par Emmanuelle Caccamo
Photo : Nice M Nshuti.
Nos sociétés, de nos modes de production à nos médiations sociales en passant par la culture, sont aujourd’hui profondément intriquées aux technologies numériques d’information et de communication (TNIC). Et pour cause, lancés à plein régime dans la « révolution numérique », les gouvernements occidentaux s’évertuent à soutenir les instances privées et publiques dans le déploiement de tout un arsenal de nouvelles « innovations » numériques. Par le prisme de différents programmes, les différents paliers gouvernementaux souscrivent benoîtement à l’idéologie selon laquelle l’invasion du numérique au cœur de nos sociétés est un élément nécessaire à l’économie, au « développement durable », au bien-être et à un meilleur gouvernement des peuples. La « ville intelligente », l’« école numérique » et le « e-campus » constituent des exemples paradigmatiques de cette pensée magique du tout-numérique. Les gouvernements poursuivent une trajectoire de numérisation croissante de nos sociétés, ouvrant toujours plus la porte aux entreprises privées capitalistes et à la centralisation.
La trajectoire numérique hégémonique, telle qu’elle est envisagée et concrétisée actuellement sous la coupe du capitalisme avancé, est de manière assez évidente incompatible avec un projet décroissantiste. En parallèle, émerge l’idée que d’autres projets numériques seraient possibles, voire qu’un changement de culture technique advienne. Parmi ces projets « alternatifs », l’un d’eux serait-il compatible avec l’idéologie décroissantiste?
Une liste d’alternatives numériques
Dans un récent ouvrage, Julia Laïné et Nicolas Alep ont regroupé des formes alternatives sous le nom d’« alternumérisme »1Julia Laïné et Nicolas Alep, Contre l’alternumérisme, Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur, 2020.. Sur leur liste alternumériste, les auteur·e·s citent par exemple l’approche « développement-durabiliste » du numérique. Dans ce cas, le numérique rencontre le « développement durable » et la croissance verte. Il s’agit en somme de verdir l’existant ou d’« innover » tout en s’assurant que ces technologies demeurent compatibles avec le marché et soient rentables. Cette approche est généralement développée par des organismes gouvernementaux (Ademe en France), des lobbies privés (The Shift Project) et des organismes non gouvernementaux (Greenpeace). À cela s’ajoutent des start up alternuméristes valorisant les marchés équitables (fairtrade) à l’exemple des fairphones. Dans cette approche incompatible avec la décroissance, les néologismes sont légion : on parle entre autres de « sobriété numérique », d’« informatique verte », de « green IT », d’« écoconception numérique », notamment.
Pensée sur un plan individuel, un deuxième type d’approche s’inscrit dans une volonté – illusoire – de maîtriser le numérique. L’approche individuelle ou individualiste s’exprime par des petits gestes « responsables » à accomplir sous l’égide de programmes de « minimalisme numérique » 2cf. Cal Newport, Minimalisme numérique, Montréal, Éditions de l’Homme, 2020. ou de « cyberminimalisme » 3cf. Karine Mauvilly, Cyberminimalisme, Paris, Seuil, 2019.. Il s’agit en fin de compte de faire porter la responsabilité des gestes numériques sur les individus, sans jamais questionner le système technicien, les entreprises et les gouvernements en cause dans la production. Cette posture est semble-t-il analogue au zéro déchet, tel qu’il est actuellement prodigué dans les sociétés occidentales : l’individu doit se responsabiliser et faire de meilleurs choix de consommation. Dans le domaine du numérique, cette approche individualiste est très limitée, d’autant plus qu’elle s’accompagne de nouvelles niches mercantiles (séjours de détox numérique, logiciels de contrôle du temps passé sur les écrans, etc.).
Le courant du logiciel libre est également présent sur la liste de Laïné et Alep. Pour les auteur·e·s :
Le logiciel libre n’est qu’une modalité de développement informatique et de licence de diffusion, il ne remet pas en cause la recherche d’efficacité, la rationalité instrumentale, qui sont au fondement des technologies numériques. […] Une organisation de développement coopératif ainsi qu’une diffusion libre ne sont en aucun cas une garantie que le code soit “bon” ou utilisé à bon escient 4Laïné et Alep, op. cit., p. 63..
En effet, comme le rappellent les auteur·e·s, distribuer librement le code d’un drone tueur ne répond pas à un idéal de coopération…
Du reste, certains tenants du logiciel libre, à l’exemple de Framasoft en France et de Facil au Québec, accompagnent leurs programmes d’un projet sociopolitique de décentralisation, de mise en commun des savoirs et des outils, et d’un refus du capitalisme de surveillance. Ceux-là proposent des alternatives libres aux médias numériques hégémoniques comme Facebook, à l’exemple de diaspora*, et alimentent la réflexion sur les communs numériques (ou en sont à l’origine). Cette démarche louable, dont on voit les possibles affinités avec la décroissance, présente néanmoins de nombreuses limites 5cf. par exemple Emmanuelle Caccamo, « Médias socionumériques alternatifs. Étude sémiotique et rhétorique de diaspora* », Cygne noir, no 7, 2019. En ligne <http://revuecygnenoir.org/numero/article/caccamo-medias-socionumeriques-alternatifs>.. Pour ne donner qu’un seul exemple, suite à sa campagne de « Degooglelisation » du web, Framasoft réalise présentement une campagne pour « Déframatiser » le web : l’utilisation des services alternatifs de Framasoft par les internautes est devenue trop importante et les données, trop centralisées. Cet engouement est devenu incompatible avec l’idéologie décentralisatrice prônée par l’organisme. En somme, les services de Framasoft sont devenus trop hégémoniques, trop « monstrueux ».
Ainsi, à la lumière de ces quelques exemples, le concept d’« alternumérisme » forgé par Julia Laïné et Nicolas Alep désigne l’idée qu’il existe différentes solutions numériques, mais celles-là demeurent toujours illusoires et naïves si le but escompté est de transformer la société.
La « décroissance numérique » est-elle un alternumérisme naïf?
Bien que les deux auteur·e·s prônent une désinformatisation totale des sociétés, il m’apparaît encore nécessaire de creuser le thème de ce que j’appelle la « décroissance numérique ». Dans un autre texte, je proposais de définir la décroissance numérique comme un programme de réflexion collective et politique reposant sur un changement de paradigme 6cf. Emmanuelle Caccamo, « Critique de la “numérisation” croissante de la société. Vers une trajectoire alternative et décroissante », dans E. Caccamo, J. Walzberg, T. Reigeluth et N. Merveille (dir.), De la ville intelligente à la ville intelligible, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2019, p. 117-137.. Ce projet reposerait sur différents principes ou guides dont je rappellerai succinctement les grandes lignes.
En premier lieu, il s’agirait de remettre en cause nos « besoins » en termes de technologie numérique et d’examiner le problème selon un principe de diminution collective des équipements et de la masse des données. L’évaluation de la nécessité et la diminution se fondent toutefois sur un principe d’humilité quant à nos ambitions technologiques :restons modestes et remettons sans cesse en question la technoscience (élément fondamental du système de croissance). Osons surtout nous demander si, dans une trajectoire post-croissance, nous pourrions (ou nous devrions) nous passer de TNIC.
Le projet de décroissance numérique s’appuierait également sur un principe de durabilité. Qu’il s’agisse de hardware et de software, les technologies estimées nécessaires au fonctionnement de la société devraient être repensées de fond en comble afin d’être minimales, peu complexes, réparables, conviviales et économes en ressources.
Ce principe serait indissociable du principe de recherche orientée vers l’économie des ressources et la coopération. Qui dit modèle coopératif, dit aussi équité, valorisation de l’entraide, rapports de réciprocité intersectionnelle et de justice entre les humains dans le domaine du numérique. Ce rapport devrait s’opérer également envers les animaux non humains dont certains voient leur existence menacée par les industries d’extraction de métaux entrant dans la construction de hautes technologies (téléphones de dernières génération, écrans, etc.).
Par ailleurs, un principe d’autoproduction serait au cœur ce projet politique : pour reprendre Yves-Marie Abraham, il s’agit de « se débrancher des macro-systèmes techniques et […] [de] s’inscrire dans des circuits économiques courts » 7Yves-Marie Abraham, « La décroissance soutenable comme sortie du capitalisme », Possibles, volume 39, numéro 2, automne 2015, p. 148.. Sortir des grands schémas hégémoniques du numérique et relocaliser la production serait alors fondamental.
En accord avec l’idéologie d’une société postcroissance, le numérique devrait être soumis à un principe de communalisation, c’est-à-dire à une déprivatisation par une valorisation des « communs numériques ».
Tous ces éléments reposeraient enfin sur principe fondamental d’autonomie politique. Celui-ci envisage que les peuples puissent débattre librement des finalités de la culture technique et en fixent collectivement les normes.
En somme, ces quelques principes pourraient guider un programme de « décroissance numérique ». Ce dernier soulève cependant de nombreuses questions : n’est-il, par exemple, qu’un « moment » qui mènerait vers une société décroissante? Ces quelques principes formulés ouvrent certes la porte à une dénumérisation de la société, mais dans un scénario inverse, un tel programme est-il compatible avec une société post-croissance? S’ajoute-t-il à la liste des alternumérismes naïfs déjà identifiés par Laïné et Alep? L’idée d’une « décroissance numérique » est-elle absolument incohérente avec la posture technocritique si fondamentale dans les théories décroissantistes? Sur un plan techno-politique, par exemple, une société postcroissance n’est-elle concevable qu’en l’absence de technologies numériques? Sur un plan pratique, dans une société où l’autoproduction et la relocalisation sont des valeurs premières, les technologies numériques peuvent-elles exister? Une organisation sociale et économique postcroissance serait-elle compatible avec une production et une extraction des ressources nécessaires aux TNIC? Pour le moment, l’idée d’un « numérique low tech » ou d’un « internet low tech » prônée par certains m’apparaît suspecte 8Voir par exemple Kris De Decker, « Comment bâtir un internet low tech », Techniques & Culture, n° 67, 2017,en ligne : <http://journals.openedition.org/tc/8489>.. Enfin, Jacques Ellul n’a cessé de le répéter : la technique porte ses effets pragmatiques en elle-même, en dehors de l’usage (qui, lui, réfère à une question morale). Mais elle le fait toujours dans un contexte culturel et sémiotique particulier. La technique est créée et développée dans et par un contexte historique, culturel, politique et socio-économique spécifique. Dès lors, dans un autre paradigme économique et technoculturel, que deviennent les TNIC?
Un chantier sur le caractère « alternumériste » de la postcroissance
Puisqu’il est si tentaculaire, le « numérique » forme selon moi l’un des thèmes importants à traiter dans les recherches sur la décroissance et sur les sociétés postcroissantes. La série d’interrogations formulée dans ce texte ouvre un chantier de réflexion sur le caractère « alternumériste », voire « post-numérique » d’un projet de société postcroissance. Il s’agira de poursuivre la recension des alternumérismes existants ; d’évaluer leur (in)compatibilité avec un projet décroissantiste et de recenser les travaux sur la dénumérisation sociétale, tant d’un point de vue idéologique que pratique.
Notes