers les humains) plutôt que de tenter de « gérer » une pandémie20Marie-Monique Robin, La fabrique des pandémies. Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire, Paris, La Découverte, 2021).

  1. Appuyer une politique d’achat public de terres agricoles afin de constituer une banque de terres publique inaliénable et fiduciaire pour une relève agroécologique au Québec et/ou au Canada. Une telle initiative pour cibler en premier le rachat des terres agricoles des agriculteurs qui prennent leur retraite et qui veulent ou ne peuvent pas la transférer à leurs enfants qui voudraient continuer des activités agricoles.  
  2. Appuyer des politiques et des budgets pour aider les agriculteurs (nouveaux et existants) à faire la transition vers l’agroécologie et pour des productions répondant principalement à des besoins alimentaires locaux et abolir les subventions directes ou indirectes à l’agriculture industrielle et notamment aux élevages industriels.
  3. Adopter une politique de souveraineté alimentaire se concentrant sur le bassin alimentaire proche et des pratiques agricoles qui restent dans les limites écologiques. Impliquer plus directement les communautés locales dans les politiques alimentaires. Par exemple, la réserve foncière agricole pourrait être financée par le gouvernement du Québec (ex. : rachat des terres agricoles des agriculteurs qui partent à la retraite), mais la gestion des terres dévolue aux municipalités ou MRC (selon des critères écologiques) ou toute autre nouvelle communauté comme, disons, autour d’un «bassin alimentaire». Par exemple, la Communauté métropolitaine de Montréal pourrait théoriquement avoir ces responsabilités ancrées dans une ambition (mandat!) de protéger le bassin alimentaire («ceinture verte-alimentaire») de Montréal tout en promouvant l’agroécologie et favorisant la relève agricole (par l’agroécologie) et en alimentant la population urbaine avec principalement des produits provenant du bassin alimentaire proche et en maillant d’une manière serrée les circuits alimentaires courts21Pour un exemple, voir : « Quatre institutions s’unissent pour augmenter la proportion d’aliments québécois dans leur assiette », 2021, en ligne : <https://www.cegepvicto.ca/nouvelle/quatre-institutions-sunissent-pour-augmenter-la-proportion-daliments-quebecois-dans-leur-assiette/?fbclid=IwAR2jQrg63s85YlcqaVrsBTsSTnF14MTNhhPL26DPRsfAoMnFVb0OwtjDA7k>..
  4. Encourager la souveraineté alimentaire et d’agroécologie plutôt que l’autonomie alimentaire (compris étroitement seulement comme l’équilibre de la balance commerciale des importations et exportations des aliments ce qui ne remet pas en question la logique de la marchandisation de l’alimentation). 
  5. Appuyer un développement et une innovation en agroécologie qui soient principalement orientés vers l’innovation sociale et agricole et de gouvernance écologique et démocratique plutôt que seulement technologique. 
  6. Dans le domaine de l’innovation technologique et sa diffusion, il faudrait favoriser le transfert de savoirs entre agriculteurs, valoriser plus le savoir des agriculteurs et s’assurer que les experts scientifiques ne soient pas à la remorque du secteur agroindustriel22Robert, Louis, Pour le bien de la terre, Montréal MultiMondes, 2021, en ligne : <https://editionsmultimondes.com/livre/pour-le-bien-de-la-terre/>..
  7. Le type de technologie ou de techniques choisi devrait renforcer le contrôle par les agriculteurs (plutôt que d’amplifier leur dépendance sur les produits vendus par l’agrobusiness), être facile d’utilisation et d’entretien, avoir un design qui facilite des réparations plus facilement, qui permet des adaptations et améliorations in situ et qui n’augmente pas les impacts négatifs sur les écosystèmes agricoles et autres, ce qu’aussi d’ailleurs prône le mouvement décroissanciste. Prenons deux exemples :
    • Certains des outils promus par Jean-Martin Fortier, comme la grelinette23Cf. Jean-Martin Fortier : <https://lejardiniermaraicher.com/grelinette>. particulièrement bien adaptée pour le maraîchage biologique à petite échelle, mais hautement efficace et productif24Les petites fermes qui maximisent la biodiversité peuvent avoir des rendements plus élevés que les plus grandes fermes qui pratiquent la monoculture industrielle par exemple. Voir notamment : Vincent Ricciardi, Zia Mehrabi, Hannah Wittman, Dana James et Navin Ramankutty « Higher yields and more biodiversity on smaller farms », Nature Sustainability, vol. 4, 2021, p. 651-657, en ligne : <https://doi.org/10.1038/s41893-021-00699-2> ; Rachel Bezner Kerr et al., « Can agroecology improve food security and nutrition? A review », Global Food Security, vol. 29, 2021, en ligne : <https://doi.org/10.1016/j.gfs.2021.100540>..
    • Serre solaire passive aquaponique plutôt que des serres chauffées au gaz ou subventionnées à l’électricité25Voir : Serre solaire passive aquaponique : <https://www.youtube.com/watch?v=9IbxnuV4E9E>.. Bien sûr, cette option ne doit pas éviter une évaluation antérieure, plus large du cycle de vie complet sur les régimes alimentaires nutritifs et principalement la promotion d’aliments frais en saison ou d’aliments locaux en conserve ou congelés pour les périodes hivernales.

3. Qui sont les acteurs et actrices du changement

Une fois les bases d’une convergence établie, il reste à déterminer quelle sera la base sociale qui devrait être le moteur du changement. On a vu que pour La Via Campesina, ce sont les paysans et paysannes eux/elles-mêmes qui doivent être au cœur des changements. Les luttes paysannes contre l’accaparement des terres dans les pays du sud principalement leur donnent un rôle central dans leur spécificité politico-agraire. Dans un pays du nord comme au Québec/Canada, les paysans (qui sont devenus des « producteurs ») sont largement intégrés à un système agricole industriel et corporatif encadré par des subventions et des règles. Cependant, le vieillissement de ces producteurs est une opportunité historique d’aller dans une direction autre que celle de la consolidation encore plus poussée des exploitations agricoles et d’aider une relève agricole par une nouvelle génération d’agriculteurs/agricultrices qui veulent changer de pratiques agricoles et sortir de la logique d’une agriculture industrielle. L’engouement pour des formations pour les différents types d’agroécologie (biologique, maraîchage, etc.) est déjà une illustration du potentiel sociologique de changement. On parle donc ici d’un changement générationnel au niveau des agriculteurs et du monde rural. Cependant, l’accès à la terre demeure l’un des obstacles principaux que ce soit pour les enfants d’agriculteurs/agricultrices ou pour les néo-agriculteurs et néo-agricultrices qui veulent faire une transition vers l’agroécologie. Une deuxième base sociologique est la vague croissante de mangeurs et mangeuses en milieu urbain qui veulent une alimentation plus écologiques, plus « vraie » et se reconnecter directement avec ce qu’ils ou elles mangent (ex. agriculture urbaine) ou indirectement avec des circuits alimentaires plus courts (agriculture soutenue par la communauté, volontariat sur fermes, etc.), un réseau alimentaire plus solidaire (cuisines communautaires, partage des récoltes et des semences, lutte contre le gaspillage alimentaires, promotion de régimes alimentaires plus santé, mais aussi plus connectés avec le bassin alimentaire et les écosystèmes, etc.).

La troisième base sociologique est plus géographiquement localisée dans les bassins alimentaires, dans les régions où il existe déjà de nombreuses initiatives de développement social et économique fondées sur une plus grande vitalité du monde rural qui va au-delà de la production agricole et inclut la transformation des aliments de terroirs, mais aussi dans les secteurs de l’écotourisme. Certains dirigeants municipaux ont déjà compris le potentiel de cette voie. Renforcer ces initiatives municipales peut aider à amplifier les changements, augmenter les rapports de forces vis-à-vis des autres paliers de gouvernement afin d’obtenir des changements de politiques et des budgets pour accroître les transformations sur le plan local. Il s’agit donc ici de créer une transversalité plus politique entre différents acteurs et actrices en partant de ce qui existe déjà au niveau local et en créant un maillage social, économique et éventuellement politique plus serré entre mangeurs/mangeuses urbains et les initiatives plus écologiques dans les milieux ruraux. Le but ultime étant de transformer les politiques publiques des gouvernements du Québec et du Canada pour que ces initiatives plus écologiques et justes prennent plus de place et, à terme, remplacer l’agriculture industrielle et marchande.

La quatrième base sociale pour des changements est les travailleurs. On peut distinguer ceux et celles qui travaillent dans le secteur agro industriel (transformation, abattoirs, etc.) qui parfois sont syndiqués et ont des conditions de travail meilleures que dans les secteurs non syndiqués. Il sera donc indispensable d’engager aussi un débat avec le milieu syndical pour des transformations systémiques plus ambitieuses. Par exemple, certaines des centrales syndicales ont des fonds d’investissement (Fonds de solidarité, Fondaction, etc.), qui pourraient être redirigés vers des initiatives plus porteuses et plus pérennes que simplement offrir du capital à des entreprises capitalistes de l’agro-industrie en difficulté. Les projets en régions et les municipalités dans les bassins alimentaires doivent aussi être plus proactifs pour aller chercher des investissements structurants de ces fonds de travailleurs, mais aussi de caisses comme la caisse solidaire Desjardins. Un autre groupe de travailleurs/travailleuses sont les migrants saisonniers ruraux. S’assurer qu’ils/elles ont des droits et des conditions de travail décentes est essentiel. Mais aussi, dans le contexte d’une pénurie de main-d’œuvre il faudrait voir comment le statut de ce type de travail agricole nécessaire pourrait être plus valorisé et/ou que les conditions d’immigrations fassent en sorte que certains de ces migrants puissent avoir l’option de s’installer permanemment. Ceci nous renvoie aussi à l’accès à la terre plus généralement et à l’urgence de créer des fiducies publiques des terres agricoles pour faciliter à la fois l’accès à la terre, mais aussi pour pérenniser les pratiques plus agroécologiques. 

En conclusion, le potentiel et les options pour des transformations systémiques existent. La mouvance pour la décroissance et le mouvement pour la souveraineté alimentaire et l’agroécologie auraient tout à gagner à mieux arrimer leur stratégie et leurs actions. Prêt à relever ces défis?

Notes[+]

Décroissance et liberté

CRITIQUE DE L’IMAGINAIRE ET DU CADRE INSTITUTIONNEL DE LA LIBERTÉ DES MODERNES

Par Louis Marion

CC0 : Circe Denyer

Normes du vivre ensemble et décroissance

De quoi avons-nous besoin pour vivre ensemble? De justice, assurément, de solidarité, nécessairement, de liberté, bien entendu. La solidarité renvoie aux liens affectifs et la reconnaissance sociale, la justice à l’équité et à l’universalité des principes, mais la liberté, ça réfère à quoi au juste?

Comment en effet se représenter et définir la liberté? Est-ce une valeur éthique et politique, l’exercice individuel de la volonté, un principe transcendantal, une capacité de choix éclairés, une puissance d’agir, une autonomie personnelle, l’ignorance de nos déterminations, l’obéissance aux lois que l’on se prescrit à soi-même, ou encore le contraire du déterminisme que l’on attribue aux lois physiques de la nature?

Précisons pour commencer que la liberté n’est pas une valeur en elle-même, car il n’y a aucune contradiction entre militer pour la liberté d’expression et militer contre la liberté de s’enrichir au nom d’une critique de la division sociale par classe et du surtravail, par exemple. Il faut donc lui ajouter quelques déterminations. La liberté devient intelligible, par les contraintes spécifiques qui la définissent? C’est toujours relativement à une contrainte que l’on peut comprendre la liberté. On ne peut pas penser la liberté sans penser à une forme ou à une autre de contrainte qui détermine son champ ou son domaine d’application.

Quelle liberté en effet doit être affirmée, protégée, reconnue? S’agit-il de la liberté de conscience, de religion, d’expression, de consommation, d’accomplissement de soi qu’il faut défendre ou faut-il inclure aussi dans les libertés fondamentales la liberté comme émancipation vis-à-vis des contraintes sociales et naturelles ou comme possibilité de transférer aux générations futures les conséquences de notre mode de vie sur la biosphère? La liberté d’être irresponsable.

La liberté n’a pas toujours été sa représentation imaginaire sociale actuelle, c’est-à-dire le droit de poursuivre sans contrainte son intérêt privé.

Décider ensemble1La décroissance implique une démocratisation radicale. Cf. Le mal de l’infini d’Yves Marie Abraham., oui bien sûr, mais avec quelle conception de la liberté humaine?

La liberté libérale, qui légitime notre système juridique et autorise le développement infini du capitalisme, est fondée sur la propriété privative. Cette liberté a une histoire qu’il nous paraît judicieux de connaître pour comprendre et reconnaître les obstacles idéologiques – culturellement transmis – qui se posent aujourd’hui à la décroissance.

Genèse de la liberté libérale

Deux importantes contingences de l’histoire occidentale ont contribué à forger le sens du mot « liberté » qui domine actuellement.

L’avènement du christianisme et la révolution bourgeoise, comprise comme l’émancipation des bourgs vis-à-vis du féodalisme à la fin de l’époque médiévale, sont des évènements où se construit la liberté moderne en tant que liberté privée.

Grâce à l’héritage de la philosophie grecque, « [l]e propre du christianisme a été de concevoir, sous le regard de Dieu, la volonté comme l’exercice d’une domination du sujet […] sur lui-même plutôt que comme pouvoir exercé sur autrui2Freitag, M. (2011). L’abîme de la liberté. Critique du libéralisme, Montréal : Liber, p. 12. ».

Dans un premier temps, la reconnaissance de la volonté (chez Platon puis Aristote) comme puissance ou faculté universelle de l’esprit, distincte des capacités cognitives ou expressives, a permis de concevoir la liberté comme l’usage ou l’opération de la volonté. C’est-à-dire comme libre arbitre.

Plus tard la révolution bourgeoise va asseoir, fonder la liberté sur la propriété et sa naturalisation.

Par exemple, pour le philosophe libéral John Locke 3Locke, J. (1992). Traité du gouvernement civil [1690], Paris : Garnier Flammarion, p. 32 : « bien que la nature ait donné toutes choses en commun, l’homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété; et que tout ce en quoi il emploie ses soins et son industrie pour le soutien de son être et pour son plaisir,[…] lui appartient entièrement en propre, et n’appartient point aux autres en commun. », la propriété est légitime, car naturelle et constitue la condition de la liberté et de l’abondance matérielle. Locke va déduire le droit de propriété par le travail qui permet d’augmenter considérablement « les fruits que la terre donne spontanément à l’état sauvage ». Dans son argumentation, la terre ou les poissons de la mer sont un commun qui appartient à tous, mais si je pêche l’un de ces poissons par mon travail, je retire alors cette richesse du domaine du commun et je peux me l’approprier légitimement en tant que propriétaire de mon corps et de son activité. La propriété s’appuie donc sur la spoliation du commun, mais ce penseur libéral en a justifié l’extension infinie à partir d’arguments philosophiques et religieux mettant « en scène l’immoralité du gaspillage que l’usage de l’argent permet justement d’éviter aussi bien comme moyen d’échange que comme mode de thésaurisation. Dès lors, il n’y a plus d’obstacle moral à une extension illimitée de la propriété 4Freitag, M. (2011). Op. cit., p. 171. ».

Résultat d’une histoire des idées associées aux intérêts d’une classe, cette conception de la propriété ne résiste pas à une analyse historique, sociologique et anthropologique, puisque loin d’être naturelle,

la propriété privée est le résultat d’une double négation : celle du caractère social de la chose, et celle du lien social qui inscrit a priori, de manière normative et identitaire, le sujet dans la société. C’est donc dans le nouvel espace institué sous la forme du pouvoir discrétionnaire qu’il peut exercer sur les biens qui sont devenus sa propriété exclusive vis-à-vis de tous que nait la liberté même du sujet bourgeois libéral5Ibid., p. 169..

C’est par l’intermédiaire de la propriété que « le sujet devient libre vis-à-vis de la société »6Ibid., p. 170.. La propriété permet la liberté comme libération vis-à-vis des attentes et des liens sociaux. Il s’agit de se soustraire « aux prétentions normatives d’autrui » »7Ibid., p. 169., de s’affranchir de tout rapport d’appartenance  et d’« échapper à l’interdépendance » 8Selon Freitag, la propriété régule des rapports sociaux sans liens sociaux car « en tant que domaine soustrait aux normes sociales, aux liens et obligation, c’est le domaine du rapport social entre des “étrangers” ». Ibid., p. 170. liée à la condition humaine. 

Définie par la justice romaine comme ab-usus, la propriété privée qui laisse les choses à la disposition totale du propriétaire institue une « désocialisation de l’usage des biens au profit des individus, ainsi qu’une fixation de la liberté des individus sur l’arbitraire dont ils disposent dans l’espace de la propriété9Ibid., p. 242. ». Les conséquences sont gigantesques sur notre civilisation comme la remarqué furieusement Rousseau :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. 10Rousseau, J. J. (1754). Discours sur l’origine de l’inégalité, Paris : J. Bry aîné, p. 257..

L’institution de la propriété privée est la condition de la domination concrète du capital compris comme la domination des choses sur les êtres humains. Auparavant prévalait plutôt l’idée

que les humains ont une place les uns par rapport aux autres, que leur être se fonde sur ces rapports de place avant de se fonder sur les relations qu’ils ont avec les choses. La modernité au contraire fonde le statut des personnes sur le travail et sur l’exercice de leur compétence, le rapport aux autres étant censé découler dans un second temps de ce rapport premier aux choses11Flahault F. (2005). Le paradoxe de Robinson, Capitalisme et société, Paris : Mille et une nuit, p. 23..

La naturalisation de la propriété est le socle philosophique qui nous permet de comprendre la spécificité de la liberté libérale par rapport à la liberté des anciens Grecs. Par opposition aux anciens pour qui la liberté est une liberté « sous la dépendance directe du politique […] dans le politique, par le politique, en vue du politique;12Freitag, M. (2011). Op. cit. p. 86. » chez les modernes libéraux, la liberté s’affirme contre le politique, contre la contrainte du pouvoir.

Dans la tradition philosophique libérale, chez Mill par exemple, la liberté signifie « la protection contre la tyrannie des dirigeants politiques13Mills, J. S. (1859). On liberty [2001], Kitchener : Batoche Book, p. 6. ». Elle est toujours saisie comme un domaine qui doit être protégé du pouvoir compris comme contrainte à la volonté individuelle et à la libre disposition de soi et de sa propriété.

Dans un texte célèbre sur la liberté des anciens et des modernes, le philosophe libéral Benjamin Constant décrit ainsi la liberté à laquelle aspirent ses contemporains : « Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances14Constant B. (1819). De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. ».

Entendu comme absence de contrainte, comme possibilité de poursuivre son intérêt privé, son plaisir personnel, comme laisser faire dans le domaine économique, bref comme droit au profit, la liberté est aujourd’hui devenue un problème politique et écologique important.

Cette conception libérale de la liberté, issue de l’histoire religieuse, politique, juridique, et philosophique occidentale se doit d’être déconstruite quand l’on constate l’étendue des ravages provoqués par sa réalisation (protégée et permise par le droit de propriété) sur le terrain économique sous la forme de l’accumulation du capital.

La liberté au service de la servitude

La croissance que nous fustigeons comme aliénation capitaliste, injuste et détruisant le monde, n’est pas sans lien avec l’histoire ou la généalogie de la conception libérale de la liberté qui sert de fondation et de légitimation à notre civilisation marchande. Cette relation s’explique notamment par le fait que l’économie capitaliste est le lieu d’exercice de cette liberté prédatrice fondée sur la propriété et l’indépendance de l’individu par rapport aux liens sociaux.

L’omniprésence ostentatoire de la marchandise s’explique par le marché comme lieu parfait pour exercer son libre arbitre son choix de marchandise dans une société abandonnée aux intérêts des corporations.

L’idéologie libérale de la liberté, celle qui défend la propriété privée, le laisser-faire économique, est plus au service de la liberté des entreprises de produire n’importe quoi plutôt que de défendre la liberté humaine comprise comme l’usage particulier et individuel du commun.

Outre la destruction de la nature, l’augmentation des injustices et l’irresponsabilité générale, le problème c’est aussi que la liberté que diffuse l’idéologie libérale est de moins en moins celle d’êtres humains, mais de plus en plus celle d’organisations, d’entreprises. Le problème c’est que la « liberté s’est émancipée de la personne humaine », mais constitue encore un argument servant à légitimer la domination du capital15Freitag, M. (2011). Op. cit., p.16..

De plus, le libéralisme semble confondre la société et la civilisation. Pourtant l’éthologie nous apprend que la société n’est pas une création humaine en vue de satisfaire des besoins. Elle n’est pas non plus « le résultat empirique de l’association contractuelle des individus 16Ibid., p. 114. ». À vrai dire, « [l]a vie en société a précédé les activités économiques de plusieurs millions d’années » 17Flahault F. (2005). Op. cit., p. 67.. En effet, selon Flahault, « […] pour les êtres humains comme pour les singes la vie en société fait partie de leur constitution, elle est leur être naturel. Elle n’est pas un moyen au service d’une fin, elle est une fin en soi. Dire que les hommes se sont organisés en société afin de produire des biens est donc aussi absurde que de dire qu’ils ont des pieds afin de porter des chaussures ». 18Idem.

Il faut insister sur ce point : « La coexistence précède l’existence de soi 19Ibid., p. 60.». La société précède l’humanité.

Travail et liberté 

Une conséquence majeure de la propriété et de la liberté bourgeoise qui lui est constitutive a été la marchandisation de l’activité productive, c’est-à-dire la généralisation du salariat, et son corollaire, le marché du travail.

Le monde dans lequel nous vivons est reproduit par l’activité humaine : aujourd’hui le travail, cette activité de reproduction sociale, est contraint, dominé, puisque l’individu, le travailleur qui l’exécute n’est pas libre.

Comparée au moyen Moyen-Âge, notre époque ne connaît pas la liberté du travail et l’indépendance acquise grâce au travail. A contrario, « [l]’artisan des communes bourgeoises médiévales était détenteur de ses propres moyens de production et son travail représentait pour lui l’accession à l’autonomie […], mais ce type d’autonomie, associée à l’appartenance à une communauté reconnue comme telle dans la société, est désormais perdu par le travailleur de l’industrie capitaliste 20Freitag, M. (2011). Op. cit., p. 249. ».

Son temps appartient à son patron et sa vie dépend du marché. Sans compter que certaines populations souffrent plus que d’autres des effets concrets de cette liberté libérale.

Alors quand on parle philosophiquement de cette liberté qui serait inhérente à la nature humaine il faut savoir et oser dire de quelle partie du genre humain on parle et quelles sont les caractéristiques de la nature humaine qui sont jugées vraiment essentielles pour tous ceux qui s’en réclament. Cela revient aussi à décider philosophiquement quelle partie du genre humain doit être sacrifiée à l’exigence de l’universel. Maintenant, la question peut être reformulée ainsi : quelle partie du genre humain et quelle partie de la nature doivent-elles être sacrifiées à l’imposition d’un libre marché globalisé par le capitalisme financier spéculatif?21Ibid., p. 250.

Bref notre mode de vie occidental, notre liberté de produire et de consommer toujours plus de marchandise, n’est pas universalisable et constitue une colonisation du présent par le futur sans autre finalité que celle du profit potentiel des membres de l’over class.

Mélangée avec la propriété, la liberté se change en nécessité

Dans sa réalisation contemporaine, cette liberté médiatisée par la propriété se retourne contre elle-même, car la liberté effective qui s’y exerce est de moins en moins celle de personnes cherchant à s’accomplir, mais de plus en plus celle « d’organisations impersonnelles (auxquelles est reconnue juridiquement la forme de personnes morales) et de procès régulateur autoréférentiel à caractère systémique (la liberté des marchés)22Ibid., p. 16. ». Ainsi, l’être humain se retrouve sous la dépendance de système technique et économique qui le contraint à s’adapter au lieu d’être autonome et de disposer de soi.

Comme disait Anders, « le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas23Anders, G. (2002). L’obsolescence de l’homme, Paris : L’Encyclopédie des nuisances/Ivrea, p. 50. ». 

Sous les protections juridiques accordées par la liberté libérale se cache l’irresponsabilité, le droit de détruire le monde.

La liberté « contractuelle » de vendre sa force de travail n’est au fond que la réalisation d’un droit de propriété sur « l’utilisation productive des êtres humains » à des fins privées, c’est-à-dire non démocratiques et non orientées par des finalités sociales collectivement réfléchies.

Chez Ivan Illich, la contre-productivité exprime l’idée que le développement de certains moyens (outils, institutions) finit par s’opposer aux fins pour lesquelles ces moyens sont conçus. Si certaines limites sont dépassées en matière d’usage, les moyens de communication risquent de nous isoler, la médecine de détruire la santé et l’éducation de nous abrutir. Ce concept de contre-productivité peut sans doute s’appliquer aussi à l’idéologie de la liberté : la liberté moderne est devenue contre-productive, c’est-à-dire qu’elle n’émancipe plus personne de rien. La dynamique sociale et économique que produit cette liberté appuyée sur la propriété nous conduit à la catastrophe.

Pour un nouvel imaginaire de la liberté

Les êtres vivants, en tant qu’ils peuvent agir sur le monde et interrompre l’enchaînement d’une chaîne causale déterministe, sont la véritable source de la liberté.

Une mouche ce n’est pas complètement prévisible, ce n’est pas comme le mouvement des planètes ou des boules de billard. C’est cette imprévisibilité comprise comme spontanéité subjective du vivant qui constitue la liberté première sur laquelle se construisent toutes les autres.

C’est la liberté première et inaliénable, car non séparée de l’animal. La liberté n’est pas une faculté du vivant, mais son comportement. Une manière unique et spécifique de se reporter au monde. Les électrons sont tous pareils, mais pas les chats même si les chats sont composés d’électrons.

Les flocons de neige même s’ils sont tous uniques, au fond sont tous pareils, contrairement au chat ou au chien qui eux possèdent tous une manière réellement unique et spécifique de se comporter dans leur milieu. D’exister en soi et pour soi.

Mais, il existe aussi une liberté, proprement humaine, qui est celle de se mouvoir non pas dans l’espace-temps d’une façon imprévisible (et impossible à déduire à partir des lois de la physique), mais celle de se déplacer parmi les mots dans le langage symbolique. La liberté donc comme usage du commun puisque le langage n’appartient à personne et est soustrait par principe à la propriété. Il n’y a pas de langage privé on partage toujours les mots avec d’autres.

La liberté comme dépassement de l’aliénation

Considérant cela, le nouvel imaginaire politique de la transition post capitalisme devrait abandonner la référence à la liberté, comprise à l’intérieur du cadre libéral et dépendant de la propriété comme absence de contrainte sociale, mais faire la promotion de la liberté définie comme l’absence de contrainte d’aliénation. Le terme d’aliénation étant ici associé à trois sens différents.

Chez Marx la notion d’aliénation fait référence à la double dépossession du travail. Le travailleur ne contrôle rien dans le processus de production et est spolié des produits de son travail. Ne contrôlant ni la forme, ni les moyens, ni les fins de son activité, il est séparé des fruits de son travail.

À cette définition de l’aliénation, Anders en ajoute une nouvelle : « [n]otre vie à tousest doublementaliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruits, mais également de fruits obtenus sans travail 24Ibid., p. 229.. » La technique ajoute à l’aliénation du travail l’aliénation de la non-expérience même du travail. Une aliénation causée par la facilité et le confort que nous procurent nos machines et qui tend à nous déresponsabiliser. Le désir d’abandonner le monde aux robots et algorithmes en tous genres.

Grâce à la puissance obtenue par le développement technoscientifique, le pays des gourmands se réalise : tout devient facile, accessible, s’ouvre comme ces portes automatiques au supermarché. Les rêves ancestraux de l’humanité deviennent une réalité. C’est le pays de cocagne, lieu du moindre effort, un endroit magique où toute médiation de la satisfaction est abolie. Dans le pays de cocagne, nous dit Anders « il suffit d’ouvrir la bouche toute grande pour qu’y tombent des “poulets rôtis”25Ibid., p. 224.».

Et pour finir, ajoutons l’aliénation au sens de la psychanalyse (Lacan, Castoriadis) causée par le discours de l’autre et intériorisée de manière inconsciente : c’est-à-dire « [l]» influence sociale non sue comme telle26Voir le cours d’Annick Stevens à propos de l’aliénation chez Castoriadis. ». Dans ce sens, la liberté est la possibilité permanente de la réflexivité critique vis-à-vis des attentes de l’autre, de la société, la possibilité de diverger face aux normes reconnues. Bref, la capacité de recul, de distance critique vis-à-vis de sa propre socialisation. 

Dans ce troisième sens, l’aliénation, c’est aussi l’aliénation causée par le déni de notre pouvoir d’instituer du radicalement nouveau ou comme peur de remettre en question ce qui est.

Échapper à ces trois types d’aliénations nourrissant l’hétéronomie : voilà la liberté que nous devons réaliser en établissant, produisant et partageant démocratiquement des communs.

Notes[+]

Le prix de l’électricité. Essai de contribution à l’Encyclopédie des nuisances

Par Yves-Marie Abraham1Une première version de cet article est parue dans la Revue économique et sociale (juin 2020, volume 78, p. 37-46). Je tiens à remercier ici Jérémy Bouchez, Noémi Bureau-Civil, Nicolas Casaux, Ambre Fourrier, Philippe Gauthier, Jimmy Grimault, Louis Marion, Edouard Piely pour leurs relectures de ce texte et leurs suggestions d’amélioration.

Nikola Tesla, avec son équipement. Par : Dickenson V. Alley, Restorée par Lošmi

Que ce soit en tant que vecteur d’énergie ou vecteur d’information, l’électricité est partie prenante de la plupart des solutions techniques qui sont envisagées aujourd’hui pour faire face aux conséquences de la catastrophe écologique en cours. Elle apparaît en somme comme une planche de salut au moment où l’avenir de la civilisation industrielle suscite de plus en plus d’inquiétudes. En réalité, la poursuite de l’électrification du monde, qu’il s’agisse par exemple d’adopter la voiture électrique ou de soutenir les progrès de l’Intelligence dite artificielle, ne fait qu’aggraver le désastre auquel elle prétend remédier. Elle contribue en outre à nous rendre toujours plus dépendant·e·s de macrosystèmes au sein desquels nous finissons par jouer le rôle de simples rouages… ou de microprocesseurs. Si nous tenons à la vie et à la liberté, nous n’avons pas d’autre choix que d’entreprendre la désélectrification de nos sociétés.

Combler une lacune

« Là où les encyclopédistes pouvaient faire l’inventaire enthousiaste d’un monde matériel délivré de l’illusion religieuse, là où Marx pouvait encore voir « la révélation exotérique des forces essentielles de l’homme », il nous faut aujourd’hui décrire le royaume de l’illusion techniquement équipée et le « livre ouvert » de l’impuissance à faire consciemment leur histoire des hommes asservis à leur propre production. Nous nous attacherons à explorer méthodiquement le possible refoulé en faisant l’inventaire exact de ce qui, dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression2Encyclopédie des nuisances (2009). Discours préliminaire (Novembre 1984). Paris : Éditions de l’encyclopédie des nuisances, p. 13.. »

C’est en ces mots que Jaime Semprun présentait en 1984 le projet d’une « Encyclopédie des nuisances ».

Sous-titrée Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers, en hommage ironique au fameux ouvrage dirigé deux siècles plus tôt par Diderot et d’Alembert, l’EdN, pour les intimes, se proposait non seulement d’exposer, par ordre alphabétique, « comment chacune des spécialisations professionnelles qui composent l’activité sociale permise apporte sa contribution à la dégradation générale des conditions d’existence », mais aussi de souligner ainsi « l’unité de la production de nuisances comme développement autoritaire dont l’arbitraire est l’image inversée et cauchemardesque de la liberté possible de notre époque3Ibid., p. 12.. »

Que mettaient en cause les auteurs anonymes de la revue? Pour l’essentiel, la civilisation industrielle, que celle-ci d’ailleurs se recommande du libéralisme ou du socialisme. Quant aux dommages qu’ils se proposaient d’inventorier, avec une causticité et un style sans pareils, il n’était pas seulement question des destructions « environnementales » les plus visibles occasionnées par cette civilisation. Se trouvait en jeu, à leurs yeux, la possible « obsolescence de l’Homme »4Titre du magnum opus du philosophe Günther Anders, dont une traduction a été publiée d’ailleurs par les Éditions de l’Encyclopédie des nuisances : Anders, G. (2002). L’Obsolescence de l’Homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956). Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 361 pages., sa réduction à l’état de pur moyen au service de l’accumulation du capital et du progrès technoscientifique. L’EdN avait donc pour raison d’être la mise en évidence de cette aliénation, tâche d’autant plus délicate qu’« en même temps qu’elle produit ce qui paraissait hier encore insupportable, [notre civilisation] produit les hommes capables de le supporter5Op. cit.. »

Quinze « fascicules » furent ainsi publiés entre 1984 et 1992. Le dernier d’entre eux proposait cinq entrées, tout aussi intrigantes que celles qui constituaient le sommaire des numéros précédents : Abracadabra – Abracadabrant – Abramboé – Abrégé – Abrenuntio. La deuxième lettre de l’alphabet était donc encore bien loin d’être atteinte. L’aventure s’est poursuivie cependant d’une autre manière, et ce malgré le décès en 2010 de Jaime Semprun, avec l’édition de près d’une cinquantaine d’ouvrages s’inscrivant dans la même perspective, certains inédits, d’autres non. Par ailleurs, on l’aura compris, l’ambition principale de Semprun et de ses complices (parmi lesquels figura un temps Guy Debord) n’a jamais été d’établir un relevé exhaustif des dommages causés par le monde industriel, mais d’en fournir un aperçu, tel que s’imposent à l’esprit de leurs lecteurs à la fois la nécessité et la possibilité d’en finir avec cette « forme de vie » si hostile justement à la vie.

Il n’en demeure pas moins que ce dictionnaire à peine ébauché demande à être continué, ne fût-ce que parce que sa matière est en continuelle expansion. C’est dans cette perspective que je voudrais faire valoir ici l’urgence d’explorer une catégorie de nuisances à laquelle les auteurs de l’EdN ne me semblent pas avoir accordé une attention suffisante : celles que l’on doit en propre à l’électricité. Certes, ces pourfendeurs de la déraison contemporaine n’ont pas ignoré les conséquences désastreuses des usages industriels du « fluide électrique »6Fréquemment utilisée jadis, l’expression « fluide électrique » est métaphorique. En toute rigueur, il faudrait parler d’un déplacement de charges électriques., mais en ont traité le plus souvent de manière indirecte ou occasionnelle7Semprun, J. (2008). La nucléarisation du monde. Paris : Éditions Ivrea, comme une critique indirecte de l’électricité, puisqu’en dehors de la fabrication d’armes, l’industrie nucléaire a pour raison d’être la production de ce « fluide ».. Les ravages imputables à la « fée électricité » méritent à mon avis un travail d’inventaire autrement plus systématique et approfondi que celui qu’ils ont esquissé, d’autant que le pouvoir destructeur de cette « enchanteresse » ne cesse de grandir, en même temps que sa bonne réputation.

La vie électrique8Sous-titre d’un roman d’anticipation d’Albert Robida, publié en 1890 intitulé « Le Vingtième siècle : La vie électrique » des Éditions La librairie illustrée

David Hume écrivait quelque part : « Les vues qui nous sont les plus familières sont susceptibles, pour cette raison même, de nous échapper ». Ainsi en va-t-il de toutes les techniques mobilisant le « fluide électrique », lequel est en outre invisible : leur omniprésence dans notre quotidien, dont elles sont désormais indissociables, nous les rend transparentes. Pourtant, il y a 150 ans à peine que les phénomènes électromagnétiques ont commencé à faire l’objet d’applications industrielles. Jusque-là, ils n’avaient suscité que la curiosité de quelques savants occidentaux et l’émerveillement des profanes auxquels ces derniers présentaient leurs expériences. Depuis la fin du XIXème siècle, que l’électricité soit mobilisée en tant que vecteur d’énergie (éclairage, chauffage, moteurs…) ou support d’information (télégraphe, téléphone, radio…), ses applications se sont multipliées à vive allure, colonisant tous les domaines de la vie quotidienne, en même temps que tous les territoires habités par des humains ou presque. Selon l’Histoire officielle, nous leur devons la « seconde révolution industrielle », la « troisième » (microprocesseurs, NTIC…) et bientôt la « quatrième » (cobotique9La « cobotique » désigne le domaine des interactions entre les robots et les êtres humains., IA, Internet des objets…).

L’accès au « courant électrique » apparaît aux yeux du plus grand nombre à peine moins indispensable que l’accès à de l’eau buvable ou à de l’air respirable. Il va sans dire ou presque désormais qu’une vie humaine digne de ce nom doit être « branchée » à un réseau électrique, quelle que soit l’étendue de celui-ci. D’où les efforts colossaux, soutenus notamment par l’ONU, qui en a fait l’un de ses 17 objectifs de développement durable, visant à apporter l’électricité au milliard d’êtres humains qui en sont encore privés. Et, les arguments en faveur de ce chantier grandiose semblent irréprochables : « Sans électricité, les femmes et les filles doivent consacrer des heures à la corvée d’eau, les dispensaires ne peuvent pas conserver des vaccins pour les enfants, de nombreux écoliers ne peuvent pas faire leurs devoirs la nuit et les citoyens ne peuvent pas diriger des entreprises compétitives. Par ailleurs, 2,8 milliards de personnes ont recours au bois, au charbon de bois, aux déjections animales et au charbon pour cuisiner et se chauffer, une pratique qui provoque plus de quatre millions de morts prématurées en raison de la pollution de l’air intérieur. » Au-delà des individus, ce sont des nations entières qui ne pourraient se « développer » en l’absence de ce précieux « fluide » : « [S]ans un approvisionnement stable en électricité, les pays seront dans l’incapacité de faire fonctionner leurs économies10ONU (2016). Énergie propre à un coût abordable : pourquoi est-ce important? Dans Objectifs de développement durable. Récupéré de https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/wp-content/uploads/sites/4/2016/10/Why_it_matters_Goal_7_French.pdf. »

Mais, l’électricité n’est plus seulement envisagée comme un « facteur de développement » indiscutable. Mieux qu’une « énergie d’avenir », elle nous est présentée désormais comme notre seule chance, à toutes et tous, d’avoir encore un avenir. En effet, afin d’éviter le chaos climatique et ses conséquences funestes, il est urgent, nous dit-on, d’abandonner les énergies fossiles et d’opter massivement pour une électricité produite à l’aide de sources énergétiques dites « renouvelables ». Telle est la direction qu’est censée prendre la « transition énergétique », composante centrale de cette « transition écologique » qui doit mettre un terme à la dévastation du monde que certains ont décidé d’appeler un peu à la va-vite « anthropocène ». En somme, nous assurent les experts en ces matières, l’avenir sera électrique ou ne sera pas. Que pourrait-on par conséquent reprocher à une « fée » si précieuse et bienveillante?

Mauvais génie

À peu près nulle au début du XXème siècle, la consommation d’électricité représente actuellement plus de 25 000 TWh11Un Téra wattheure équivaut à mille milliards de watt heure. par an, soit presque 20 % de l’énergie finale mise à la disposition de l’humanité ou, pour mieux dire, des membres les plus riches et les plus puissants de cette humanité. Et cette consommation ne cesse de croître. Premier impact désastreux sur le plan écologique : plus de 60 % de ce courant électrique est généré par des turbines que l’on fait tourner en brûlant des hydrocarbures – du charbon surtout, mais de plus en plus de gaz naturel également. En plus d’empoisonner l’air que nous respirons, cette consommation de combustibles fossiles est en train de détraquer dangereusement le climat stable dont bénéficient les terriens depuis 10 000 ans.

Cela dit, et bien que leurs promoteurs laissent entendre le contraire, les autres procédés utilisés pour créer du courant électrique ne sont pas « propres » non plus. Recourir pour ce faire aux « énergies renouvelables » implique la dégradation de très grandes quantités de ressources naturelles, qu’il s’agisse d’espaces naturels, de matériaux (métaux, minerais…) ou d’autres sources énergétiques, telles que le pétrole, qui demeure incontournable dès qu’il s’agit de construire de lourdes infrastructures.

Ne parlons pas de l’usage de la « biomasse », qui consiste dans les faits à brûler essentiellement des arbres, ou alors divers matériaux organiques qui par conséquent ne retournent pas là où on les a extraits, ce qui n’a rien de durable, et émet des quantités significatives de CO2 … Quant à la fission nucléaire, elle présente certes l’avantage de ne pas émettre directement de gaz à effet de serre12Indirectement, l’usage de cette technique suppose en revanche des émission non négligeables., mais génère des déchets mortellement dangereux pendant des millénaires, et peut provoquer des catastrophes dramatiques, comme on l’a constaté encore récemment à Fukushima.

L’électricité n’a donc rien d’une « énergie propre », comme on le lit parfois. D’abord parce que ce n’est pas une énergie au sens strict du terme et que pour produire ce fameux « fluide » il est donc nécessaire de transformer des sources d’énergie primaire (thermique, mécanique ou nucléaire), ce qui entraîne inexorablement des nuisances sur le plan écologique. À cela s’ajoutent les équipements destinés à distribuer ce courant électrique, qui prennent généralement la forme de vastes réseaux complexes, dont la construction et l’entretien réclament eux aussi de grandes quantités de matériaux et d’énergie. Enfin, viennent les milliards d’appareils qui convertissent ce « fluide » sous une forme jugée utile : éclairage, chaleur, réactions chimiques (électrolyse, notamment) et surtout mise en action de moteurs de toutes sortes. La fabrication de ces engins requiert également d’énormes quantités de ressources naturelles (matériaux et énergie), qui ne seront que très partiellement recyclées lors de leur mise au rebut.

Le désastre écologique que représente cette croissance phénoménale des usages de l’électricité à l’échelle mondiale est pour la plupart d’entre nous imperceptible, ce qui contribue à sa perpétuation. Lui-même invisible, inodore et silencieux, le courant électrique est le plus souvent généré loin à l’écart de nos lieux de vie, dans de gigantesques installations que personne ou presque ne visite jamais13Les choses changent avec l’apparition des premiers champs d’éoliennes dans nos paysages familiers, qui contribuent à redonner de la concrétude au courant électrique, ce qui d’ailleurs se traduit par toutes sortes de conflits.. Idem pour toutes les machines que ce « fluide » met en mouvement, qui tendent elles-mêmes à être de plus en plus petites, donc moins visibles. La plupart d’entre elles nous arrivent de l’autre bout du monde, sur une simple commande de notre part, et se fondent discrètement dans nos habitats.

Par ailleurs, il nous est très difficile de seulement réussir à imaginer le gigantesque système technique nécessaire au bon fonctionnement de ces machines, y compris lorsqu’il ne s’agit que d’un vulgaire grille-pain. Or, ce système d’envergure mondial possède une « empreinte écologique » considérable. En outre, l’électricité nous permet aujourd’hui de passer nos journées entières sans contact direct avec les « éléments naturels », grâce à l’éclairage artificiel et à l’air conditionné. Comment alors prendre la mesure de la catastrophe actuelle, que contribue à aggraver sans cesse notre « bonne fée »?

Le réaliser est d’autant plus difficile que partout actuellement on nous annonce la bonne nouvelle d’une économie « dématérialisée », grâce notamment à la tertiarisation de nos activités et à la montée en puissance du numérique. Il s’agit pourtant là d’une mystification pure. Le cas des NTIC est exemplaire à cet égard. Filles de l’électricité, ces technologies se développent et ne peuvent fonctionner que sur la base d’infrastructures matérielles très lourdes, bien que pour l’essentiel dissimulées. Elles suscitent par ailleurs la prolifération de milliards de machines, que ce soit pour relayer l’information (serveurs, antennes…) ou pour la traiter (ordinateurs de bureau, téléphones, tablettes…). Toujours plus discrètes elles aussi, ces machines, prises toutes ensemble, consomment toujours plus d’électricité. Et les développements rapides dont elles font l’objet (ainsi que les impératifs de valorisation du capital) impliquent leur renouvellement continuel, sans qu’il soit possible de les recycler vraiment. Au bout du compte, le bilan écologique du numérique s’avère donc totalement désastreux, d’autant que ces techniques ne viennent généralement pas se substituer à des techniques plus anciennes, mais bien plutôt s’y ajouter. L’arrivée prochaine de la cinquième génération de réseaux mobiles (5G), notamment censée permettre et développer massivement l’internet des objets, ne va qu’amplifier ce phénomène.

En somme, associer l’électricité à une fée apparaît tout à fait inadéquat. Elle a certes quelque chose d’enchanteur. Mais, pour rester dans le registre des contes populaires ou de la mythologie indo-européenne, c’est plutôt à l’image de l’ogre dévorant ses propres enfants, tel le titan Cronos, qu’elle devrait renvoyer; à condition d’ajouter que ce monstre n’est aussi dévastateur que parce que son action échappe à nos sens et se présente à nous sous une forme discrète – deux ou trois petits trous au milieu d’une plaque de plastique blanc située au bas d’un mur – et avenante – la lampe qui me permet d’écrire ce texte malgré l’obscurité, par exemple. Certes, il nous arrive d’entrer en contact direct avec le « fluide électrique », ce qui nous offre alors un bref aperçu, très sensible cette fois, de sa toute-puissance et renforce le respect qu’il nous inspire, s’il ne nous a pas tué·e·s. Mais pour le reste, les effets dévastateurs des techniques électriques entrent dans la catégorie de ces phénomènes que le philosophe Günther Anders qualifiait de « supraliminaires » : ils sont trop grands pour que nous puissions les percevoir et les sentir, ou même nous les représenter.

Une colonisation insidieuse

Notre incapacité à identifier ces nuisances relève aussi d’une certaine accoutumance. Pour les reconnaître comme telles, il faudrait de l’imagination, ou avoir le souvenir de ce qu’est une vie sans appareils ni courant électriques, chose désormais impossible pour une part grandissante de l’humanité. Comment, en effet, prendre conscience de la pollution lumineuse et de ses effets délétères sur les êtres vivants, humains et non-humains, quand on n’a jamais vécu qu’en milieu urbain, encerclé d’écrans et soumis à un perpétuel éclairage artificiel ? Comment s’inquiéter de la pollution sonore, quand on a pris l’habitude, dès son plus jeune âge, d’entendre à tous moments et en tous lieux, les bruits que produisent les machines électriques de plus en plus nombreuses qui peuplent notre quotidien: réveils, radios, télévisions, lecteurs de musique, ordinateurs, téléphones, haut-parleurs, scies, perceuses, ponceuses, aspirateurs, mixeurs, climatiseurs, lave-linge, sèche-cheveux, rasoirs, etc.? Seuls des travaux scientifiques nous permettent aujourd’hui de prendre la mesure des dégâts occasionnés par ces diverses « pollutions » que l’on doit pour une large part à l’électricité. Ces études ne peuvent toutefois révéler que les dommages les plus évidents, et d’une manière essentiellement abstraite, parce qu’elles reposent sur un travail de quantification.

Pour saisir de façon plus sensible ce qui s’est perdu avec la colonisation de nos milieux de vie par l’électricité, il ne nous reste souvent que les témoignages de celles et ceux qui ont connu le monde « d’avant » et qui trouvent les mots pour nous en faire part, comme Baudoin de Bodinat.

« En nous dérobant les mystères de la voûte céleste, l’électricité publique chasse du monde les inquiétudes remuantes et les bizarreries, les silences extralucides et les méditations de la nuit, en même temps que la nuit elle-même ; nous privant donc aussi de savoir ce qu’est le jour. C’est une diminution de la vie terrestre qui n’est pas négligeable, pour rester inaperçue ; et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase, et c’est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu’en s’épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ; et c’est le radio-réveil qui les prévient du jour, etc.14Bodinat, B. de. (2008). La vie sur terre. Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, p. 73. Merci à Nicolas Casaux de m’avoir signalé ce passage de La vie sur terre.. »

Quand la « fée » pénètre à l’intérieur des murs d’une maison isolée, où l’on s’éclairait jusque-là à l’aide de lampes à pétrole, voici aussi quelques-uns des effets qu’elle peut produire sur les occupants du lieu :

« Lumière blanche, incisive. Objets effarés. Ombres figées désormais toujours à la même place. Je le savais bien. Le temps des lueurs douces est maintenant derrière, comme un haut domaine fermé. Et l’on oublie vite. Je n’en parlais jamais tant c’était naturel. On oublie les détails, l’intonation que prenait un visage dans les frissons d’une flamme, et ces yeux agrandis. On peut retrouver cela par jeu, un soir de fête, mais ce n’est pas pareil. On ne retrouvera pas ce lent glissement, la douceur de la voix qui disait : « On n’y voit plus clair, il faudrait préparer les lampes. » C’était une infime fête quotidienne, c’était une cérémonie l’arrivée de la nuit15Abraham, J.-P. (1986). Le guet. Paris : Gallimard, p. 126-127.. »

À quoi l’on pourrait ajouter ce commentaire plus prosaïque, mais pas moins évocateur, entendu dans la bouche d’un homme âgé, habitant depuis toujours un village isolé de la Côte-Nord du Golfe du Saint-Laurent, au Québec :

« Avant l’arrivée de l’électricité chez nous, on passait la soirée tous ensemble autour de la seule lampe qu’on avait. Après, il y a eu de la lumière partout, alors chacun est parti de son bord, faire ses affaires dans la maison16Il s’agit du village de Natashquan où le courant électrique a été installé en 1958.. »

Et, si la place ne manquait pas, il faudrait longuement citer aussi le réquisitoire, subtil et plein d’humour, de l’écrivain Jun’ichirō Tanizaki contre l’éclairage électrique, accusé de détruire l’esthétique traditionnelle japonaise et, avec elle, une certaine manière d’être au monde17Tanizaki, J. (2011). Éloge de l’ombre (1933). Lagrasse : Éditions Verdier..

Pour mettre en évidence ce que l’électrification peut avoir de destructeur sur des modes de vie qui avaient au moins fait la démonstration de leur « résilience », comme dit la novlangue contemporaine, on peut aussi observer ce qu’il se passe là où le courant électrique vient d’arriver. On voit alors bien souvent des populations s’endetter pour s’équiper de machines électriques et payer leur alimentation18Lemaire, J. (2012). Le thé ou l’électricité, Iota Production. Perspective Films, HKS Productions, K Films. 93mn.. Cela commence généralement par la télévision et le réfrigérateur (ou le congélateur), qui induisent ou accompagnent de profonds changements dans le mode de consommation, en particulier sur le plan alimentaire. Avec les appareils de réfrigération, augmente en effet la possibilité de consommer quantité de produits industriels transformés, riches en sucre et en sel, dont la télévision fait la promotion.

Or, comme on le sait à présent, l’alimentation industrielle a des effets plus néfastes encore sur ces populations qui l’adoptent sans transition que sur celles qui y sont accoutumées de longue date. À cette forme d’empoisonnement peut en outre s’ajouter celle qu’occasionne une mauvaise gestion de la chaîne du froid, quand il s’agit de produits surgelés. La chose est fréquente semble-t-il, à cause du mauvais état des équipements utilisés (souvent achetés d’occasion) et d’un manque d’information sur la bonne manière de les utiliser19Zélem, M.-C., Pipet, L. (2019). Les conséquences de l’arrivée de l’électricité. Dans Électrifier l’Afrique rurale, un défi économique, un impératif humain. Récupéré de http://www.fondem.ong/wp-content/uploads/2019/11/Les-conse%CC%81quences-de-larrive%CC%81e-de-le%CC%81lectricite%CC%81.pdf, 20Zélem, M.-C. (2019). « Effets d’une transition alimentaire « électrifiée » en Amazonie guyanaise.Le cas des amérindiens Wayana », Socio-anthropologie, 39. Récupéré de http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/5204. Comme le suggère cet exemple, l’électricité n’est donc pas qu’un simple « vecteur d’énergie ». Elle porte avec elle tout un monde, celui de la civilisation industrielle et de la marchandise, qui tend à détruire la totalité des autres formes de vie sociale inventées par les humains depuis que notre espèce a commencé à peupler la Terre. Ce n’est pas là le moindre de ses méfaits : ce que l’on pourrait appeler la « sociodiversité » n’est sans doute pas moins essentielle pour l’avenir de l’humanité que la « biodiversité ».

L’électricité comme système

Voilà donc un premier inventaire du type de nuisances que l’on doit à l’électricité et qui, malgré son incomplétude, suffit me semble-t-il à questionner l’évidence selon laquelle nous devrions continuer à soutenir sans discussion la colonisation de nos existences par l’exploitation industrielle des phénomènes électromagnétiques. Cette critique sera évidemment accusée de partialité, puisqu’elle n’est pas nuancée par un relevé de tous les bienfaits que nous devons à ces techniques. Mais, les innombrables et puissants promoteurs de l’électricité se chargent d’ores et déjà de les faire valoir. Mon souci, en l’occurrence, est de commencer par mettre au jour les pertes et les coûts, pour la plupart incalculables, associés à l’électrification du monde, en rappelant, à la suite de Jacques Ellul, que tout progrès technique se paie et que les effets néfastes d’une technologie sont inséparables de ses effets positifs.

En d’autres termes, quiconque souhaite que nous puissions continuer à utiliser et perfectionner sans restriction les techniques en question doit accepter l’ensemble des dommages qui leurs sont imputables, sachant en outre que les solutions technologiques visant à supprimer ces dommages généreront très probablement d’autres problèmes, souvent plus compliqués encore à résoudre21Ellul, J. (2010). Le bluff technologique. Paris : Pluriel, p. 96-134.. Par exemple, la miniaturisation, des équipements électroniques permet certes d’utiliser moins de matériaux pour produire un même effet, mais rend toujours plus coûteux, voire impossible, le recyclage de ces matériaux, une fois que l’équipement dont ils étaient parties prenantes arrive en « fin de vie ».

Il est également essentiel que celles et ceux qui voudront prendre la défense de l’électricité admettent qu’on ne peut pas davantage dissocier ou séparer le plus innocent des appareils électriques du système gigantesque que suppose son bon fonctionnement.

« Examinons par exemple un mixeur électrique, propose Wolfgang Sachs. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes marines ou de tours de forage installées dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants22Sachs, W., Esteva, G. (2003). Des ruines du développement. Paris : Le serpent à plumes, 2003, p. 42-43.. »

Il faudrait évidemment ajouter à la description de Sachs l’évocation de tout le macrosystème qui a permis la fabrication et la distribution du mixeur lui-même, sans parler de l’endroit où cette machine est généralement utilisée. L’ensemble des destructions que tout cela suppose est incommensurable. En somme, il n’y a pas d’appareil électrique innocent…

L’ordinateur sur lequel je tente laborieusement d’écrire ce texte me rend apparemment des services extraordinaires, surtout dans la mesure où il me donne accès à Internet. Cependant, je constate que ce prodigieux réseau informatique mondial, qui combine les deux principaux usages des phénomènes électromagnétiques, a transformé ma vie de professeur d’université en une immense accumulation de courriels souvent inutiles et qu’il confronte plus généralement ses utilisateurs à un trop-plein d’informations – parfaite illustration de cet effet d’encombrement ou de saturation que produisent les techniques industrielles au-delà d’un certain seuil de diffusion, tel que l’a mis en évidence Ivan Illich23Illich, I. (2003). Œuvres complètes. Volume 1. Paris : Fayard, p. 659-676.. Par ailleurs, j’observe qu’Internet est surtout utilisé aujourd’hui pour visionner de la vidéo.

Ce type de contenu représente en effet 80 % des données qui circulent sur Internet. À elle seule, la consultation de vidéos en ligne génère 60 % de ce flux. Or, il s’avère que plus du quart (27 %) de ces films est constitué de matériel pornographique24Shift Project. (juillet 2019). Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne. Un cas pratique pour la sobriété numérique, 36 pages. Récupéré de https://theshiftproject.org/article/climat-insoutenable-usage-video/. Quand on sait par ailleurs que la consommation énergétique totale d’Internet (utilisateurs, réseau, serveurs) est tout juste inférieure à celles des États-Unis et de la Chine, qu’elle représente 7 % à 10 % de la consommation d’électricité dans le monde25Greenpeace. (2017). Clicking clean: who is winning the race to build a green internet? Washington D. C.: Greenpeace, p. 16. Récupéré de : file:///C:/Users/11036191/AppData/Local/Temp/ClickClean2016%20HiRes.pdf et qu’elle augmente de manière exponentielle (9 % par an en France), il ne semble pas illégitime de se demander s’il vaut vraiment la peine d’entretenir un tel gouffre énergétique, responsable entre autres d’une part grandissante des émissions de GES mondiales, pour diffuser finalement ce type de contenu ou même d’innocentes vidéos de chatons.

Résistances

Mais, objecteront certains, l’étendue du règne de l’électricité et la rapidité avec laquelle elle s’est imposée dans nos vies ne sont-ils pas la preuve que les bénéfices que l’on en retire excèdent les coûts qu’elle occasionne ? Comment notre « fée » aurait-elle pu se bâtir un aussi vaste empire en un temps aussi bref, sinon parce qu’elle est fondamentalement bienfaisante ? C’est ce que suggèrent bien souvent ses historiens spécialisés. En tout cas, leurs travaux ne s’étendent guère sur les causes et les conditions de possibilité de ce succès, comme s’il allait de soi que l’électricité ne pouvait qu’enthousiasmer celles et ceux qui découvraient ses pouvoirs, sans même qu’il n’y ait quelque effort à fournir pour leur en faire voir les avantages. À lire entre les lignes de ces récits à tonalité hagiographique, on perçoit pourtant que cette « colonisation du monde vécu », pour parler comme Habermas, par les techniques utilisant l’électromagnétisme ne s’est pas accomplie sans résistances ni réticences. À tout le moins, il semble que nombre d’humains n’aient pas fait preuve à leur endroit de l’empressement espéré par ceux qui œuvraient à l’électrification du monde.

En témoigne, par exemple, cet aveu publié au printemps 1925 par l’ingénieur Charles Boileau dans La Houille blanche, une revue spécialisée de l’époque, et déniché par le collectif « Pièces et main d’œuvre », à qui l’on doit quelques-uns des trop rares textes esquissant une histoire critique de l’électricité :

« La clientèle ne marche pas ! […] Et cependant, il devient de plus en plus clair que les réseaux ruraux ne pourront vivre avec des utilisations de 100 à 200 heures par an, et qu’il leur faudra atteindre de 800 à 1.000 heures pour s’en tirer. […] Le seul moyen qu’ont ces réseaux d’obtenir une utilisation « force » suffisante, leur permettant d’exister à l’état indépendant, est de développer le plus possible l’usage de l’accumulation sous forme de chauffage, cuisine, frigorifiques, etc. […] Il y a là une question de tact, de sens des besoins d’une clientèle qui s’ignore, d’adaptation à ses goûts, etc. […] Pour déjouer la prévention de la clientèle que j’ai signalée plus haut, on devra tendre vers un type de contrat à forfait basé sur la puissance des appareils installés, c’est-à-dire : vendre du chauffage et non pas des kilowatts-heures, de façon à ne pas expliciter le prix du kilowattheure26Pièces et main d’œuvre. (19 avril 2019). Et si on revenait à la bougie ? Le noir bilan de la « Houille blanche ». Grenoble, 19 pages. Récupéré de http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1127 . »

Dans la somme qu’ils ont consacrée à l’histoire de l’électricité en France, Alain Beltran et Patrice-Alexandre Carré constatent eux aussi, avec une pointe de condescendance, que la population ne s’est pas ruée spontanément sur les techniques électriques :

« Si, peu à peu [au cours des années 1930], les cuisines de la bourgeoisie urbaine s’électrifient, le mouvement reste lent et minoritaire. Les campagnes de publicité et les « propagandes » le disent. Leur multiplication – en négatif – prouve à quel point la France des années 1930 n’est pas encore prête à accueillir la « Fée électricité ». (…) [P]ersuader la société française que l’électricité « Ça ne sert pas seulement à s’éclairer! » s’est avéré une œuvre difficile! La première tâche à laquelle se sont livrées les compagnies de distribution a été l’éducation du consommateur27Beltran, A., Carré, P.-A. (2016). La vie électrique : histoire et imaginaire (XVIIIe-XXIe siècle). Paris : Belin, p. 243.. »

Aujourd’hui même, certains de ces humains qui n’ont pas encore accès à un réseau électrique ne manifestent pas toujours le désir d’y être raccordés. C’est ainsi que dans le cadre du Forum permanent de l’ONU sur les questions autochtones, on a pu entendre en 2016 Ati Quigua, représentante d’un peuple indigène vivant dans la cordillère des Andes colombienne, déclarer sans ambages à la tribune de la prestigieuse organisation internationale :

« Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appelée ‘développement’ c’est précisément ce que nous essayons d’éviter28Le Partage. (16 juillet 2016). « Nous nous battons pour NE PAS avoir de routes ou d’électricité » (Ati Quigua). Récupéré de https://www.partage-le.com/2016/07/18/nous-nous-battons-pour-ne-pas-avoir-de-routes-ou-lelectricite-ati-quigua/

D’autres sont moins radicaux, mais pas davantage intéressés par l’arrivée du courant électrique. C’est le cas par exemple des habitants d’Ifri, un petit village isolé dans le Haut-Atlas marocain, filmés par Jérôme Lemaire. Contrairement à Ati Quigua et son peuple, ces Amazighs auraient bien voulu d’une route, pour accéder plus facilement à la ville. Ils n’ont obtenu finalement qu’une ligne électrique qu’ils n’avaient pas demandée et qui a commencé par leur compliquer l’existence plutôt que la simplifier29Lemaire, J. (2012). Le thé ou l’électricité, Iota Production. Perspective Films, HKS Productions, K Films. 93mn..

Les conditions réelles dans lesquelles s’est opérée l’électrification du monde, les résistances de toutes sortes qu’elle a suscitées ainsi que les moyens mis en œuvre pour passer outre, restent pour l’essentiel à explorer, dans le prolongement de ces recherches récentes qui nous font découvrir que l’industrialisation a fait l’objet de toutes sortes de refus et de contestations dès ses débuts, contrairement à ce que prétendaient jusqu’à récemment nos livres d’histoire30Jarrige, F. (2014). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris : La découverte , 31Bonneuil, C., Fressoz, J.-B. (2013). L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Paris : Le Seuil.. On trouvera sans doute de premiers éléments de réponse à ces questions dans La servitude électrique, un ouvrage cosigné par le sociologue et historien des techniques Alain Gras, à paraître au début de l’année 202132Dubey, G., Gras, A. (2021). La servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique. Paris : Le Seuil..

Contre-productivité paradoxale

D’aucuns rétorqueront sans doute avec agacement que ces critiques sont vaines puisqu’il n’est de toute façon plus possible de se passer d’électricité. Or, c’est en cela justement que consiste sa principale nuisance. Elle est devenue incontournable et, ce faisant, elle ne participe pas seulement à détruire la Terre qui nous abrite, ainsi que des formes de vie sociale plus anciennes qui ne présentaient peut-être pas que des inconvénients. Elle détruit aussi notre liberté. Nos vies en effet dépendent de plus en plus étroitement de l’électricité. Nous n’avons désormais plus le choix de décider ou non d’utiliser certains appareils électriques (lampes, radiateurs, climatiseurs, téléphones, ordinateurs, machines médicales, métros…) et donc de « consommer » de l’électricité. Collectivement, nous sommes par conséquent contraints de produire l’énergie nécessaire à l’utilisation de ces diverses techniques, ainsi que toutes les infrastructures et tous les équipements que cela suppose. Et, plus ces techniques sont utilisées, plus il devient important que l’accès à l’électricité soit sécurisé, sous peine de panne électrique générale.

Des investissements toujours plus lourds sont dès lors requis pour éviter que ne se produise un tel événement, ce qui augmente encore les coûts indirects de la consommation d’électricité, tout en la stimulant. Nous nous retrouvons ainsi, en quelque sorte, au service de cette électricité pourtant censée nous servir. Les techniques électriques ne constituent plus pour nous de simples moyens sur lesquels nous exercerions un plein contrôle. Qui en effet peut prétendre aujourd’hui piloter la mégamachine dont dépendent nos usages de l’électricité?

C’est là un problème que posent toutes nos techniques industrielles et que Henry David Thoreau avait parfaitement résumé lorsqu’il écrivait dès 1854, dans Walden ou la vie dans les bois : « Les hommes sont devenus les outils de leurs outils. » Semblable inversion des fins et des moyens s’avère évidemment d’autant plus déplorable (et étonnante !) que la liberté est censée être, avec l’égalité, l’une des valeurs fondatrices de notre civilisation. Le paradoxe est que cette inversion constitue l’aboutissement d’un processus d’industrialisation qui a trouvé une part au moins de sa justification dans ces deux valeurs cardinales. Ces techniques en effet, dont celles de l’électricité, ont été et sont encore promues comme un moyen pour leurs utilisateurs de gagner en liberté, du moins si l’on entend par ce dernier terme l’absence d’entraves extérieures à l’action. Par ailleurs, on s’efforce de les déployer partout où elles ne le sont pas encore au nom de l’égalité; par simple souci de justice, affirment leurs promoteurs.

En réalité, cette égalité n’est jamais atteinte. Les classes sociales supérieures et les pays dominants accaparent systématiquement le meilleur de ces techniques et en retirent les principaux bénéfices. Dans le cas qui nous occupe ici, on notera par exemple qu’en 2015, chacun des habitants des États-Unis a consommé en moyenne 80 000 kWh d’énergie, dont 12 000 sous forme d’électricité, tandis que les Indiens consommaient en moyenne 6000 kWh d’énergie par habitant, dont un peu plus de mille seulement sous forme d’électricité33Ritchie, H. (2014). Energy, Dans OurWorldInData.org. Récupéré de https://ourworldindata.org/energy . Le déploiement de ces techniques ne réduit en aucune manière les inégalités socioéconomiques, ni au sein de nos sociétés, ni entre elles, mais bien souvent les aggrave. En outre, il se traduit par la disparition progressive de « modes de production autonomes » au profit de « modes de production hétéronomes », ainsi que le soutenait Ivan Illich.

Les humains satisfont de moins en moins leurs besoins par eux-mêmes, à l’aide de techniques qu’ils maîtrisent, mais de plus en plus en consommant passivement des marchandises produites par de vastes systèmes sociotechniques sur lesquels ils n’exercent à peu près aucun contrôle. Ils en retirent certes un surplus de puissance : le fait de pouvoir, par exemple, éclairer et chauffer leur demeure à volonté et sans effort, alors qu’il fait nuit noire et que la température extérieure est glaciale. Mais, que le vaste système dont ils dépendent désormais connaisse des difficultés de fonctionnement, et les voilà réduits à la pire des impuissances, comme ont pu le découvrir des millions de Québécoises et de Québécois privé·e·s d’électricité en plein hiver et pendant parfois plusieurs semaines à la suite de la « tempête de verglas » de janvier 1998. Le gain de puissance se paie d’une vulnérabilité accrue. La quête de sécurité génère de l’insécurité34Mais, le « black-out » peut aussi bien sûr inciter les victimes à recommencer à se débrouiller par elles-mêmes, à reconquérir en somme une part au moins leur autonomie. Merci à Nicolas Casaux d’avoir attiré mon attention sur ce constat . Mais surtout, l’utilisateur de techniques industrielles, dès lors que celles-ci deviennent incontournables, est dépossédé d’une autre liberté : celle de pouvoir décider des normes de son existence. Ces normes à présent sont celles des systèmes qui lui procurent ces marchandises dont il a désormais besoin pour vivre. Et il n’a sur elles aucune emprise véritable, d’autant moins que ces systèmes sont vastes et complexes. Il n’est plus maître de quoi que ce soit.

À cette dernière accusation, on pourrait objecter qu’en ce qui concerne la production d’électricité, l’avenir semble justement être aux micro-réseaux, interconnectés ou pas à des macro-réseaux. N’y aurait-il donc pas là une possibilité de reconquête de notre autonomie, au sens propre de ce terme? Il est permis d’en douter. D’une part, ces réseaux alimentés par des énergies renouvelables, du fait de leur dimension réduite et de la nature des énergies primaires mobilisées, ne seront jamais en mesure d’assurer une fourniture d’électricité aussi abondante et constante que celles qu’offrent actuellement nos macro-réseaux35De Decker, K. (13 décembre 2018). Keeping Some of the Lights On : Redefining Energy Security. Dans Resilience. Récupéré de https://www.resilience.org/stories/2018-12-13/keeping-some-of-the-lights-on-redefining-energy-security/ . Ce n’est pas en soi dramatique, mais cela implique d’inventer des manières de vivre ensemble qui ne supposent pas un accès constant et illimité au courant électrique. Autrement dit, parier sérieusement sur les micro-réseaux requiert très probablement d’abandonner le modèle de société qui est le nôtre ou en tout cas notre conception de la sécurité énergétique.

Or, ce n’est clairement pas l’intention des puissants acteurs impliqués dans ce type de projets, qui envisagent surtout « les micro-productions locales comme une réserve d’import-export dans le marché de l’énergie, au profit de l’équilibre du grand réseau de distribution36Lopez, F. (2019). L’ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoires. Paris : MétisPresses, 2019, p. 13. ». D’autre part, même lorsqu’ils ne sont pas reliés à ce dernier, ces réseaux ne peuvent pas sérieusement être considérés comme véritablement autonomes. Il s’agit en effet de dispositifs très sophistiqués, reposant sur des technologies de pointe, dont le développement exige des moyens et des matériaux qui ne sont pas à la portée du premier venu – pensons par exemple à la fabrication d’un panneau solaire photovoltaïque ou même à celle d’un simple fil électrique. En somme, leur production et leur entretien nécessitent un vaste et puissant système industriel. Ils ne sont concevables que dans le cadre d’un « mode de production hétéronome ». L’autonomie qu’ils confèrent à leurs utilisateurs apparaît donc très relative et somme toute illusoire.

Produire moins, partager plus, décider ensemble

Que faire alors, pour qui tient vraiment à reprendre le contrôle de son existence et à ne plus contribuer aux multiples nuisances dont est responsable l’électricité? Faut-il envisager un retour à la bougie? Comme l’écrit fort justement le collectif « Pièces et main d’œuvre » (PMO) :

« Rassurez-vous, progressistes de droite et de gauche (libéraux, étatistes, libertariens, sociétaux-libéraux, libéraux-libertaires, postlibertaires, etc.), on ne reviendra pas en arrière, au temps des fées et des sorcières, ni à la bougie. Il faut de la cire pour faire des bougies, et des abeilles pour faire de la cire. La politique de la terre brûlée pratiquée par l’industrie agrochimique et les exploitants agricoles – pesticides, herbicides, homicides – nous met à l’abri de pareilles régressions, de tout retour à la ruralité, rance et réactionnaire37PMO (1er décembre 2016). Le compteur Linky, objet pédagogique pour une leçon politique. Pour un inventaire des ravages de l’électrification, Grenoble, 13 pages. Récupéré de http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=887 . »

Pour commencer à lutter contre les nuisances des techniques électriques, le premier impératif me semble devoir être de réduire, puis de limiter la production d’électricité, en cherchant les moyens de se passer de ce « fluide » autant que faire se pourra. Évidemment, cette réduction ne doit pas dégrader davantage encore les conditions d’existence de ceux et celles, de plus en plus nombreux, qui vivent en situation de « précarité énergétique », y compris dans les pays les plus riches de la planète. L’instauration de limites de production doit donc s’accompagner d’une redistribution plus équitable de nos moyens d’existence, et en particulier du type et de la quantité d’énergie que nous pouvons mobiliser. Il va falloir en somme partager plus. Enfin, pour que ces décisions puissent être considérées comme justes, il est essentiel qu’elles soient prises de manière rigoureusement démocratique. Il faut décider ensemble, ce qui suppose une démocratisation radicale de nos institutions politiques – en la matière, la voie du municipalisme libertaire me semble la plus prometteuse. Mais, cela implique également le recours à des techniques dont le contrôle ne nous échappe pas totalement, autrement dit des « techniques démocratiques », selon l’expression proposée par Lewis Mumford38Bihouix, P. (2015). L’âge des low-tech. Paris : Le seuil. 336 pages..

Voilà pour les principes à suivre. Ils ont le mérite d’indiquer une direction à suivre relativement claire et cohérente; de constituer également un traitement pertinent quelles que soient les nuisances industrielles qu’il s’agit d’affronter. Leur mise en œuvre soulèvera toutes sortes de questions techniques, à commencer par celle de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions le « fluide électrique » peut être produit et utilisé dans une perspective « low tech »39Gauthier, P. (janvier 2021). Enjeux matériels de la fabrication de vélos dans un monde postcroissance. Dans Polémos. Récupéré de https://polemos-decroissance.org/enjeux-materiels-de-la-fabrication-de-velos-dans-un-monde-post-croissance/. Avant cela, on peut s’attendre bien sûr à ce qu’un tel projet suscite de vives résistances. D’abord de la part des membres de l’oligarchie qui prétend gouverner nos sociétés, puisqu’ils y jouissent de tous les privilèges. Mais aussi de la part du plus grand nombre, tant l’imaginaire de la civilisation industrielle ne tolère pas l’idée de limite. C’est d’ailleurs ce que suggère Jun’ichirō Tanizaki, dont j’ai évoqué le travail plus haut, lorsqu’il s’interroge justement sur les raisons pour lesquelles Occidentaux et Orientaux entretiennent des rapports si opposés à l’ombre et à la lumière :

« Quelle peut être l’origine d’une différence aussi radicale dans les goûts ? Tout bien pesé, c’est parce que nous autres, Orientaux, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente ; nous n’éprouvons par conséquent nulle répulsion à l’égard de ce qui est obscur, nous nous y résignons comme à l’inévitable : si la lumière est pauvre, eh bien, qu’elle le soit ! Mieux, nous nous enfonçons avec délice dans les ténèbres et nous leur découvrons une beauté qui leur est propre. Les Occidentaux par contre, toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse à la poursuite d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre40Tanizaki, J. (2011). Éloge de l’ombre (1933). Lagrasse : Éditions Verdier. p. 72.. »41Edouard Piely a attiré mon attention sur le fait que Jean Baudrillard, dans son étude sur l’Amérique, semble donner raison à Tanizaki : « La hantise américaine, c’est que les feux s’éteignent. […] Il faut que tout fonctionne tout le temps, qu’il n’y ait pas de répit à la puissance artificielle de l’homme. » (Baudrillard, J. (1986). Amérique. Paris : Biblio-essais, 1986, p.51-52).

Cependant, il va bien falloir commencer à se libérer d’une telle passion, même si elle s’est emparée aussi à présent des compatriotes de Tanizaki. Comme j’ai tenté de le montrer dans les pages qui précèdent, elle est en effet profondément destructrice, non seulement de nos milieux de vie, mais aussi de notre liberté. Dès lors, nous devrions envisager la « désélectrification » de notre monde comme l’une de nos tâches les plus urgentes. Au minimum, il serait sage de questionner la poursuite de la colonisation de nos vies par l’électricité.

Notes[+]

Enjeux matériels de la fabrication de vélos dans un monde postcroissance

Par Philippe Gauthier

Photo : Auteur·e inconnu·e. Des femmes réparant un vélo, 1895

L’idée d’un monde basé sur les transports actifs, et en particulier sur le vélo, est un thème récurrent dans les réflexions sur la décroissance. C’était l’une des pistes de transformation du Manifeste du Mouvement québécois pour une décroissance conviviale1Mouvement québécois pour une décroissance conviviale. (2007). « Manifeste ». Récupéré de https://www.decroissance.qc.ca/manifeste et cette notion joue également un rôle important dans les réflexions du groupe Degrowth.info, basé en Allemagne2Bliss, S. (2016, 11 janvier). « My Journey Toward Degrowth ». Degrowth.info. Récupéré de https://www.degrowth.info/en/2016/01/my-journey-toward-degrowth/. Les grands médias associent également décroissance et pratique du vélo3Dubé, C. (2019, 5 février). « Prêts pour la décroissance? ». L’actualité. Récupéré de https://lactualite.com/societe/decroissance/.

La plupart des partisan·e·s de la décroissance s’entendent donc sur le fait que le vélo est un outil utile et désirable dans un monde post-croissance, même si la promotion de la marche a également ses adeptes4Bridgman, E., Chevalier, Q. (2017). « Marcher vers la postcroissance ». L’échappée belle, no3, avril 2017. Récupéré de http://www.lechappeebelle.ca/2015/04/marche-pratique-subversive/. L’un des précurseurs de la décroissance, Ivan Illich, le décrit comme la machine écologique par excellence :

« La bicyclette et le véhicule à moteur ont été inventés par la même génération, mais ils sont les symboles de deux usages opposés de l’avancée moderne. […] Elle constitue un merveilleux outil qui tire parfaitement parti de l’énergie métabolique pour accélérer la locomotion. En terrain plat, le cycliste va trois ou quatre fois plus vite que le piéton, en utilisant cinq fois moins de calories5Illich, I. (1973). Énergie et équité, Paris : Le Seuil, p. 49. ».

Philippe Bihouix, pour sa part, y voit un exemple de machine low tech (basse technologie) en dépit de la relative complexité technique de sa fabrication :

« Même un modèle simple contient plusieurs centaines de pièces élémentaires, dont la plupart ont un contenu technique qui n’est pas maîtrisable « localement » : métallurgie d’alliages et métaux différents, usinage et ajustage des pièces, vulcanisation du caoutchouc des pneus, préparation des peintures anticorrosion ou de la graisse pour la chaîne. […] En revanche, une fois construit, il est clairement possible pour le commun des mortels d’en comprendre parfaitement le fonctionnement, de le bricoler […] de le maintenir en état pour de nombreuses années, pour ne pas dire indéfiniment ou presque6Bihouix, P. (2014). L’âge des low tech. Paris :Le Seuil, p. 128. ».

Un autre thème récurrent de la décroissance est celui d’une production à l’échelle locale, idéalement par des moyens de production appartenant aux travailleurs – travailleuses eux et elles-mêmes. On trouve notamment ces idées sous la plume d’Yves-Marie Abraham, pour qui la production de ce qu’il faut pour vivre ne doit plus être pris en charge par l’entreprise privée ou l’État, mais par des communs, reposant sur les principes d’autoproduction et de partage des moyens de production7Abraham, Y-M. (2019). Guérir du mal de l’infini. Montréal : Écosociété, p. 246.. Le groupe Polémos évoque également une organisation du travail basée sur les coopératives et les communs8Polémos. (2020, 22 mai). « Relancer l’économie croissanciste ou refaire la société? ». Récupéré de https://polemos-decroissance.org/lettre-opinion-refaire-la-societe/.

Mais qu’impliquent au juste sa production et son entretien en termes d’organisation du travail, de ressources matérielles et énergétiques et de choix techniques? Cette étude s’interroge sur la forme que pourrait prendre la production de bicyclettes en contexte décroissant et sur les dépendances qu’entraîne le choix de miser sur ce mode de transport. Elle explore le concept de l’atelier de fabrication de vélos, installation plus petite et plus conviviale qu’une usine moderne, et explore les tensions entre la simplicité à atteindre et l’efficacité technique nécessaire à une activité manufacturière légère.

Pourquoi l’efficacité demeure importante

La question de l’efficacité peut sembler trop axée sur le productivisme pour constituer une préoccupation décroissante. Elle est parfois associée au fordisme et à l’aliénation des travailleurs – travailleuses et de la société en général. Ce n’est pas l’intention ici. Il s’agit d’abord d’éviter le gaspillage des matériaux et de l’énergie nécessaire à la fabrication du vélo en choisissant des techniques appropriées à l’échelle de production recherchée. Il s’agit aussi d’offrir un produit que les citoyen·ne·s d’un monde post-croissance pourront s’offrir, surtout dans un contexte où ils sont censé·e·s vivre avec moins de ressources.

L’enjeu n’est pas trivial. Lorsque la bicyclette commence à se populariser, entre 1890 et 1895, son prix d’achat représente 800 fois le salaire horaire moyen en France9Gaboriau, P. (1991). « Les trois âges du vélo en France ». Vingtième siècle, revue d’histoire, no29, janvier-mars 1991, 17-34. https://doi.org/10.3406/xxs.1991.2335. Rapportées au salaire moyen actuel de 26,65 dollars de l’heure au Québec en 201910Institut de la statistique du Québec. Rémunération hebdomadaire et horaire des employés, régions administratives et ensemble du Québec, 2015-2019., ces 800 heures représentent 21 320 dollars, soit l’équivalent du prix d’une petite voiture économique. Pour cette raison, le vélo est d’abord adopté par la bourgeoisie : médecins, notaires, curés de campagne, ainsi que par les services publics, notamment la police et l’armée. Il ne se démocratisera vraiment qu’après la Première Guerre mondiale. En raison de l’amélioration des techniques de fabrication, son coût d’achat ne représente plus que 200 heures de travail en 1925 et 95 en 195711Ibid..

Le spécialiste de l’énergie Vaclav Smil observe que les techniques modernes permettent d’utiliser moins d’énergie pour obtenir une quantité de travail donnée. Les premières machines à vapeur, par exemple, transformaient moins d’un pour cent de l’énergie du charbon en travail mécanique utile. En 1900, le rendement des locomotives ne dépassait pas 10 % et celui des meilleures machines à vapeur « compound », 20 %. De nos jours, les turbines à vapeur à cycle combiné qui transforment le bois, le charbon ou le gaz en électricité ont un rendement pouvant atteindre 60 %12Smil, V. (2010). Energy Transitions: History, Requirements, Prospects. Santa Barbara : Praeger, p. 52-55.. Une turbine hydraulique moderne peut transformer jusqu’à 95 % de l’énergie cinétique de l’eau en énergie électrique.

Le niveau technologique a donc un impact réel sur la quantité d’énergie nécessaire pour accomplir un travail. Inversement, le retour à des technologies plus archaïques aurait probablement comme effet d’augmenter la consommation d’énergie nécessaire pour effectuer le même travail. L’enjeu énergétique, d’un point de vue décroissant, consiste à produire les biens nécessaires avec le moins de ressources énergétiques possible, tout en évitant le piège consistant à utiliser la même quantité de ressources pour fabriquer plus de produits – souvent superflus.

Les composantes d’un vélo

Un vélo moderne peut compter jusqu’à mille pièces, en tenant compte des vis et des maillons de la chaîne. Plusieurs sont simples et ne comportent pas d’enjeu industriel particulier. Cette étude de concentrera donc sur un nombre restreint de composantes majeures, emblématiques des techniques de fabrication à utiliser. Elle évoquera ensuite la question des matériaux nécessaires avant de s’interroger sur l’organisation du travail la plus simple pouvant être mise en œuvre pour la fabrication de chaque composante.

La première composante importante est le cadre. Qu’il soit fait d’acier ou d’aluminium, il est fait d’un tube fabriqué par extrusion. On chauffe une pièce de métal pour la ramollir, puis on le pousse à travers un moule à l’aide d’une puissante presse hydraulique développant une force de centaines ou de milliers de tonnes. Il est aussi possible de former du métal plat en rouleau et de le souder à la jonction, mais c’est un procédé laborieux et peu efficace. Quelques artisan·e·s expérimentent actuellement avec des cadres en bambou et en frêne. Cette solution semble donner satisfaction et constituer une solution décroissante prometteuse.

Le roulement à billes, utilisé pour réduire la friction dans le pédalier et les roues, est une technologie déjà ancienne. Il semble que le premier vélo à l’avoir incorporée était le Grand Bi de 1869. La bague est faite à partir d’un tube d’acier que l’on découpe en sections avant de le forger. Le principal problème consiste à fabriquer des billes parfaitement sphériques dans un métal très dur. On part d’un fil d’acier de gros calibre que l’on découpe et que l’on moule grossièrement avant de chauffer et de polir les billes entre deux plaques de fonte. C’est un travail spécialisé qu’on voit mal fait dans un atelier d’usinage généraliste, mais qui se fait dans des établissements de taille modeste. Un grand fabricant mondial d’origine suisse, Bossard, a 2500 employé·e·s réparti·e·s sur 77 sites, soit 32 employé·e·s par usine.

Les pignons et les plateaux, de même que la chaîne, reposent sur des opérations de forgeage. Il s’agit essentiellement de découper le métal et de lui donner sa forme finale à l’aide de machines-outils. Le métal est ensuite trempé pour le durcir et augmenter sa résistance à l’usure. Le travail est comparable pour le mécanisme du dérailleur, s’il y en a un. Ce sont des opérations relativement simples qu’on peut faire dans un petit atelier d’usinage équipé en conséquence.

Les autres pièces de métal, comme les composantes de freins et les garde-boues, sont les plus faciles à fabriquer, essentiellement à l’aide de simples presses pour former le métal. L’assemblage des roues, et en particulier des nombreux rayons, est normalement confié à une machine automatisée. Il faudra peut-être revenir à une méthode plus laborieuse d’assemblage à la main.

L’acier est le premier matériau entrant dans la fabrication d’une bicyclette. Le cadre, traditionnellement, est fait d’un alliage relativement flexible comportant du chrome et du molybdène, tandis que les pièces soumises à l’usure (roulements à bille, chaîne, plateaux et pignons) sont faites d’acier très dur à forte teneur en chrome et, selon les formulations, une faible proportion d’autres métaux comme le vanadium et le cobalt. Il est possible de produire ces alliages à partir d’acier recyclé en ajoutant les métaux voulus, à condition que l’acier de départ soit de formulation compatible (ne contienne pas d’autres métaux remettant en cause la qualité de l’alliage désiré).

Les vélos modernes utilisent le plus souvent l’aluminium pour le cadre. Ce métal est plus facile à travailler et à recycler que l’acier, mais il n’est pas considéré comme aussi durable pour un vélo. Il ne s’agit peut-être pas du meilleur choix pour un vélo low tech devant servir très longtemps. Par contre, il s’agit d’un bon choix pour toutes sortes de pièces mineures : poignées de frein, garde-boue et autres.

Il faut oublier la fibre de carbone, dont la production est complexe et très énergivore : de 51 à 79 kWh d’énergie par kilo. En comparaison, la production d’acier neuf exige de 6 à 14 kWh et celle d’acier recyclé, de 2 à 4 kWh. La production d’aluminium neuf à partir du minerai requiert de 63 à 95 kWh, mais son recyclage, seulement de 3 à 513Low-tech Magazine « How much energy does it take (on average) to produce 1 kilogram of the following materials? ». Récupéré de https://www.lowtechmagazine.com/what-is-the-embodied-energy-of-materials.html. Défaut supplémentaire de la fibre de carbone : on ne sait pas la recycler et sa durée de vie comme déchet se mesure en siècles.

L’autre matériau critique est le caoutchouc qui entre dans la fabrication des pneus. Il s’agit essentiellement de caoutchouc naturel produit par un arbre originaire d’Amérique du Sud, l’hévéa. La production est aujourd’hui concentrée en Asie du Sud-est. Dans un contexte post-croissance, il resterait possible de l’importer, mais son transport sur de longues distances pose problème et une organisation plus équitable de son commerce reste à inventer. Une solution locale est envisageable : le pissenlit. Il est facile à cultiver en monoculture et son latex a déjà été utilisé comme source de caoutchouc dans le passé, notamment en URSS pendant la Seconde Guerre mondiale14Chevalier, A. (1945). « Le pissenlit à caoutchouc en Russie ». Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, 25ᵉ année, bulletin n°275-276, Septembre-octobre 1945, 3-10. https://doi.org/10.3406/jatba.1945.1811. Il y a actuellement de l’intérêt pour cette ressource et une industrie pourrait voir le jour dans les prochaines années.

La fabrication d’un vélo de base, à la fois simple et durable, exige donc des matériaux relativement sophistiqués, ainsi que l’usage de machines-outils pour la fabrication des diverses catégories de pièces. Ces problèmes techniques ont été résolus dès la fin du XIXe siècle et il est possible de produire des vélos de qualité avec des moyens plus simples que ceux qui sont mis en œuvre actuellement. Il est notamment possible de se passer de robots et de machines-outils à contrôle numérique, dont l’avenir paraît incertain dans un monde post-croissance. Il est également envisageable de simplifier les vélos eux-mêmes en sacrifiant un peu de performance et en acceptant un peu plus de poids.

Sources d’énergie

Il n’est pas clair si le monde post-croissance aura encore recours à des réseaux électriques centralisés ou s’il reposera sur des sources renouvelables organisées en réseaux locaux. La quantité d’énergie disponible sera probablement inférieure à ce que nous connaissons aujourd’hui et variera sans doute en fonction de la météo et du rendement des panneaux solaires ou des éoliennes.

La production pourrait donc être limitée aux jours où le temps est favorable. Une production intermittente exigerait une organisation alternant jours de travail et congés en fonction de l’énergie disponible. Une alternative serait d’installer les ateliers près de cours d’eau où de petites turbines hydrauliques pourraient livrer une énergie constante, mais moins abondante. Ceci aurait pour effet de limiter la taille maximale des ateliers.

La production d’aluminium neuf exige d’énormes quantités d’électricité, vraisemblablement d’origine hydroélectrique. Le procédé ne peut jamais s’arrêter – le métal en fusion déformerait les cuves en se solidifiant – et les sources d’énergie intermittentes sont hors de question. Le recyclage de l’aluminium dans des fours à arc peut se faire de manière discontinue, mais les besoins en électricité demeurent importants et ne peuvent pas être couverts par de petites installations locales. La même chose vaut pour l’acier recyclé.

Matériaux

La production d’acier neuf exige actuellement l’utilisation de charbon ou, plus rarement, de gaz naturel. Ces combustibles ne fournissent pas seulement la chaleur indispensable au procédé, mais aussi du carbone qui s’associe à l’oxygène du minerai de fer pour l’éliminer sous forme de CO2. Il existe un procédé alternatif utilisant de l’hydrogène. Il se combine à l’oxygène du minerai de fer pour l’éliminer sous forme de vapeur d’eau, ce qui n’émet pas de gaz à effet de serre. La production d’hydrogène en quantité voulue par électrolyse exige toutefois beaucoup d’électricité. Un monde post-croissance aura donc à être sobre en acier, recyclé comme neuf.

Combien d’énergie la production d’un vélo consomme-t-elle au total? Les données disponibles sont rares et ne distinguent pas les divers types de vélos. Selon une étude du MIT15Dave, S. (2010). « Life Cycle Assessment of Transportation Options for Commuters ». Cambridge : Massachusetts Institute of Technology (MIT). Récupéré de http://files.meetup.com/1468133/LCAwhitepaper.pdf, la fabrication et l’entretien d’un vélo sur l’ensemble de son cycle de vie représentent 319 MJ d’énergie par mille parcouru (soit 199 MJ par kilomètre). Ce genre d’études considère qu’un vélo fera 15 000 km durant sa vie utile16Roy, P., Miah, D. et T, Zafar. (2019). Environmental impacts of bicycle production in Bangladesh : a cradle‑to‑grave life cycle assessment approach. SN Applied Sciences, 1, no700. https://doi.org/10.1007/s42452-019-0721-z . Ceci correspondrait à une consommation totale de 830 kWh d’énergie. Mais ce chiffre paraît optimiste, ou fondé sur la fabrication de vélos très simples.

Une autre étude de cycle de vie, portant sur un vélo haut de gamme, estime sa facture énergétique à 2 380 kWh pour la seule étape de la fabrication du cadre17Johnson, R., Kodama, A. et R, Willensky. (2014). The Complete Impact of Bicycle Use : Analyzing the Complete Impact and Initiative of the Bicycle Industry (Mémoire de Maîtrise). Université de Duke, Récupéré de https://dukespace.lib.duke.edu/dspace/handle/10161/8483. Il faut ajouter 325 kWh pour les roues et 50 pour la chaîne, sans compter les autres pièces. Le total pourrait donc approcher les 3 000 kWh. Le ménage québécois moyen consommant 72 kWh d’électricité par jour18Données de Statistiques Canada citées dans Gagné, A. (2015). « Une taxe à la surconsommation d’électricité, ou une taxe sur les grandes familles? » L’actualité. Récupéré de https://lactualite.com/lactualite-affaires/une-taxe-a-la-surconsommation-delectricite-ou-une-taxe-sur-les-grandes-familles (contre 13 en France19« Consommation électricité moyenne en France en 2020 : Statistiques et analyse ». Récupéré de https://prix-elec.com/energie/comprendre/statistiques-consommation-france), ces 3 000 kWh équivalent à 41 jours de consommation québécoise ou 231 de consommation française. C’est aussi l’énergie que renferment 750 kilos de bois de chauffage.

Organisation de la production

Dans un monde décroissant, le métal continuera d’être produit dans des fonderies et des alumineries de taille assez importante, afin de réduire la consommation énergétique par unité produite. Ces usines fourniront de vastes ensembles à l’échelle d’un pays ou d’un sous-continent. Les contraintes sur l’énergie et des besoins moins importants feront toutefois en sorte que ces usines seront plus petites que celles que nous connaissons, parce qu’il y aura moins de hauts-fourneaux ou de cuves de fusion fonctionnant en parallèle.

Le modèle du petit atelier d’usinage, qui répondait jadis à toutes sortes de besoins locaux en pièces à l’unité ou en séries courtes, vient à l’esprit. Ces ateliers comptaient souvent moins de dix employés, mais on pourrait étendre le modèle à 25, voire 50 ouvriers – ouvrières pour alimenter un marché régional en vélos. La fabrication de métaux et d’alliages, par contre, se faisait déjà dans de grosses unités de plusieurs centaines d’employés dès le XIXe siècle, essentiellement pour des raisons d’efficacité énergétique. Il est plus facile d’obtenir et de maintenir la chaleur voulue dans de gros creusets que dans des petits. Les alumineries sont toujours des usines de grande taille, le procédé se prête mal à une production à petite échelle. Il est aussi possible, dans certaines limites, de refondre de l’acier et de l’aluminium dans des fours à arc. La taille minimale de ces unités est de l’ordre de 50 à 100 employé·e·s.

La production de caoutchouc de pissenlit et de pneus pourrait se faire à l’échelle régionale. Ces productions se font actuellement à une échelle nationale ou même internationale, mais ce n’est pas une nécessité technique, surtout pas pour des pneus de vélo relativement simples par rapport aux pneus de voiture. Une régionalisation limiterait les besoins en transport de la marchandise et éviterait les problèmes techniques liés à la production de beaucoup d’énergie renouvelable sur un seul site. Lorsqu’il y a moins d’abondance énergétique, il est plus facile de produire de manière décentralisée.

Si l’option des cadres en bois ne donne pas satisfaction, il faudra continuer d’utiliser des tubes obtenus par extrusion. Ces gros équipements ne réclament pas beaucoup d’ouvriers et d’ouvrières, mais ils exigent passablement d’énergie, ce qui risque de jouer sur le choix des sites de production. Ces équipements ne seront sans doute pas intégrés à des ateliers de fabrication de vélos, mais resteront distincts, fournissant les tubes nécessaires aux fabricants. La fabrication de roulements à billes fonctionnera sans doute sur le même modèle, bien que l’intégration à un atelier de fabrication paraisse plus facile.

Restent les activités d’usinage des pignons, des plateaux et des diverses autres pièces. Elles pourraient être faites sur un même site et combinées aux activités d’assemblage. L’usinage est relativement peu énergivore et il serait possible de se consacrer à cette activité lorsque l’énergie est abondante, puis à l’assemblage des pièces en stock lorsqu’elle est plus rare. Un petit atelier de taille régionale regroupant toutes ces activités ne pourrait sans doute pas faire toutes ces activités en même temps. Les ouvriers – ouvrières pourraient se concentrer sur certaines pièces un jour, puis sur d’autres le lendemain. D’un point de vue capitaliste, cette pratique ne permet pas de maximiser la rentabilité du capital. D’un point de vue décroissant, elle permet toutefois de maintenir une consommation énergétique raisonnable par unité produite et de fournir du travail sans produire des quantités excessives de vélos.

Un vélo conçu pour être durable et facile à réparer peut durer des décennies. Il n’existe pas de chiffres sur le nombre de vélos existants au Québec, mais sur la base de 4,2 millions de cyclistes20Vélo Québec en collaboration avec le Ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports. (2016, mai). L’état du vélo au Québec en 2015. Récupéré de https://www.transports.gouv.qc.ca/fr/modes-transport-utilises/velo/Documents/etat-velo-2015.pdf, on peut sommairement estimer qu’il existe environ 5 millions de vélos. S’ils sont conçus pour durer 50 ans, il faudra remplacer 2 % du parc chaque année, soit 100 000 véhicules neufs annuellement.

Si l’on compte 1 500 kWh d’énergie pour la production d’un vélo post-croissance simple, l’énergie nécessaire à cette activité atteindrait 150 GWh, soit l’équivalent de la production annuelle d’environ 35 grandes éoliennes de 2 MW fonctionnant avec un facteur de charge de 25 % ou encore 75 000 tonnes de bois de chauffage. Ce chiffre comprend le coût énergétique de l’extraction et de la transformation des matériaux (métal, plastique, caoutchouc…) mais laisse de côté la question de leur impact environnemental. Sans être insoutenable, le total demeure considérable. Il faut de surcroît tenir compte de la fabrication d’un grand nombre de pièces de rechange.

Cette étude laisse volontairement de côté deux enjeux qui exigeraient de la recherche distincte. D’une part, les vélos ont besoin de chemins. L’examen du vélo en tant que système (plutôt qu’en tant qu’objet, comme le fait ce texte) exigerait de mesurer le coût énergétique des routes et de poser diverses hypothèses sur le pourcentage d’utilisation qu’en feraient les vélos dans divers scénarios. Rappelons simplement que les premières pressions pour le pavage des routes ont historiquement été le fait des cyclistes, qui exigeaient des surfaces de roulement lisses. La voiture en a ensuite profité.

Une autre piste de recherche intéressante serait la question de la réduction des besoins – ou même du besoin tout court. Les calculs que l’on trouve ici sur la production de vélos postulent implicitement que leur contexte d’utilisation reste inchangé. Comme les chiffres sont élevés, il faudrait peut-être miser sur des modes d’utilisation ou de propriété partagée des vélos. On peut aussi supposer qu’une société vivant à une échelle plus locale aurait de moindres besoins de déplacement, ce qui réduirait ou éliminerait le parc de vélos nécessaire.

Conclusions

Cette étude a cherché à explorer la manière dont on pourrait fabriquer des vélos dans un monde post-croissance. Elle s’est interrogée sur l’organisation de la production, les ressources matérielles et énergétiques à mettre en œuvre et les choix techniques à faire pour maintenir une productivité suffisante sans dépendre de technologies trop complexes.

En ce qui concerne l’organisation du travail, on voit que plusieurs activités peuvent avoir lieu dans des ateliers de taille relativement petite (moins de 50 personnes), possiblement détenus collectivement par les travailleurs et travailleuses. Certaines activités, toutefois, comme la fabrication et l’extrusion de l’acier, ne se prêtent pas aussi bien à la production à petite échelle. Ils requièrent aussi des équipements coûtant quelques millions, voire des dizaines de millions de dollars et réunir le capital nécessaire ne sera pas simple pour un collectif de travailleurs et travailleuses.

En ce qui concerne les ressources matérielles, aucune n’est véritablement rare et il n’existe pas d’obstacle sérieux à une industrie durable du vélo. Dans un monde décroissant qui serait beaucoup plus sobre au niveau énergétique, toutefois, réunir l’énergie nécessaire ne sera pas forcément facile. Le choix des sites de production pourrait être dicté par la disponibilité locale d’énergie en quantité suffisante et l’intermittence de la production pourrait cadencer le rythme de production des vélos. Ceci requiert une importante adaptation sociale, mais s’accorde au postulat décroissant d’un rythme de vie plus lent.

Les choix techniques posent des enjeux plus complexes. Bien que le niveau technologique de la fin du XIXe siècle soit suffisant pour produire des vélos, leur prix d’achat était alors si élevé qu’ils étaient réservés à une élite. Il faut viser un prix de revient permettant aux citoyen·ne·s d’un monde sobre de s’en procurer. Il y a donc un arbitrage à faire entre la simplicité et une efficacité technique qui induit toutes sortes de dépendances : ressources plus rares, longues chaînes logistiques, besoins accrus en capitaux pour l’achat de machines-outils.

En somme, la grande question qui se pose est « décroître jusqu’où? ». L’exemple de l’atelier de vélos montre qu’il existe une tension entre le désir d’une vie plus simple, plus sobre et plus locale et le désir de conserver un certain nombre de biens et de services qui facilitent la vie et qui démultiplient les capacités du corps humain. Trop de renoncements et la vie décroissante peut devenir misérable. À l’inverse, pas assez et le monde industriel se maintient pratiquement tel quel.

Notes[+]

L’emprise de la machine : une critique décroissanciste de la domination technique

Par Louis Marion

Photo : Cristian Eslava

Indépendamment de leurs allégeances politiques, beaucoup croient que la technique peut encore arranger les choses, nous sauver de la dévastation en cours.

Du côté de la droite conservatrice, nous retrouvons la croyance économique qu’un peu de croissance c’est polluant, mais beaucoup de croissance c’est propre. Le développement économique va permettre des innovations peu polluantes. L’argent des pipelines qu’on construit va finalement servir à sauver la nature.

Chez les progressistes, nous retrouvons plutôt l’opinion qui consiste à croire qu’il suffirait d’abolir le capitalisme pour abolir la mauvaise technique, c’est-à-dire celle qui est source d’exploitation, d’oppression, de misère et d’injustice. En somme, sans domination capitaliste, il serait possible d’orienter la technique vers le bien. Vers des idéaux de justice, d’équité et de solidarité.

Mais de quelle technique parlons-nous ici? De celle réellement existante, nécessitant la technoscience? De celle fantasmée, qui serait sans effet secondaire ou dommages collatéraux, mais qui malheureusement appartient à la science-fiction et est impossible à produire? Ou, plus humblement, de technique plus artisanale et de low tech? Quoi qu’il en soit, peu importe le régime politique, il y a des conséquences aux choix techniques. Les téléphones « intelligents » qui ont besoin de métaux rares et difficiles à recycler ne seront pas plus verts sous le socialisme.

Qu’est-ce que la technique?

La technique, c’est avant tout une dimension de l’action des êtres vivants en tant qu’adaptés aux contraintes empiriques de la réalité. Pour attraper des mouches, l’araignée fabrique sa toile. Elle possède une bonne technique de tissage. La technique ne s’oppose pas à la nature. La technique, c’est la ruse de l’animal. Certains animaux utilisent en effet des outils et se servent de techniques. Il s’agit donc essentiellement d’un phénomène non spécifique aux êtres humains. Certaines fourmis ont des techniques de culture de champignons, mais l’araignée et les fourmis ne possèdent pas de machines pour tisser et cultiver. Se servir d’outils et utiliser des machines, ce n’est pas du tout la même chose.

En fait, la technique ne devient un problème qu’à partir de l’ère industrielle et du moteur thermique; qu’à partir du moment où, au nom du progrès et de la raison, les machines ont remplacé les outils.

Il ne s’agit pas d’être technophobe. Il serait absurde de remettre en question les moyens que les animaux se donnent pour vivre. Il s’agit plutôt de distinguer entre la technique, entendue comme phénomène naturel, comme moyen au sens large, et la technique entendue comme phénomène associé à l’époque industrielle : la technique objectivée en tant que machine, la machine thermique, la machine à vapeur comme synthèse de la science et de la technique.

L’outil est une extension de la main, alors que la machine est, quant à elle, « émancipée de la limite organique que ne pouvait dépasser l’outil manuel »1Marx, K. Le Capital, cité par : Vioulac, J. (2009) dans L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique. Paris : Les Presses Universitaires de France, p. 305. . La machine permet de dépasser en quelque sorte les limites du corps.

Le monde préindustriel était lui aussi un milieu technique pour l’humain, mais qui ne tendait pas à se substituer à la nature. Auparavant, comme le dit Mandosio « [l]e système des artefacts ne s’était pas encore imposé comme une seconde nature »2Mandosio, J-M. (2000). Après l’effondrement : Notes sur l’utopie néotechnologique. Paris : Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, p. 123.. L’humanité avait d’autres projets que celui de remplacer la nature par un monde totalement artificiel. Mais aujourd’hui, « bien rares sont les activités [quotidiennes] qui n’ont pas besoin d’une machine »3Gras, A. (1993). Comment se débrancher des macro-systèmes. Dans Mouvement Québécois pour une Décroissance Conviviale. Récupéré de http://www.decroissance.qc.ca/sites/default/files/journal/Gras_art_iued.pdf quelque part pour exister concrètement. Nous sommes devenus des créatures de la technique de plus en plus dépendantes de cette seconde nature.

Critique de la neutralité de la technique

Un des arguments philosophiques importants de la critique décroissanciste du machinisme et de la place croissante du high-tech concerne l’identification erronée de la technique moderne à un moyen neutre.

En effet, on entend souvent à propos des conséquences de telles ou telles techniques : le problème, ce n’est pas la technique, le problème c’est l’usage humain de la technique. Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Bien entendu, un marteau peut servir à tuer quelqu’un ou à construire un hôpital. Ce n’est pas le fusil qui est dangereux, c’est l’homme derrière.

Mais malheureusement pour ceux qui la défendent, cette thèse ne tient pas la route. Nous ne sommes plus à l’époque des marteaux, à l’époque des outils qui ne se meuvent pas eux-mêmes (Aristote). Nous sommes à l’époque de machines produisant d’autres machines.

Les éléments et artefacts qui composent aujourd’hui notre environnement sont interdépendants. C’est pourquoi l’on ne peut plus considérer la technique comme un moyen. « Ce système des instruments est notre monde »4Anders, G. (2002). L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution (1956), Paris : Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. p. 17.. Les artefacts techniques qui composent ce monde ne sont pas des îles isolées. Votre téléphone cellulaire a besoin d’antennes, de satellites et de bien d’autres choses pour fonctionner.

La technique moderne est insécable; il est devenu impossible de parler de bonnes ou de mauvaises techniques, puisque qu’il existe une interdépendance entre les différents processus qui rendent possible l’existence des objets qui nous entourent.

C’est pourquoi il nous est désormais impossible de considérer les objets techniques, les machines produites par l’industrie comme des moyens. À vrai dire, aucune d’entre elles ne peut être isolée et détachée de l’ensemble du système des machines produites de manière industrielle. On a toujours affaire à des produits et à des objets techniques qui n’ont aucune existence indépendante, qui ne sont pas des objets insulaires, ni des outils neutres. « Acheter une voiture c’est, plutôt que d’acheter un objet, acheter une civilisation, c’est acheter aussi la route, le stationnement, les bétonnières et les règlements de la circulation »5Charbonneau, B. (1967). L’Hommauto, Paris : Denoël.. Il faut sortir du mythe qui affirme que la technique ne vaut que par l’usage que l’on en fait, comme s’il y avait une bonne et une mauvaise utilisation de la voiture. Au contraire, la technique a des conséquences positives et négatives indépendamment de l’usage. Que je conduise ma voiture en ville ou en campagne, je pollue quand même.

Les limites du progrès technique

Selon Ellul, « Tout progrès technique implique aussi une perte, un coût »6Ellul, J. (1988). Le bluff technologique. Paris : Hachette, p. 97.. Par exemple, la chimie de l’agriculture industrielle permet d’augmenter la production, mais détruit le sol. Les antennes relais sont un progrès dans les moyens de communication, mais ruinent le paysage. Sans compter que d’une manière générale, avec les machines, « nous devons payer en contraintes de fonctionnement ce que nos sociétés gagnent en liberté apparente au niveau de leurs objectifs. Plus la société est apparemment maîtresse de ses objectifs moins elle l’est de ses processus »7Massenet, M. (1971). Du changement technique à l’éclatement social , cité par : Ellul, J. (1988) dans Le Bluff technologique. Paris : Hachette p. 107.. Les choix techniques d’une société ont des conséquences sur la contrainte sociale et l’assujettissement des individus.

« Le progrès technique soulève des problèmes plus difficiles que ceux qu’il résout »8Op. cit, p. 110.. L’aliénation des travailleurs en est un bon exemple : « Marx a parfaitement montré que la transformation des ouvriers en prolétariat est non seulement le fait de capitalistes qui veulent absolument augmenter leur profit, mais avant tout le résultat de la mécanisation et de la division du travail. C’est-à-dire deux progrès techniques »9Ibid, p. 114..

La crise écologique, démographique, sociale est également une conséquence du progrès technique et pas seulement du capitalisme. Et une émancipation éventuelle vis-à-vis de ce dernier n’est pas synonyme d’une libération de notre dépendance à la puissance que nous  procurent les machines.

« Les effets néfastes d’une technologie sont inséparables de ses effets positifs »10Ibid, p. 124.. Il est plus facile d’illuminer les villes que de protéger ses habitants contre la pollution lumineuse.

Les solutions techniques produisent en général d’autres problèmes (ailleurs sur la planète ou plus tard dans le temps) qui conditionnent encore davantage d’interventions techniques, nous installant ainsi, de force, toujours un peu plus sur les rails d’une trajectoire technologique au destin catastrophique.

L’illusion d’un contrôle du monde par la technique crée toujours plus de nécessité de contrôle sur le monde. En tentant de résoudre les dégâts technologiques par d’autres innovations technologiques, on s’enfonce davantage dans la domination. La technique « n’est [alors] plus un simple moyen au service des objectifs et des valeurs de la collectivité, mais devient l’horizon indépassable du système »11Latouche, S. (2004). La mégamachine. Raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès. Paris : La Découverte..

Si Kant « trouvait inconcevable que la marche de l’humanité pût ressembler à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter »12Dupuis, J-P. (2002). Pour un catastrophisme éclairé. Paris : Éditions du Seuil, p. 45., de nos jours, cette ruse de l’histoire s’est inversée et ce sont plutôt les générations futures qui se destinent à ne pas pouvoir jouir autant que nous des bienfaits de la marche de la raison et du progrès.

Aujourd’hui, la célèbre formule de Marx, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer »13Marx, K. (1845) dans Thèses sur Feuerbach.  Citation originale : « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kömmt drauf an, sie zu verändern ». est dépassée. Nous avons tellement transformé le monde par la technique et l’économie que nous pouvons de moins en moins y vivre humainement. Désormais, il ne s’agit plus de le transformer, mais de le conserver.

La technologie permet d’augmenter l’accès aux ressources et donc de faciliter le pillage. Elle permet de produire plus; plus vite, et d’accélérer la destruction. Avec les technologies de pointe nous pouvons vider les mers plus rapidement de leur poisson ou couper plus de bois dans une forêt. Malheureusement, il est plus facile de produire des satellites qui peuvent détecter les continents de plastique dans l’océan que de nettoyer l’océan de son plastique.

Déconstruisons notre imaginaire progressiste, car il y a beaucoup de problèmes qui ne peuvent pas et ne pourront jamais être résolus dans le cadre du développement technique. La nature est notamment constituée d’éléments (l’eau, un paysage…) qui ne peuvent être remplacés de façon satisfaisante par aucune avancée technologique.

C’est une illusion de croire, par exemple, que les énergies renouvelables de type solaire ou éolien peuvent remplacer les énergies fossiles sans diminuer radicalement notre consommation globale d’énergie, sans changer notre mode de vie, sans changer notre mode de production et de consommation. L’Anthropocène dévoile les limites de Prométhée.

Responsabilité et aliénation à l’ère de la machine

Marx avait déjà constaté que « la machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements »14Marx, K. H. (1967). « Conséquences sociales du machinisme automatisé ». L’Homme et la société, n°3, 113-131.  https://doi.org/10.3406/homso.1967.994.

Si l’activité se manifeste comme le seul fait de la machine, ce n’est donc plus le travailleur qui agit. Ce point est capital. Car agir veut dire: être le sujet de son action. Être soi-même l’origine de son action. Obéir ou collaborer, ce n’est pas agir volontairement.

On voit donc ici que la machine implique une possession de l’activité. L’ouvrier est soumis au capital par la machine, car la machine qui est du travail humain passé, matérialisé, du travail mort, du capital, permet la soumission du travail concret, du travail vivant au travail abstrait au service de la valeur. Avec la machinerie, « le travail vivant se trouve subordonné au travail matérialisé, qui agit de manière autonome. Dès lors l’ouvrier est superflu »15Ibid., nous dit Marx.

Superflu n’a pas ici le sens de la disparition de l’ouvrier comme travailleur relégué au chômage, quoique ce ne soit pas incompatible, mais plutôt le sens de l’effacement du sujet responsable de son action. Superflu signifie dans cette situation, une perte d’autonomie du travailleur au profit des machines, de la technique.

Traditionnellement, agir ce n’est pas seulement collaborer ou être complice d’un déclenchement automatique. Comparativement, les machines semblent dissoudre l’action autonome, ou du moins, changer son lieu d’origine. C’est la technique qui devient autonome au sens où c’est elle qui recueille l’autonomie humaine. Autonomie veut dire ici que ce sont des machines qui produisent d’autres machines et les humains deviennent des appendices des machines, servent les machines et ne peuvent plus de ce fait agir dans un sens classique. Comme dit Freitag « c’est le système qui produit, alors que les êtres humains produisent le système de l’intérieur en en faisant immédiatement partie, en s’intégrant à son fonctionnement. On passe ainsi de l’activité humaine assistée par ordinateur, aux systèmes informatisés assistés par des êtres humains »16Assoun, P-L., Zafiropoulos, M. (2001). Les solutions sociales de l’inconscient. Paris : Anthropos, p. 119..

Cette situation a des conséquences normatives importantes. L’éthique traditionnelle portant sur la moralité des actions devient obsolète puisque les actions sous le règne des machines se font de plus en plus rares, remplacées par une collaboration, un travail au service de la machine. Nous nous retrouvons en déficit d’éthique par cause d’actes qui n’en sont pas vraiment et d’impacts,  plus grands que leurs causes. Par exemple, allumer l’interrupteur participe de l’écocide. Quelle est la différence alors entre allumer l’interrupteur et être complice de l’industrie? Le crime contre le climat n’est que l’effet de notre consommation quotidienne à l’échelle globale, une externalité, en somme, de l’utilisation des machines.

La médiation des machines ne nous permet plus de savoir ce que l’on fait. Il existe un abîme entre ce que nous pouvons faire et ressentir, une distance entre ce que nous pouvons modifier et ce dont nous pouvons prendre conscience. Nous ne pouvons assumer les conséquences de nos actions. Se procurer un cellulaire c’est aussi en toute innocence « exploiter des mineurs au Congo, détruire des forêts primaires de Papouasie, enrichir des oligarques russes, polluer des nappes phréatiques chinoises »17Bihouix, P. (2014). L’Âge des low tech. Paris : Éditions du Seuil, p. 17.. La technique et la division du travail diluent la responsabilité. « Divisée par mille la saleté est propre »18Anders, G. (2002). L’obsolescence de l’homme (1956). Paris: Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, p. 274..

Nous ne pouvons plus penser ce que nous pouvons faire avec un clic de souris. Nul besoin de haine pour faire du mal, le négatif s’introduit par les réseaux. Par exemple, écouter une émission, taper des mots sur Google, bref, n’importe quoi d’accompli dans le temps libre dans le monde virtuel aujourd’hui peut être potentiellement une information vendue pour de la publicité ciblée au bénéfice de la reproduction du capitalisme cybernétique. La vie humaine devenant ainsi instrumentalisée par la machine.

Un des aspects déterminants des machines c’est que leur fonctionnement nécessite des soins qui transforment la société tout entière. Il faut les approvisionner grâce à des réseaux de plus en plus complexes. La rationalisation et le contrôle social suivent la production des machines. Comme le résume Anders « le bon fonctionnement d’une machine requiert irrévocablement le devenir machine de son contexte de production » c’est-à-dire de la société.

Au nom de l’efficacité, la machine transforme la société à son image et dissout l’altérité. Il n’y a plus partout que des miroirs de cette seconde nature technique de nous-mêmes. La puissance du rationnel se retourne dangereusement en rationalité de la puissance au service de procès sans sujet, sans paroles et sans légitimité. Un danger d’enfermement et de solipsisme technologique nous guette.

Bien que la parole humaine et la vie politique aient encore un sens dans la société technocratique, celui-ci est de moins en moins utile et nécessaire à la reproduction d’ensemble de la société puisque nous pouvons « produire des instruments à travers le fonctionnement desquels nous nous rendons superflus, nous nous éliminons, nous nous  « liquidons » »19Anders, G. (2006). La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique. Paris : Le serpent à plumes, p. 284..

Les algorithmes qui cadencent les marchés et les robots qui s’appliquent à la bourse impliquent une reproduction de la société qui s’effectue « sans nous ». Par ces machines interconnectées, le monde se reproduit au-dessus de nos têtes.

Dans l’état actuel « le développement du système des machines échappe à tout contrôle direct de notre volonté, à toute expression de notre désir, à tout engagement de notre responsabilité »20Freitag, M. « La dissolution systémique du monde réel dans l’univers virtuel des nouvelles technologies de la communication informatique : une critique ontologique et anthropologique », Colloque 2001 BOGUES. Globalisme et pluralisme,Montréal, 24-27 avril 2002, p. 11. Pour leur mise en place, les machines préfèrent l’extériorité brutale des régulations de la technique et de l’économie autonomisées aux délibérations démocratiques.

Pourtant la technique, comme l’économie, c’est aussi une affaire politique qui concerne la cité. Les questions d’intérêts publics ne doivent plus être liées seulement (comme dans la gauche progressiste traditionnelle) à qui produit (rapport de classes) et comment on produit (rapport de production). On doit aussi interroger la légitimité de ce que l’on produit matériellement dans nos sociétés thermo-industrielles.

L’alternative à l’hégémonie sociale du machinisme : les low-tech

Parmi les propositions que la décroissance avance pour réduire notre empreinte écologique, les inégalités sociales, et notre aliénation il y a le développement des low tech ou basse technologie. Le high-tech et ses effets délétères sur la nature et la société ne sont pas un destin. Il faut concevoir qu’il est possible de se déplacer sans pétrole, de se loger sans ciment, de se nourrir sans agriculture industrielle, et de s’instruire avec un livre.

Les critères pour définir une basse technologie sont le respect des valeurs de la décroissance : une technique qui a peu d’impact sur le système terre; une technique conviviale et égalitaire non dominatrice et une technique favorisant notre autonomie, favorisant l’autoproduction.

Le low tech se doit d’être soutenable pour l’environnement. Une technique soutenable, c’est une technique qui n’utilise pas de ressources non renouvelables ou non recyclables et qui ne produit pas de déchets non absorbables ou récupérables. C’est une technique qui ne produit pas d’externalités négatives. C’est-à-dire que son utilisation par certains ne nuit pas aux autres. Par exemple, en me déplaçant à bicyclette, je n’inflige pas aux autres les conséquences négatives de la pollution atmosphérique puisque ce moyen de déplacement n’en produit pas à l’usage. Par contre, en utilisant une voiture je nuis à tout le monde. André Gorz résume bien ce qui doit orienter la production et la technique : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne »21Gorz, A. (1974) « Leur écologie et la nôtre ». Le Monde diplomatique. Avril 2010. Récupéré dehttps://www.monde-diplomatique.fr/2010/04/GORZ/19027. Mais même si elles sont soutenables et ne provoquent pas d’injustice, pour ne pas être qualifiées d’aliénantes et respecter les critères de la décroissance, il importe que ces techniques ne nous remplacent pas, ne travaillent pas à notre place, et ne prennent pas toute la place. Développées avec des moyens locaux, elles sont simples, recyclables, réparables; modulables, contrôlables, conviviales, sobres en ressources et économes en énergie. Ce sont des outils permettant de développer l’autoproduction et l’autonomie de leurs utilisateurs, bref, de favoriser une liberté nouvelle, indépendante de la propriété et de la puissance.

Notes[+]

Business as usual, version électrique

par Josée Provençal

L’audace aurait voulu que le gouvernement du Québec prenne à bras le corps la crise climatique qui menace notre oikos, pourtant il n’en est rien. Tout au plus, le plan pour une économie « verte » présenté le lundi 16 novembre dernier par le ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Benoit Charrette, et le premier ministre François Legault n’est qu’une poursuite du « business as usual »,en version électrique.

Je vous invite donc à me suivre dans une critique décroissanciste du plan économique « vert » (PEV) du gouvernement Legault.

Le Québec, se targue le premier ministre Legault, « est l’endroit qui émet le moins de gaz à effet de serre (GES) par habitant [parmi tous les États américains et toutes les provinces canadiennes]», soit 9,5 tonnes équivalentes CO21Gouvernement du Québec, Plan pour une économie verte, Québec, 2020, p. 8.. Il est vrai qu’à l’échelle nord-américaine2ibid., graphique 1, p. 21., les Québécois•e•s ont un faible taux d’émission par habitant en raison de l’importance de l’hydroélectricité. Encore est-il que ce bilan ne tient pas compte des émissions importées. Il est facile d’être « excellent » quand on se compare aux derniers de classe et, dans le cas échéant, à l’Amérique du Nord. Lorsque l’on se compare au reste du monde (voir figure 1), force est de constater que l’étoile du Québec pâlit.

Figure 1 – Émissions de CO2 par habitant·e, par pays (2017). Source: OWID based on CDIAC; Global Carbon Project; Gapminder & UN : https://ourworldindata.org/co2-emissions

Le temps est venu que le gouvernement québécois se regarde franchement dans le miroir et cesse de se faire croire qu’il est « vert ». L’hydroélectricité ne nous permettra pas d’atteindre, à elle seule, notre cible de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, soit 37,5 % d’ici 2030. La carboneutralité ne sera pas atteinte si nous poursuivons sur la voie de la croissance infinie.

Pas de changement de paradigme |Électrifier la croissance

Le gouvernement du Québec, dans son PEV, mise sur une électrification tous azimuts de l’économie québécoise, du transport (véhicules individuels, transports collectifs, transports de marchandises, bornes de recharge, notamment), des secteurs agricole, commercial et industriel, en passant par l’exportation d’électricité et par l’attraction d’investissements étrangers. Encore une fois, l’économie reste au centre de toutes actions et la quête pour la croissance se poursuit, et ce, sans aucune remise en question de notre mode de vie axé sur une croissance perpétuelle. Ceci ne change absolument rien aux inégalités sociales et entraîne la destruction de notre environnement. Le plan du gouvernement Legault tel que présenté est insuffisant pour atteindre la cible de réduction de 2030.

Qu’il s’agisse de développement durable, d’économie circulaire ou de croissance « verte », l’objectif est toujours le même : assurer la croissance du produit intérieur brut (PIB). Voilà l’objectif de l’État, et le gouvernement Legault le démontre bien. Il n’est aucunement question de contraindre l’industrie ou les comportements. Cette foi inébranlable dans une « prospérité matérielle possible pour tous et respectueuse de l’environnement […], reste intacte3Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire: la pensée créative contre l’économie de l’absurde, Lyon, Parangon, 2011, p. 31.».

Par exemple, le refus du gouvernement d’implanter des mesures contraignantes, notamment sur les véhicules utilitaires sport (VUS) afin d’en dissuader l’achat, envoie un bien mauvais message aux usager•e•s et à l’industrie. Les Québécois•e•s pourront donc continuer sur leur lancée en faisant croître le nombre de ces véhicules4Johanne Whitmore et Pierre-Olivier Pineau, État de l’énergie au Québec, Montréal, Chaire de gestion du secteur de l’énergie – HEC Montréal, 2020, p. 31. plus polluants que les véhicules légers, et les constructeurs poursuivront sur leur lancée avant de passer au tout électrique. En somme, il faut comprendre le message du gouvernement comme ceci : « ne changez rien ». Aucun incitatif n’est prévu pour réduire l’autosolo, de sorte que l’on doit interpréter qu’à partir de 2035, lorsque les voitures à essence neuves seront interdites, nous aurons le même parc-autos, sinon plus important, qui progressivement passera au tout électrique.

L’électricité à tout vent c’est bien beau, mais ça ne nous sort pas de la logique extractiviste5« L’extractivisme désigne la collecte à des fins commerciales de produits naturels non cultivés », Anna Bednick, Extractivisme, dans Décroissance : vocabulaire pour une nouvelle ère, Montréal, Écosociété, 2015, p. 239.. Évidemment, plusieurs en appelleront au découplage qui veut qu’en reconfigurant le principe de production et de conception des biens et services, il soit possible que la croissance économique dépende moins de la consommation des ressources naturelles. Il demeure que plusieurs études6Jason Hickel et Giorgos Kallis, « Is Green Growth Possible? », New Political Economy, vol. 25, n°4, 2019, p. 469-486.,7 Timothée Parrique, Jonathan Barth, François Briens, Christian Kerschner, Alejo Kraus-Polk, Anna Kuokkanen et Joachim H. Spangenberg, Decoupling debunked – Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, Bruxelles, European Environmental Bureau, 2019. https://eeb.org/library/decoupling-debunked/,8Yves-Marie Abraham, « Croître ou durer, il va falloir choisir! », Acfas Magazine, 2020. démontrent que notre dépendance à la croissance rend impossible ce découplage. Cette croissance, qui au XIXe siècle laissait présager plus de libertés, d’allègement du labeur et de perspectives d’enrichissement pour les sociétés coloniales occidentales, est devenue de plus en plus insoutenable au fil du XXe siècle, pour en arriver, en ce début de XXIe siècle à une situation globalement intenable9Matthias Schmelzer, « The growth paradigm: History, hegemony, and the contested making of economic growthmanship », Ecological Economics, vol. 118., p. 170..

La technologie et la transition | Miroir aux alouettes

Le Québec a la chance de compter sur une production d’électricité « propre », mais il demeure que notre hydroélectricité n’est pas sans conséquence sur notre milieu de vie (harnachement des rivières) et sur les populations qui habitent le territoire (autochtones et allochtones). Passer de la voiture à essence à la voiture électrique, bien qu’elle réduirait la dépendance à l’importation d’énergies fossiles, n’est pas sans conséquence.

Le gouvernement du Québec vise, dans les prochaines années, à développer ce qu’il appelle la filière batterie. Cette filière vise à « exploiter et transformer les minéraux du territoire québécois pour fabriquer des composants de batterie, comme des anodes et des cathodes10Gouvernement du Québec, Stratégie québécoise de développement de la filière batterie, https://www.economie.gouv.qc.ca/bibliotheques/strategies/strategie-quebecoise-de-developpement-de-la-filiere-batterie/ (Consulté le 16 novembre 2020). » afin de produire localement des véhiculent électriques en plus de développer le recyclage des dites batteries. La production de ces batteries s’appuie sur l’extraction de minerais (cobalt, lithium, nickel, manganèse, graphite, bauxite, etc.) qui au Québec, comme dans les pays du Sud, ont des impacts dévastateurs sur l’environnement (contamination du sol et de l’eau, montagne de résidus, perte de biodiversité), et c’est sans parler des conséquences sociales et sanitaires (déplacement de population, précarité, exploitation, contamination des sources d’eau potable, morts et blessés dans les mines, etc.).

En plus des enjeux environnementaux et sociaux liés à la voiture électrique, nous pouvons nous questionner sur la capacité technologique à atteindre le 100 % électrique d’ici 2035. La production de batterie n’arrive pas à suivre le rythme de progression attendue11Agence internationale de l’énergie, Global EV Outlook 2019. Scaling up the transition to electric mobility, 2019, https://www.iea.org/reports/global-ev-outlook-2019 (Consulté le 19/11/2020). ,12Ariel, Cohen, « Manufacturers Are Struggling To Supply Electric Vehicles With Batteries », Forbes, mars 2020, https://www.forbes.com/sites/arielcohen/2020/03/25/manufacturers-are-struggling-to-supply-electric-vehicles-with-batteries/?sh=438988931ff3 parce que contrainte par l’approvisionnement en ressources. En effet, l’industrie minière ne suffit pas à la tâche ce qui entraîne des retards quant aux projets d’usines de batteries qui doivent attendre que les ressources soient disponibles. Il n’est donc pas très surprenant, face à ce constat, de voir l’industrie de l’automobile promouvoir l’hydrogène13Kalea Hall, « General Motors aims to commercialize battery, fuel cell technologies, be automaker of the future », The Detroit News, https://www.detroitnews.com/story/business/autos/general-motors/2020/11/17/general-motors-commercialize-ultium-battery-fuel-cell-technologies-future/6258788002/ (Consulté le 19-11-2020). ,14Bengt Halvorson, « Racier-looking 2021 Toyata Mirai hydrogen fuel-cell car is ready for more infrastructure », Green Car Reports, https://www.greencarreports.com/news/1130322_racier-looking-2021-toyota-mirai-hydrogen-fuel-cell-car-is-ready-for-more-infrastructure (Consulté le 19-11-2020). consciente qu’elle ne pourra pas, à cause des contraintes évoquées, fournir toutes ces voitures électriques dans les délais voulus.

Chez les partisans de la croissance « verte », cette électrification des transports à 100 % est possible dans un horizon de neuf ans (2030) et si nous n’y arrivons pas c’est forcément que la volonté politique n’aura pas été suffisante pour être menée à terme15Agence internationale de l’énergie, Global EV Outlook 2019. Scaling up the transition to electric mobility, 2019, https://www.iea.org/reports/global-ev-outlook-2019 (Consulté le 19/11/2020). ,16Grant Smith et Bill Walker, « Is 100% renewable energy for the US possible? Yes », Utility Dive, 2019, https://www.utilitydive.com/news/is-100-renewable-energy-for-the-us-possible-yes/547135/ . Il demeure que la solution technologique ne nous sauvera pas. La nécessité de faire appel à des ressources rares, que ce soit pour la production des voitures électriques et de leurs batteries ou encore pour le déploiement des énergies renouvelables (solaire, éolien, bioénergies17Alexandre Bégin et Bertrand Schepper, « Portrait de l’industrie forestière au Québec : une industrie qui a besoin de l’État », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2020, https://iris-recherche.qc.ca/publications/industrie-forestiere-2020, a, nous l’avons déjà dit, des conséquences environnementales et sociales importantes. L’usage et le déploiement de hautes technologies rendent leur recyclage complexe de par la diversité et la complexité des matériaux qui les composent, sans compter la quantité d’énergie nécessaire à l’extraction et au raffinement de ces métaux, rendant cette technologie peu accessible.

La technologie ne sera pas suffisante pour entraîner une transition. Il faut engendrer un changement de paradigme qui devra être juste et équitable pour tous. Il faut revoir la consommation et la croissance et envisager la décroissance. Il faut questionner nos besoins, réduire à la source, lorsque possible, la ponction en ressources et la pollution qui l’accompagne et ainsi décroître la quantité d’énergie et de matières consommées, en plus de travailler à réduire la demande plutôt que de simplement remplacer l’offre d’énergies fossiles par celle de l’électricité18David Murray, Low Tech. dans Décroissance : vocabulaire pour une nouvelle ère, Montréal, Écosociété, p. 358..

Ambition et expertises

Alors que le gouvernement Legault nous présente sa vision pour réussir la « transition climatique19Gouvernement du Québec, Plan pour une économie verte, Québec, 2020, p. iv., https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/environnement/publications-adm/plan-economie-verte/plan-economie-verte-2030.pdf?1605540555 », un terme ambigu sur lequel je reviendrai dans un prochain article, force est de constater que ce dernier est loin d’être suffisant pour atteindre la cible fixée, d’autant que les mesures évoquées ne combleront que 42 % des objectifs de réduction de GES pour 2030.

On peut donc douter de la réelle volonté du gouvernement de mener à bien ce plan, d’autant qu’en conférence de presse, lors de la présentation du PEV, le premier ministre n’a pas voulu trop s’avancer sur le bien-fondé de GNL Québec dans le cadre de ce plan. Il a néanmoins ajouté que le gaz naturel constituait une énergie de transition pouvant remplacer le charbon et ainsi réduire des GES à l’échelle de la planète. Cette affirmation est largement contestée par les experts20Alexandre Shields, « Le gaz naturel ne serait pas une énergie de transition viable », Le Devoir, septembre 2017, https://www.ledevoir.com/societe/environnement/507324/le-recours-accru-au-gaz-naturel-nuit-a-la-lutte-contre-les-changements-climatiques-affirme-un-expert-du-giec,21Myriam Gauthier, « Le gaz naturel, «surtout pas à considérer» comme une énergie de transition, estime un professeur de l’UQAC », La Tribune, novembre 2020, https://www.latribune.ca/actualites/le-fil-groupe-capitales-medias/le-gaz-naturel-surtout-pas-a-considerer-comme-une-energie-de-transition-estime-un-professeur-de-luqac-9ebaeeeee104c40cf661f351cdc9a0ec ainsi que par l’Union européenne qui a reconnu que le gaz naturel est un obstacle à la transition énergétique22Frédéric Simon, « Natural gas is a « caveat » in energy transition, EU admits », Euractiv, mai 2020, https://www.euractiv.com/section/energy-environment/news/natural-gas-is-a-caveat-in-energy-transition-eu-admits/ (Consulté le 19-11-2020). .

Le ministre Charrette s’est engagé à faire une reddition de compte et une révision annuelle des éléments du PEV, mais si le premier ministre passe derrière pour couper ces révisions de 50 %23Thomas Gerbet, « 10 idées rejetées par le Plan pour une économie verte du Québec », Radio-Canada, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1750158/pev-propositions-organismes-groupes-ges?, (Consulté le 17-11-2020). comme il l’a fait avec le PEV, à quoi bon consulter les experts?

Le temps n’est pas notre allié dans notre lutte pour le climat. De plus, acheter des crédits carbone à la Californie est loin d’être une solution gagnante pour le futur environnemental du Québec. Copier sur notre voisin de classe, la Californie, nous fera peut-être réussir un examen, mais ne nous permettra pas d’obtenir notre grade (cible 2030).

Dans les années 1960, le Québec a eu l’ambition de nationaliser son hydroélectricité. Aujourd’hui, s’il veut poursuivre sur cette lancée et se démarquer, il en a la capacité, mais à la condition sine qua non de revoir fondamentalement notre mode de vie collectif. Le business as usual, même électrique, ne nous sauvera pas. Dans la perspective de la décroissance, l’un des axes de solution est d’abord et avant tout la réduction des transports, ce qui suppose de commencer à organiser nos vies tout autrement. C’est l’obligation de se déplacer frénétiquement et de transporter tout ce qu’il nous faut pour vivre qui doit être remise en question.

Notes[+]