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Esquisse de réflexions sur le « travail » au sein d’un monde post-croissance. Dialectique entre « liberté » et « nécessité »

Par Ambre Fourrier

Reproduction photographique de l’œuvre Sisyphus. Auteur : Franz von Stuck. Sous domaine public.

« [l’être humain] n’a jamais cessé de rêver une liberté sans limite, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l’aurait privé, soit comme dans un bonheur à venir qu’il lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse »1Weil, S. (1955). Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris: Gallimard, p. 85..

Simone Weil, (1955).

Quels sont les critères qui permettraient de définir un « travail » émancipé compatible avec un mode de vie post-croissance ? De nombreux auteurs au sein des milieux progressistes mentionnent l’importance de se « désaliéner » du travail, mais peu tentent de définir la forme que pourrait prendre « une activité émancipatrice »2Ce texte est une réflexion située en occident. Néanmoins, on peut dire que la forme sociale qu’a prise le travail aujourd’hui s’est imposée à peu près partout sur la planète aujourd’hui. respectant les limites biophysiques de notre monde.

Rappelons succinctement ici qu’il est possible de considérer cette notion de manière diachronique en retraçant l’histoire du « travail » comme l’a fait notamment Dominique Méda (2011)3Dominique Méda en donne une définition restrictive : « le travail devient un concept unifiant des réalités jusque-là, non-classées ensemble. Méda, D. (1995). « Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail » », Revue du MAUSS, vol. no 18, no. 2, 2001, pp. 71-78., mais aussi de l’analyser de manière synchronique, en l’observant dans ses dimensions actuelles comme institution de lien social central (Durkheim, 1893) dont la forme s’est traduite sous le capitalisme par le rapport social d’exploitation (Marx, 1867). Mais, il nous est possible aussi d’analyser la dimension ontologique du « travail » comme caractéristique de l’être humain4On peut se référer à la dimension hégélienne du travail reprise par Marx. « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. […] Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature » (Marx, 1867/1983, p. 199-200)..

Pour Dominique Méda, la notion est récente. Elle apparaît notamment dans les écrits d’Adam Smith comme catégorie qui rassemblent plusieurs types d’activité au sein d’un tout organique : « comme une substance homogène identique en tout temps et en tout lieu et infiniment divisible en quantums (en atomes) »5Méda, D. (1995). Le travail une valeur en voie de disparition. Paris: Champs Essai, p. 62.. Le travail est ainsi défini comme l’unité de mesure de toute chose dont le but est l’échange marchand, origine de la création de valeur et il est calculé en temps (dimension abstraite). Sa particularité réside aussi dans le fait qu’il est lui-même une marchandise et qui prend place dans la sphère publique. Mais, le « travail » a également une dimension anhistorique comme activité qui vise à « entretenir notre milieu de vie » dans un mouvement réciproque par lequel « on touche, déplace, transforme et façonne les choses »6Rosa, H. (2016). Résonance une sociologie de la relation au monde, Paris: La découverte, p. 266.. Cette définition correspond à ce qu’André Gorz appellera le sens « anthropologique du travail » et c’est à celle-ci que nous ferons référence lorsque nous parlerons de « travail » dans la réflexion qui va suivre.

Précisons aussi que nous ne débattrons pas dans cet essai de la question: faut-il sortir du travail, comme le pensait André Gorz, ou bien faut-il s’aventurer à redéfinir la valeur abstraite7Voir les travaux de Bernard Friot à ce propos sur le salaire à vie et sa proposition de redéfinir la valeur abstraite par la qualification. ? Nous nous interrogerons plutôt sur la manière dont est définie « l’activité émancipée » chez deux auteurs que l’on associe parfois à la décroissance : André Gorz et Hannah Arendt8Biagini, C., Murray, D., Thiesset, P. (dir.). (2017). Aux origines de la décroissance 50 penseurs. L’Échappée/Écosociété/Le Pas de côté., en nous basant plus particulièrement sur deux ouvrages : Métamorphose du travail (1988) et La condition de l’homme moderne (1961). Notre objectif est de tenter de soulever un problème qui nous apparaît marquer aujourd’hui l’imaginaire social occidental9Au risque peut-être de trahir la pensée globale de ces auteurs dont il faut reconnaître toute la richesse.. À la suite, de cela nous tenterons de montrer que l’on peut trouver chez Simone Weil des éléments éclairants pour penser le travail aujourd’hui.

Travail instrumental & Activité libre

Bien souvent, l’activité « libre », « autonome » et « émancipée » est définie comme une action qui a « elle-même ses propres fins ». On retrouve cette définition chez Marx, mais aussi chez Aristote lorsqu’il fait la distinction entre praxis : activité qui ne vise que son propre exercice10Qui correspond aux activités nobles telles que la politique et la philosophie chez les Grecs, orientées vers l’élévation du sujet. et la poiésis action qui a une finalité extérieure à elle-même et au sujet et au sujet qui l’exerce11Voir le texte de Danon-Boileau, L. (1991). « Sur la notion de Télos, de Praxis et de poésis », L’information grammaticale, n° 51, octobre 1991, pp. 19-20.. Pour définir notre problème, partons de la définition d’André Gorz dans Métamorphose du travail et critique de la raison économique (1988) :

« Il ne faut pas, en effet, sous prétexte qu’autonomie s’oppose avant tout dans notre expérience, à hétéronomie, oublier l’autre dimension du problème : autonomie s’oppose aussi à nécessité, non pas parce que toute activité nécessaire est inévitablement hétéronome (il n’en est rien), mais parce que l’autonomie d’une activité commandée par la nécessité est condamnée à rester formelle […] Dire que les activités autonomes ne peuvent avoir pour but l’échange ne suffit pas à les caractériser. Il faut encore qu’elles soient sans nécessité : que rien d’autre ne les motive que le désir de faire venir au monde le Vrai, le Beau, le Bien. Il faut autrement dit, qu’elles renvoient à un choix conscient auquel rien ne l’oblige […] Les habitants d’un immeuble ou d’un quartier qui au lieu d’acheter leur pain pour pas cher, à la boulangerie s’associent pour installer un four à bois et fabriquer, durant leur temps libre, du pain biologique se livrent à une activité autonome : ce pain est un produit facultatif, ils ont choisi de le fabriquer pour le seul plaisir de le faire, de le manger, de le donner d’approcher une perfection dont ils ont eux-mêmes défini les normes. Chaque pain tient à l’œuvre plus que du produit ; le plaisir d’apprendre, de coopérer, de perfectionner, est prépondérant et le souci de se nourrir subalterne. »12Gorz, A. (1998). Métamorphose du travail critique de la raison économique. Paris : Galilée, p. 269-271.

André Gorz, (1998).

Cette incompatibilité entre activité « autonome » et « nécessaire » renvoie à la grande question philosophique de la liberté. Les êtres humains peuvent-ils être libres s’ils sont soumis aux déterminismes naturels ? S’ils sont préoccupés par le fait de combler leurs besoins ? Les activités qui visent à combler leurs besoins : manger, dormir, se vêtir, etc. ne peuvent être émancipatrices dans la définition que nous venons de citer, puisqu’elles auraient une finalité extérieure à elle-même. Mais, cette conception ne pose-t-elle pas un problème lorsqu’il s’agit de penser une société post-croissance et de la lier aux limites biophysiques de notre monde ? Ne restons-nous pas dans un « dualisme cartésien » corps / esprit, nature / culture problématique ?

Rapide tour d’horizon sur la séparation « liberté » « nécessité »

Dans la pensée occidentale, depuis l’Antiquité, la liberté a bien souvent été définie comme opposée à la nécessité. Durant la Grèce Antique, les personnes13Nous faisons référence ici aux femmes et aux esclaves. Les paysans à Athènes avaient le droit de vote, mais il demeurait certains préjugés à leurs égards. Voir les écrits de Platon. qui s’occupaient des tâches nécessaires à la reproduction et à la production étaient exclues des décisions politiques14À l’exception des paysans bien qu’il demeurât des préjugés à leur encontre.. Elles étaient considérées comme incapables de discernement et d’expression de « liberté » par le fait même qu’elles étaient « trop » préoccupées par les travaux matériels15Le terme « travail » ne doit pas être interprété ici à la manière dont on l’emploie aujourd’hui, à savoir dans son sens abstrait, c’est-à-dire comme « une conduite sociale regroupant plusieurs fonctions ou occupations », car chez les Grecs cette entité n’existait pas. Voir Migeotte, L. (2019). Les philosophes grecs et le travail dans l’antiquité, dans dir. Mercure, D. et Spurk, J. (2019). Les théories du travail, Les classiques. Presses de l’Université Laval.. Cette non-considération voire ce mépris pour tout ce qui se rapportait à « la nécessité » s’explique en partie, par la place moindre qu’accordaient les Grecs à l’oikonomia au sein de la cité16Qui signifie gestion de la maison..

Plus tard, dans l’ère judéo-chrétienne, « le travail », l’acte de produire et de mettre au monde, est représenté comme une punition. La vie dans l’Éden a pris fin au moment du péché originel. Depuis, l’être humain doit satisfaire ses besoins à la « sueur de son front ». Alors qu’auparavant il vivait dans l’abondance, aujourd’hui, il est face à une nature hostile qu’il faudrait combattre et tenter de dominer pour survivre. On retrouve dans cette « vision du monde », l’opposition entre la « sphère de la nécessité » et la « sphère de la liberté ». « Le nécessaire » nous a été retiré, il faut maintenant « souffrir » pour combler nos besoins. En conséquence, cela restreint notre capacité à jouir de notre liberté. Face à ce constat, comme l’écrit Murray Bookchin, nous avons deux choix qui s’offrent à nous : soit la voie de l’humilité religieuse face aux dictats des lois naturelles, soit la conquête de l’espace naturel pour le dominer totalement17Bookchin fera appel au rejet de ces deux choix. Bookchin, M. (s.d). Freedom and necessity and nature, récupéré de : http://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-freedom-and-necessity-in-nature-a-problem-in-ecological-ethics.pdf..

C’est bien entendu la deuxième direction que nous avons prise au sein du système capitaliste. Selon, Pierre Charbonnier dans Liberté et abondance (2019), nous nous considérons comme « libres » si et seulement si nous avons un accès illimité aux marchandises et à l’énergie. L’idée d’émancipation au sein de la philosophie occidentale se serait construite, selon l’auteur, comme opposée aux contingences matérielles contraignantes. C’est en échappant aux aléas de la nature que les êtres humains seraient véritablement libres. Au XVIIIe siècle, contrairement aux physiocrates qui liaient l’enrichissement à l’agriculture et donc à la fertilité des sols, Adam Smith l’associe à la division du travail et à l’échange marchand déconnecté des contraintes biophysiques.

Aujourd’hui, les discours qui argumentent en faveur d’une économie « dématérialisée » tentent de nous faire croire que les êtres humains auraient réussi à se recréer sur terre un Éden grâce aux prouesses techniques. Jeremy Rifkin en appelait d’ailleurs à «[l]a fin du travail »en 199518Même s’il n’envisage pas pour autant l’oisiveté et défend les activités sociales, cette thèse sur la fin du travail semble tout de même marquer les esprits du grand public. Elle a ressurgi très largement au sein du débat sur le revenu de base du côté de ceux qui envisagent justement le remplacement de nombreux emplois par des robots.. La position qui lui est opposée mais qui la rejoint en partie, est celle des thèses du « capitalisme cognitif » ou les théories du general intellect. Comme l’indique Carlo Vercellone, le rapport capital/travail se serait transformé. Le travail serait devenu immatériel, c’est-à-dire non plus attribuable à un individu, mais à l’ensemble de nos faits et gestes que le capital serait dorénavant en mesure de capter, grâce, notamment, aux nouvelles technologies. Ainsi, la valeur ne serait plus attribuable directement à l’acte de « travailler », la croissance pourrait alors se poursuivre sans lui. C’est l’idée d’économie immatérielle19Pour contredire cette idée, voir le rapport de Parrique, T. Barth, J. Briens, F. Kerschner, C. Kraus-Polk, A. Kuokkanen, A. Spangenberg, J.H. (2019). « Decoupling Debunked, Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », European Environmental Bureau, récupéré de: https://eeb.org/decoupling-debunked1/ qui pourrait permettre selon ses défenseurs un dépassement du capitalisme. Pour certains auteurs de ce courant de pensée d’ailleurs, on assisterait ainsi à l’avènement de la « société de loisir » réellement « libérée ». Mais, est-ce vraiment le cas ? Si les thèses de « [l]a fin du travail »20Voir le texte de Dominique Méda : Méda, D. (2001). « Quelques notes pour en finir (vraiment) avec la « fin du travail », Revue du MAUSS. 2(2), pp. 71-78. ont été réfutées à bien des égards21Voir les travaux A. Casilli (2019) ou encore ceux de Sarah T. Robert (2020) sur le microtravail du clic qui dévoilent tout le travail nécessaire à l’entrainement de l’intelligence artificielle. Les travailleurs y sont principalement situés dans les pays du Sud au sein de ferme à clic. Ils exercent une activité très précaire et largement invisibilisée par la machine., elles persistent dans certains discours, dont ceux de la Silicon Valley. Elles sont d’ailleurs réapparues très largement dernièrement au sein du débat sur le revenu de base. À notre avis, ce « rêve » largement alimenté par la société capitaliste contribue à encourager le mythe du pays de « cocagne »22Le pays de cocagne est dans l’imaginaire de certaines cultures européennes, un pays de fêtes continuelles, où la nature est luxuriante et où le travail est proscrit. (Source Wikipédia). comme idéal de progrès. Et, curieusement, cette illusion ne semble pas dater d’hier : lorsqu’Aristote s’interrogeait sur la justice vis-à-vis des esclaves, il résolvait le problème ainsi : « Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain ; si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves »23Aristote. (1874). « Politique, Livre I », Traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire, Ladrange, récupéré de : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Politique/Traduction_Barth%C3%A9lemy-Saint-Hilaire. Voilà ce qui justifierait une véritable libération. Pour être réellement libre et du même coup sortir du rapport de la domination présent dans l’activité économique il faudrait à tout prix se débarrasser de la « nécessité » ou réduire cette sphère le plus possible.

Pourtant cités comme des auteurs qui ont alimenté les réflexions sur la décroissance24Op.cit. Biagini, C., Murray, D., Thiesset, P. (dir.) (2017)., Hannah Arendt et André Gorz, dont la pensée est très imprégnée de la Grèce antique, semblent eux aussi reproduire cette même dualité. Après avoir présenté très brièvement certains concepts et arguments des auteurs, nous discuterons de leurs visions du « travail », en finissant par aborder très modestement la pensée de Simone Weil. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de prétendre en avoir fait une lecture exhaustive, mais de soulever certains enjeux autour de leurs conceptions du « travail » et de la « valeur » qui lui est accordée au sein des écrits de ces philosophes. Notons ici que nous entendons « activité émancipatrice » au sens conceptuel. Il ne s’agit pas de décrire une seule et même forme d’activité, car nous sommes conscients qu’elle peut prendre plusieurs formes selon la subjectivité des acteurs, mais bien d’établir quelques critères qui tenteraient de la définir.

André Gorz : l’activité autonome ne peut être nécessaire

Dans le passage que nous avons cité en introduction, André Gorz abandonne toute idée d’émancipation par le « travail », entendu au sens sociohistorique. Néanmoins, il va un peu plus loin puisque, pour lui, une activité autonome ne peut pas être « nécessaire ». Même au sein des activités qui pourraient prendre la forme d’activités autogérées, il ne pourrait y avoir d’émancipation réelle. « Le travail nécessaire, aussi peu aliénant qu’il puisse être, ne pourra jamais coïncider avec le sens vécu qu’ont les activités autonomes poursuivant les fins qu’elles se sont librement données »25Gorz, A. (1991). Capitalisme, socialisme, écologie. Désorientations, orientations, Paris : Galilée, p. 125.. Partant de ce principe, Gorz va défendre une réduction du temps de travail : « travailler moins, vivre mieux », indique-t-il. La société fonctionnerait ainsi : d’un côté, il y aurait les activités payées, le travail (forcément hétéronome), et de l’autre les « activités autonomes » (librement choisies en dehors de toutes contraintes). L’objectif pour Gorz serait d’élargir cette sphère de l’autonomie et de restreindre la sphère de la nécessité en se fixant une norme du « suffisant ». Il défend donc, dans un premier temps, l’idée d’un quota d’heures par an : « On peut aussi définir, une durée du travail à l’échelle de la vie entière par exemple : 20 000 à 30 000 heures par vie, à fournir en l’espace des cinquante années de vie potentiellement active. » Les activités contraintes au sein de la nécessité seraient exercées au sein du travail (fin en soi) et d’autres activités que l’on ferait pour le simple plaisir de les faire, expression réelle de notre liberté (activités autonomes). Ce faisant, il rejoint une certaine interprétation de la pensée de Marx: « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures. »26Citation de Marx à ce propos : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. […] Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges […]. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. » (Marx, K. Capital, Tome III, Œuvres Complètes, Pléiade, II, p. 1487).

Il est curieux de présenter les choses ainsi, car on pourrait aussi considérer que les activités tournées vers la nécessité dans un certain cadre autre que le cadre capitaliste peuvent justement nous faire accéder à une plus grande compréhension du monde, et nous permettrait ainsi de devenir plus autonomes (développement d’un savoir-faire). D’ailleurs le fait qu’une importante partie de la population soit coupée des activités de subsistance, dans nos sociétés industrielles, nous rend collectivement plus vulnérables. Il semble donc y avoir une contradiction à ce sujet dans la pensée de Gorz. Selon sa conception, il y aurait une sphère de « l’aliénation » qui serait celle du travail et une « sphère de l’émancipation » dans les activités autonomes. Mais peut-on passer de l’une à l’autre si facilement ? Peut-on penser la réhabilitation d’une « norme du suffisant »27Gorz indique que c’est sous le capitalisme que nous avons perdu cette norme du suffisant, norme qu’il faudrait réhabiliter en transformant nos modes de vie. dans ces conditions ? Ce n’est pas la réduction du temps de travail qui nous paraît ici problématique bien au contraire, mais plutôt cette dualité entre nécessité et liberté dans sa pensée.

Par ailleurs, cette manière de présenter les « activités autonomes » n’est-elle pas proche d’une conception « aristocratique » du monde ? Il nous semble qu’en séparant sphère du travail et sphère de l’autonomie, cela nous conduit à dévaloriser automatiquement « les tâches nécessaires » et donc conséquemment, à vouloir en sortir. Cette « vision du monde » qui contribue à séparer « nécessité »28Ce que nous entendons par nécessité s’apparente plus concrètement aux activités de subsistance. de « liberté » a tendance à aboutir de fait, soit à la défense des technologies, seules capables de nous libérer de la servitude à la nécessité29Le critère utilitariste de « diminution des souffrances inutiles » nous nous permet pas lui non plus de sortir de cette idée de « délivrance » dans son ouvrage Terre et liberté (2021) que nous n’avons pas encore parcouru. Cet ouvrage nous apparaît très important pour réfléchir à la question du travail., , soit à la défense d’une société inégalitaire dans laquelle on confierait à une partie de la population ce qui relève du « nécessaire ». On le voir par exemple, aujourd’hui, la pandémie du COVID-19 a révélé une crise du travail du care dans les pays occidentaux, travail peu considéré, il est exercé majoritairement par des femmes migrantes. C’est aussi dans ce même domaine que l’on trouve plusieurs projets techniques qui viseraient à remplacer ces activités de « soin », « d’entretien », par des robots, sorte de « compagnon artificiel »30Gibert, C. (2021). « Des robots compagnons pour nos personnes âgées ». CScience IA, récupéré de: https://www.cscience.ca/2021/03/09/les-robots-compagnons-connaissent-un-reel-engouement/. Qu’est-ce qui nous conduit collectivement en tant que société à considérer ces tâches comme du « sale boulot », destiné alors à être à tout prix délégué à ceux et celles qui n’ont d’autres choix que de les accepter? Pourtant bien essentielles, les individus qui les exercent sont maintenus dans une précarité constante.

Même si pour Gorz31Sa pensée a largement évolué à travers le temps. tout le monde devrait contribuer au travail nécessaire, il nous semble que sa manière de définir une activité autonome ne va pas assez loin. Elle se rapproche alors, des pratiques de Do it yourself qui ont été largement récupéré par l’économie capitaliste. Il les décrit ainsi: « les habitants d’un immeuble ou d’un quartier qui au lieu d’acheter leur pain pour pas cher à la boulangerie, s’associent pour installer un four à bois et fabriquer durant leur temps libre, du pain biologique se livrent de même que pour le tricot à une activité autonome. Ce pain est un produit facultatif. »32Gorz A. (1988). Métamorphose du travail, critique de la raison économique, Paris : Éditions Galilée, p. 272. On peut se demander pourquoi, dans sa vision des choses, une activité autonome doit être nécessairement facultative.

Si nous reconnaissons aux espaces d’autoproduction libérés de la nécessité leur importance pour la créativité et l’expérimentation, il nous semble la vision que nous propose Gorz des « activités autonomes » en opposition aux activités de « travail » conduit encore une fois à perpétuer la vision d’une liberté entendue au sens libéral c’est-à-dire comme l’absence de « contrainte » (liberté négative) ? Or, si la « vraie vie » commence hors travail, l’être humain ne serait-il pas poussé à trouver les moyens d’y échapper ?

Bien évidemment, et nous préférons prendre des précautions ici, reconnaître que les activités nécessaires peuvent se réaliser dans un cadre librement choisi, ne veut pas forcément dire qu’il faut fonder l’ensemble de notre organisation sociale et politique sur la « nécessité matérielle ». Gorz, indique à ce propos :

« Il est impossible de fonder la politique sur une nécessité ou sur une science sans du même coup la nier dans son autonomie spécifique et établir une « nécessaire » dictature « scientifique », également totalitaire lorsqu’elle se réclame des exigences de l’écosystème. »33Gorz, A. (1992). « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation». Actuel Marx. No. 12, L’écologie, ce matérialisme historique, (Deuxième semestre 1992), Presses Universitaires de France, pp. 15-29, récupéré de : https://www.jstor.org/stable/i40229772https://www.jstor.org/stable/i40229772

André Gorz, (1992).

Il militait d’ailleurs en faveur de la réappropriation « d’un monde vécu » entendu comme un monde accessible à notre compréhension sensorielle, c’est-à-dire: « un environnement à la fois naturel et social organisé de telle sorte qu’il permet à chacun d’en comprendre les règles et de s’y orienter et de telle manière que personne ne puisse, par le monopole d’une ressource, d’une connaissance ou d’une technique, imposer des conditions de vie. »34Bardin, A. (2014). « La nature dans l’écologie politique d’André Gorz », Fondation de l’écologie politique, récupéré de : http://www.fondationecolo.org/blog/LA-NATURE-DANS-L-ECOLOGIE-POLITIQUE-D-ANDRE-GORZ Il tentait d’éviter ainsi le piège qui consiste à vouloir définir normativement « ce qui est nécessaire » ou « ce qui ne l’est pas », une question qui lui apparaissait bien trop souvent présente au sein des mouvements écologistes35Une question d’ailleurs très largement présente encore aujourd’hui.. Néanmoins, ce faisant, il glisse lui-même à son tour dans une autre dérive celle de considérer « les activités socialement utiles » comme purement instrumental en réduisant la sphère des activités autonome aux purs loisirs « créatifs »36Dans d’autres textes, Gorz défendait pourtant une écologie du quotidien notamment dans son texte « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, n°12, 1992. Ainsi, il semble donc y avoir une certaine contradiction dans sa pensée sur la question des critères définissant une activité émancipatrice. En référence à cette écologique du quotidien, voir à titre d’exemple le documentaire Le Dossier Plogoff de François Jacquemain (1980).

Hannah Arendt : l’activité dirigée vers notre métabolisme n’est pas pleinement humaine

Dans son ouvrage La condition de l’homme moderne (1958), la philosophe distingue : le travail, l’œuvre et l’action. Pour Hannah Arendt, la présence au sein de plusieurs langues de deux mots distinct pour parler de « l’activité », à savoir labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais, prouve bien qu’il y a une distinction à établir entre ce qu’elle appelle le travail et l’œuvre. Le travail regroupe selon Arendt les activités qui s’apparentent à la conservation et à la reproduction de la vie, aux activités biologiques nécessaires. Ces activités ont pour caractéristiques d’être soumises à un perpétuel renouvellement. Elles enferment l’être humain dans le statut d’animal laborans, enchaîné aux tâches de la « nécessité » qui doivent être reproduites sans cesse tout au long du processus vital. Les caractéristiques de ces activités est qu’elles n’ont ainsi jamais de « fin ». Les activités domestiques en constituent le meilleur exemple : le ménage, les activités d’entretien, la cuisine « tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital »37Arendt, H. (1961). La condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Levy, p. 146.. Mais l’agriculture aussi peut être considérée comme « travail » : « la terre cultivée n’est pas, à proprement parler, un objet d’usage qui est là dans sa durabilité propre et dont la permanence ne requiert que des soins ordinaires de préservation : le sol labouré pour rester terre cultivée, exige un travail perpétuellement recommencé. »38Arendt, H. (1961).Op.cit., p. 188.. Sa fin dépendra seulement « de l’épuisement de la force de travail »39ette considération n’est vraie que dans notre mode économique actuel sur lequel repose la critique de Arendt. Plusieurs anthropologues tel que Marshall Shalins ou Evans-Prichard ont montré que les chasseurs cueilleurs n’étaient pas dominés par les activités de subsistance.. En d’autres termes, le travail désigne l’ensemble de nos activités qui visent simplement à entretenir notre métabolisme. Pour Hannah Arendt, ces tâches ne représentent pas des activités pleinement humaines. Seules les activités qui créent un monde « d’objet immortel » seraient dignes de l’être humain, car ce sont des activités qui créent l’Histoire et la possibilité de créer un monde commun. L’être humain, dans son acte de travail, est réduit à « la nécessité de subsister » face à cette nature40Ici, la nature fait référence aux contraintes naturelles. Elle s’apparente pour Arendt au travail tandis que l’œuvre constitue ce qu’elle nomme l’artifice humain. qui envahit incessamment « l’artifice humain ». À ce propos d’ailleurs, plusieurs auteurs ont reproché à Hannah Arendt, son dénigrement des sociétés primitives car elle fait une différence entre les sociétés qui ont une Histoire et celles qui n’en ont pas en fonction des traces, qu’elles ont laissées sur leur passage.

« La nécessité de subsister régit à la fois le travail et la consommation, et le travail lorsqu’il incorpore, « rassemble » et « assimile » physiquement les choses que procure la nature, fait activement ce que le corps fait de façon plus intime encore lorsqu’il consomme sa nourriture. Ce sont deux processus dévorants qui saisissent et détruisent la matière et « l’ouvrage » qu’accomplit le travail sur son matériau n’est que la préparation de son éventuelle destruction. Cet aspect destructeur, dévorant de l’activité de travail n’est, certes visible que du point de vue du monde et par opposition à l’œuvre qui ne prépare pas la matière pour l’incorporer, mais la change en matériau afin d’y œuvrer et d’utiliser son produit fini. »41Op. cit. Arendt, H. (1961), p. 147

Hannah Arendt, (1961).

Ainsi, pour Arendt, le travail ne peut être émancipateur. Le fait qu’il y ait eu durant la Grèce antique des esclaves pour réaliser les tâches quotidiennes que l’on appellerait aujourd’hui « travail de reproduction » serait la preuve que ces activités sont à la fois pénibles et serviles. Les Grecs ne méprisaient pas les esclaves, ils méprisaient leurs activités, indique Arendt et c’est précisément parce qu’ils exerçaient ce type de tâches qu’on les considérait comme des êtres humains subalternes. Si l’on valorise pourtant dans la mythologie grecque les travaux d’Hercule, comme héroïques, c’est parce qu’ils ont une fin. Or, les activités qui se rattachent au travail n’ont pour Hannah Arendt rien de tel : « la lutte dans laquelle est engagé l’être humain ressemble bien peu à de l’héroïsme. Hercule, contrairement, aux humains n’est pas soumis au perpétuel recommencement. Mais au lieu de faire l’éloge des dieux, ne devrions-nous pas faire l’éloge de l’héroïne ordinaire? »42Bourgault, S. (2015). « Le féminisme du care et la pensée politique d’Hannah Arendt, une improbable amitié, recherches féministes ». Éthique et voix des femmes. Volume 28, n° 1, p. 11–27, récupéré de: https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2015-v28-n1-rf01908/ Bourgault (2015) fait d’ailleurs une critique féministe de cette conception du travail et particulièrement de la place qu’Hannah Arendt lui accorde.

Pour bien comprendre ce que le travail signifie pour Hannah Arendt, il faut comparer sa notion de travail au second concept de sa typologie de l’activité humaine : l’œuvre. Cette dernière, contrairement au travail, s’inscrit dans l’édification d’un monde qui persistera dans le temps et qui laissera une « trace » dans l’Histoire. Sa caractéristique est qu’il s’achève dans un produit fini. L’œuvre fait ainsi référence à tout objet durable. Hannah Arendt assume le fait que l’ensemble de ces objets provenant des mains des humains a toujours été « destructeur de la nature »43Op.cit. Arendt, H. (1961), p. 146.. Dans cette catégorie, elle place l’artisanat, mais aussi les activités de l’architecte, l’artiste, de l’écrivain, etc. La particularité de l’œuvre pour Arendt est qu’elle se fait nécessairement dans la sphère privée, contrairement à ce qui se passait au Moyen-Âge par exemple avec les corporations. Dans le cas où l’artisan doit reproduire en plusieurs exemplaires un objet pour les vendre, c’est parce qu’il ajoute à son œuvre la dimension « travail », c’est-à-dire dans le but de gagner les moyens de subsistance. Il soumet donc l’œuvre au travail. Or, pour Arendt, c’est l’œuvre et non pas le travail qui permet l’expression de notre subjectivité.

Enfin, la troisième catégorie de la vita activa, citée par Arendt, est l’action, c’est-à-dire la parole et l’action politiques. Cette activité est fondamentalement humaine, car on ne peut la déléguer à personne d’autre. On peut effectivement faire travailler des êtres humains à notre place, mais on ne peut se passer de l’action et de la parole, si l’on veut rester « pleinement humain ». L’action manifeste le caractère unique de l’être humain. L’action a elle aussi pour caractéristique de laisser une « trace », qui participe avec l’œuvre à la construction d’un monde commun, à l’Histoire. Elle a pour caractéristique de se produire dans la sphère publique. Arendt craint que cet espace ne disparaisse complètement, car le travail entendu comme activité qui vise à combler notre processus vital aurait pris toute la place. Elle le craint, car l’action constitue pour elle la seule expression de la liberté, et celle-ci commencerait là encore lorsque le travail prendrait fin.

Pour Arendt, et c’est la thèse générale qu’elle défend, on aurait placé le travail au centre de nos vies dans la civilisation occidentale moderne. On l’aurait laissé prendre toute la place dans l’espace public au détriment de l’action. C’est ainsi qu’on aurait érigé une société de consommation dans laquelle on ne ferait plus la distinction entre les « fins » et les « moyens » : « Au sein du processus vital dont l’activité de travail fait intégralement partie, et qu’elle ne transcende jamais, il est vain de poser des questions qui supposent la catégorie de la fin et des moyens, comme de savoir si les hommes vivent et consomment afin d’avoir la force de travailler ou s’ils travaillent afin d’avoir la force de consommer. »44Ibid. C’est ainsi qu’au sein de la grande industrie, au même titre qu’au sein du processus naturel, s’estompe la distinction entre la fin et les moyens :« Il est tout aussi absurde de décrire ce monde de machines en termes de fins et de moyens que de demander à la nature si elle produit la graine pour l’arbre ou l’arbre pour la graine. »45Ibid. p. 181. Cette analogie est intéressante, mais elle vise à mettre sur le même pied le travail servile à l’usine qui implique une répétition et le travail orienté vers nos besoins vitaux.

La distinction absolue entre œuvre et travail paraît difficile à imaginer dans la réalité sociale. En effet, il n’existe pas de situation dans laquelle l’être humain agit de manière purement biologique pour répondre à la satisfaction de ses besoins. Il suffit de se référer à l’anthropologie pour constater, d’ailleurs, que l’être humain n’opère jamais par pure « nécessité »46Voir les travaux de Descola, notamment son texte : Descola, P. (1994). « Pourquoi les Indiens d’Amazonie n’ont-ils pas domestiqué le pécari : Généalogie des objets et anthropologie de l’objectivation ». Dans : Bruno Latour éd., De la préhistoire aux missiles balistiques: L’intelligence sociale des techniques. Paris : La Découverte, pp. 329-344). . Ainsi, c’est faire preuve de préjugés aristocratiques que de dire qu’il existe des activités qui soient pleinement humaines et d’autres qui ne le sont pas. D’une certaine manière d’ailleurs, on pourrait dire que les activités métaboliques visent-elles aussi le Bien, le Beau, le Vrai car elles ne sont pas purement mécaniques47Sous certaines conditions qu’il faudrait, bien entendu, tenter de définir.. Si ces activités s’effacent, parfois quasiment au moment où elles sont effectuées, cela ne réduit pas pour autant leur dimension symbolique, donc humaine.

Pour résumer, il nous semble que la nécessité ne devrait pas être vue comme « une fin et un objet extérieur à l’agent », mais bien comme un élément qui fait toujours l’objet d’une médiation symbolique, pour reprendre les termes de Freitag. Elle fait partie de l’agent lui-même. En effet, le problème dans cette séparation est justement de considérer les « activités nécessaires » comme n’ayant qu’une valeur instrumentale, alors qu’elles ne peuvent être réduites à cela. Ces activités sont, comme le dirait Michel Freitag, toujours médiées : « l’effectivité matérielle ne peut être réduite à la dimension instrumentale sans perdre du même coup sa spécificité ontologique en tant que pratique. »48Freitag, M. (1986), Dialectique et société, culture, pouvoir, contrôle. Les modes formels de reproduction de la société. Montréal : Éditions saint-martin, pp. 105-106. Autrement dit, le travail est avant toute chose médié par le symbolique, il ne vise pas simplement la satisfaction des besoins (entendus au sens strictement matériels et biologiques). Il y a toujours « un tiers symbolique » entre un besoin ressenti et le fait de le combler. Par exemple, la faim se traduit de manière générale par la préparation d’un repas et son partage. L’être humain n’avale pas tout de suite l’aliment lorsqu’il ressent le besoin de manger (et dans le cas où il choisit de le faire, cela reste producteur de sens). De même que nous partageons tous et toutes aussi des rites corporels relatifs à l’hygiène spécifique à chaque société, ils répondent à un « besoin » sans pour autant être de purs moyens. Ainsi, il y a toujours une dimension expressive dans l’activité, la production ayant inévitablement une autre destination que le simple fait de servir le processus vital.

« Le travail auquel nous nous référerons comportera-t-il toujours comme catégorie exprimant une dimension réelle – concrète de l’existence humaine dans le monde, non seulement cette référence à la dimension « instrumentale » et objectiviste vis-à-vis du monde extérieur, mais aussi cette dimension de l’expression de soi dans l’objet et de la reconnaissance de soi en lui. »49Ibid.

Michel Freitag, (1986).

L’approche du métabolisme peut remettre en question cette idée de séparation entre nécessité et liberté qui doivent être pensées ensemble et non séparément, entre travail, œuvre et action (politique).Nos systèmes sociaux eux-mêmes sont fondés sur un métabolisme matériel particulier qui conditionne leur survie. Par métabolisme nous entendons ici la manière dont les sociétés humaines organisent leurs échanges d’énergie et de matière avec l’environnement. Dans la perspective de Hannah Arendt, on pourrait imaginer que l’œuvre soit limitée par les contraintes biophysiques de notre monde. Mais comment placer la limite si c’est une des activités les plus valorisées? À l’heure du capitalocène50Voir les travaux de Bonneuil et Fressoz sur la question. , l’objectif ne serait-il pas plutôt de concevoir un système qui laisse peu de « traces »51S’il faut faire la distinction entre empreinte écologique et le fait de laisser une « trace », nous reprenons ce terme consciemment non seulement, car c’est le terme utilisé par Arendt pour distinguer le travail de l’œuvre, mais aussi en hommage aux civilisations qui ont laissé peu de traces. Voir l’œuvre de Trong Hieu D.,  Poisson, E. (2019), Le bambou au Vietnam ; une civilisation du végétal. Paris: Hémisphères, sciences sociales.? Quelle place accorder dans sa théorie aux tâches invisibles ? À l’éphémère ? De même que l’attention portée vis-à-vis d’autrui permet à l’être humain de s’extérioriser, d’y mettre sa subjectivité sans qu’il y ait pour autant de produit fini traçable illustrant sa puissance. Nous reprochons à Arendt52Même si pour Arendt, c’est le citoyen qui est la figure principale de l’être émancipé. et à Gorz d’ériger une fois de plus « l’artisan » ou « l’artiste » comme figure principale du « travailleur » émancipé. Ce faisant, ils écartent d’autres figures qui nous apparaissent intéressantes aujourd’hui : celle du paysan, du soignant, et toutes les activités d’entretien qui participent à rendre notre monde plus viable, tâches qui dans un monde où les ressources se tarissent apparaissent primordiales. Entretenir un sol, un bâtiment, les « œuvres » qui nous entourent plutôt qu’en créer de nouvelles. Nous allons voir que Simone Weil affirme que la liberté des êtres humains s’opère et se réalise dans l’acte de « travailler ». Elle nous propose, comme l’indique Aurélien Berlan (2018), une vision matérialiste de la liberté qui nous apparaît intéressante aujourd’hui, en particulier dans un contexte de crise écologique.

Simone Weil : le « travail » comme expérience de la « finitude du monde »

Comme Gorz et Arendt, Simone Weil fait partie de ces penseurs inclassables restés à la « marge du monde »53Cloutier S. (2016). « En marge du monde. Simone Weil et Hannah Arendt ». Tumultes /1 n° 46, Éditions Kimé, pp. 13-32. Pourtant, elle fut l’une des premières philosophes à avoir affronté le travail à l’usine. Dans la partie qui suit, nous nous appuierons principalement sur Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), ouvrage dans lequel elle expose sa vision matérialiste de la liberté54Berlan A. (2018). « Pour une philosophie matérialiste de la liberté, critique sociale/ réappropriation », Et vous n’avez encore rien vu, critique de la science et du scientisme ordinaire – Blog de Sniadecki, récupéré de : https://sniadecki.wordpress.com/2020/11/01/berlana-weil/. Notons aussi que Weil, dont les écrits parurent bien avant les critiques de Georgescu Roegen55Georgescu-Roegen, mathématicien et économiste hétérodoxe (1906-1994), nous invite à penser l’économie différemment à partir du concept d’entropie, deuxième principe de la thermodynamique. L’entropie peut se définir comme étant une mesure de dispersion de l’énergie., s’appuyait déjà sur les principes de la thermodynamique pour rappeler la finitude de notre monde : « Espérer que le développement de la science amènera un jour la découverte d’une sorte d’énergie qui sera utilisable d’une manière presque immédiate pour les besoins humains, c’est rêver », écrivait-elle56Weil avait noté plusieurs paradoxes du système capitaliste par rapport à l’énergie « la nature ne nous donne pas cette énergie sous quelque forme que celle-ci se présente, force animale, houille ou pétrole ; il faut la lui arracher et la transformer par notre travail pour l’adapter à nos fins propres. Or ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement c’est même le contraire qui se produit pour nous, puisque l’extraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse ». (Weil, S. (1955) Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris: Gallimard, [1934] p.19).. Très tôt, cette philosophe s’est aussi intéressée « aux métastases du colonialisme et du fascisme »57Op.cit. Berlan, A. (2018). ainsi qu’à la question de « l’enracinement » qu’elle qualifie de premier besoin humain, nous y reviendrons.

La question que pose Simone Weil rejoint directement nos interrogations : comment concevoir la liberté en y intégrant l’idée de nécessité matérielle « dont nous subissons perpétuellement la pression »? Car Simone Weil part du principe qu’il est impossible et même non souhaitable de s’affranchir de la nécessité. Rappelons pour préciser que ce que nous entendons par nécessité n’est celle qui relève « du déterminisme causal, mais celle qui relève du conditionnement vital »58Op.cit. Berlan, A. (2018). comme l’indique Aurélien Berlan. Weil critiquera d’ailleurs un certain marxisme dont l’utopie industrialiste aurait rendu désirable la disparition du travail nécessaire. Dans les écrits de la philosophe nous trouvons un éloge de la fragilité, « c’est-à-dire la fragilité qui n’est pas vécue comme un manque et comme quelque chose qui ampute, mais, au contraire, comme une manière d’être au monde et à la terre », puisque « la beauté se définit en partie par la vulnérabilité, le périssable. »59Cité par Devette, P. (2018). La pensée tragique d’Albert Camus, de Simone Weil et d’Hannah Arendt, thèse deUniversité d’Ottawa. On ne peut l’en dissocier. Ainsi, nous devons tirer de la nature de quoi satisfaire nos besoins par le « travail ». Pour Simone Weil, le « travail »60Pour être plus précise ici nous devrions le nommer ouvrage pour distinguer la forme que le travail a pris sous le capitalisme. nous permet d’entrer en contact avec la matière et donc « d’être au monde » en faisant l’épreuve d’une certaine sorte d’extériorité. Il nous donne en plus accès à une pluralité de significations :

« Le monde est un texte à plusieurs significations, et on passe d’une signification à une autre par un travail; un travail où le corps a toujours part, comme lorsqu’on apprend l’alphabet d’une langue étrangère, cet alphabet doit entrer dans la main à force de tracer les lettres. Faute de quoi tout changement dans la manière de penser est illusoire. »61Op.cit. Passage cité par Devette, P. (2018), p. 211.

S. Weil cité par par Pascale Devette, (2018).

Comme l’indique Aurélien Berlan (2018), la philosophie de Simone Weil tient compte d’avantage de notre existence corporelle. Le corps est engagé autant que l’esprit dans la tâche. L’émancipation pour passe ainsi par un certain contact avec la nécessité.

« Tant que l’homme vivra, c’est-à-dire tant qu’il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se lâchera jamais un seul instant. […] La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques, mais attendre l’invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c’est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées à la date de l’an mille. »62Weil, S. (1955), les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris: Gallimard, p. 86.

Simone Weil, (1955).

Weil cherche donc à penser la liberté dans le travail, dans notre rapport métabolique avec la nature. Pour la philosophe, si on devait entendre par la liberté la simple absence de « nécessité » ce mot serait vide de toute signification concrète : c’est en travaillant que l’on apprend et ainsi que l’on connaît le monde. Il faut donc consentir à la nécessité pour être pleinement libre.

« Dans la mesure où le] travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance […] avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. »63Ici apparaît la forte dimension chrétienne de la pensée de Weil. Citation : Weil, S. (1957). Écrits de Londres, Paris: Gallimard, p. 22.

Simone Weil, (1957).

Pour Weil, la soumission à la « nécessité » n’est pas à l’origine du problème de l’oppression sociale, ni de l’aliénation. La cause de l’oppression sociale ne vient pas du travail64Entendu au sens anthropologique lui-même, mais de son organisation, de sa division entre travail « manuel » et « intellectuel ». Ayant fait l’expérience de travail en usine, elle suggérait de « concevoir une organisation qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps »65Weil, S. (1955), les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Paris: Gallimard.. Ainsi comme elle l’indique : « il est temps d’arrêter de rêver la liberté, et de se décider à la concevoir. »66Cité par Chenavier, R. (2001), Simone Weil : une philosophie du travail, Paris: Le Cerf, pp. 201-252. Il importe donc de la concevoir ici et maintenant sans attendre un quelconque grand soir, ou une solution technique qui nous délivrerait de tous nos maux. Quel critère peut-on alors retenir? Pour Weil, un travail émancipé serait un travail qui donne la possibilité d’allier action et contemplation67Elle tente ainsi de lier la vita activa et la vita comtemplativa..

« Non seulement qu’il [l’être humain] sache ce qu’il fait – mais si possible qu’il en perçoive l’usage, qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation. Il ne s’agit pas d’une contemplation passive, mais d’une contemplation active, celle d’un rapport sain aux choses et aux êtres. Le travail fait partie de la vie, et sa conception du travail est le cœur d’une constellation de notions telles que celles de perception de temps, de liberté et de nécessité d’attention d’existence et de réalité. »68Op. cit. Chenavier, R. (2001), p.42

S. Weil cité par Robert Chenavier, (2001).

Cette contemplation permet de laisser place à la Beauté qu’elle entend comme expression d’une sensibilité. De plus, comme l’indique Hartmut Rosa : « l’homme en travaillant se confronte aux matériaux responsifs : faire du pain, du jardinage, écrire un texte sont des activités qui comportent toutes une certaine résistance en soi »69Rosa, H. (2016). Résonance une sociologie de la relation au monde, Paris: La découverte, chapitre 7 partie 2. et cette dernière ne peut être complètement rationalisée. C’est lorsqu’il y a résistance (quand l’objet que l’on travaille ne répond pas exactement comme on l’avait prévu) que l’activité permet l’expression de sa subjectivité, sinon elle devient pure routine, pur mécanisme ou, pour reprendre le terme de Weil, pure cadence. Elle critique par-là l’idéologie du progrès technique : les formes d’oppression capitaliste ont divisé les êtres humains en deux catégories : « ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose » laquelle retire à ces derniers la possibilité de la contemplation. Par ailleurs, ce que nous trouvons intéressant par rapport à notre questionnement, c’est la distinction que fait Weil entre « souffrance » et « humiliation ». Pour elle, l’aliénation est provoquée moins par la souffrance physique que par l’humiliation d’être privé de sa capacité de penser comme c’est le cas dans le travail tel qu’il se déroule à l’usine70On peut généraliser ce qu’elle observe dans l’usine à plusieurs contextes de travail soumis à la domination bureaucratique et managériale : la méthode lean peut en être un exemple.. « Cette servitude sensible » qui fait disparaitre les possibilités d’aspirations s’explique par le processus de « rationalisation » de la force humaine de travail qui freine la capacité de révolte contre la domination capitaliste. Le travailleur y étant dépossédé de sa capacité de penser.

L’individu déraciné, coupé de milieux sociaux porteurs de valeur et de sens, perd donc sa capacité de résistance. Ce déracinement empêche ceux qui en ont été victimes, d’être pleinement libre et sont condamné au malheur. Ce n’est donc pas la nature de leur activité qui pose problème, mais bien la manière dont le système capitaliste, industriel et managérial l’organise.

Cette position semble intéressante dans la perspective d’un monde post-croissance et d’une valorisation des low-tech. Distinguer souffrance et humiliation permet de distinguer les problèmes que pose le travail aujourd’hui, tel qu’il est organisé dans le rapport inégalitaire entre employé/employeur (nous réserverons le terme « salariat » pour faire référence ux conquis de la classique ouvrière. Cf. Le travail de Bernard Friot à ce propos). Bien qu’il faille sans doute relativiser, le concept de souffrance71Weil distingue la souffrance du malheur qu’elle associe à la douleur physique, la détresse de l’âme et la dégradation sociale.(Weil l’entend dans un sens bien spécifique de dépense physique), le distinguer de l’humiliation permet de faire la part des choses entre la nature de l’activité, le sujet qui l’effectue et l’organisation de cette même activité (le procès de travail).

Comme l’indique l’école féministe allemande et notamment les travaux de Maria Mies, la valeur est une institution capitaliste qui classifie les pratiques sociales, entre ce qui a de la valeur et ce qui est dévalorisé. De notre point de vue, la position matérialiste de la liberté de Weil réhabilite certaines activités largement dévalorisées dans notre monde et pourtant bien essentielles. Au-delà de penser une sortie du salariat, les activités nécessaires (entendues comme activités métaboliques avec la nature qui permettent de satisfaire un certain nombre de nos besoins) devraient être pensées par l’individu qui exerce des activités du subsistance, et l’outil qu’il utilise doit lui permettre des moments de pause, d’arrêt et de contemplation qui ne soient pas dominé par le temps abstrait.

Conclusion

Résumons ainsi : il semblerait que dans notre imaginaire social occidental la distinction entre « liberté » et « nécessité » nous conduise bien souvent à hiérarchiser les formes d’activités et la valeur que nous leur associons. Cette opposition nous conduit souvent à l’idée selon laquelle certaines tâches seraient à tout prix à éliminer ou à fuir autant que faire se peut. Or, il importe plus que jamais de réhabiliter un certain nombre de tâches dites « ingrates ». Les activités qui visent à combler nos « besoins » ne se font jamais de manière purement instrumentale, elles font partie de la condition humaine et impliquent une certaine confrontation au monde. Pour Freitag, il y a toujours, dans cette confrontation, un rapport symbolique qui s’exerce. Si la « sphère de la nécessité » peut prendre de multiples formes sociales, c’est bien la preuve qu’elle n’est jamais purement instrumentale. Certes, certaines formes d’activités doivent être sans cesse répétées et n’ont jamais de fin, mais elles ne sont pas pour autant dénuées de sens et d’humanité. La distinction entre « souffrance » et « humiliation » que propose Weil permet de s’intéresser davantage aux problèmes que pose l’organisation sociale de notre mode de production (rapports de domination et d’exploitation) sans dévaloriser, du même coup, ces « activités nécessaires » perçues trop souvent comme étant intrinsèquement aliénantes.

Aujourd’hui, la quête d’un réenracinement traverse plusieurs initiatives collectives et petits gestes du quotidien qui s’expriment dans certains interstices du capitalisme. On retrouve ces dimensions émancipatrices dans certains milieux populaires, même parfois là où on ne l’attendait pas forcément, dans les quelques potagers de maisons de banlieue qui remplacent le gazon bien tondu ou, comme l’écrit Florence Weber dans Le travail à-coté72Weber, F. (1989). Le travail à coté, étude ethnographie ouvrière, EMESS et INRA, 200 pages., , effectué en dehors de l’usine, mais qui ne se trouve pas être sans nécessité pour autant. Ces activités du quotidien, qui visent l’entretien « nécessaire » de notre monde, n’ont à notre avis rien de dégradant en elles-mêmes : retirer par moment la poussière qui s’accumule sur nos objets est un acte qui nous rappelle la finitude, vouloir à tout prix fuir ou déléguer ce type de tâches s’avère donc, à notre avis, symptomatique d’une société qui valorise l’illimité et, ce faisant, invisibilise et dévalorise les personnes en contact direct avec la dégradation, voire la finitude. Comme l’indique le philosophe Aurélien Berlan (2016) à ce propos : « au cœur de la question de la liberté, il y a la question du fardeau de la vie et des responsabilités qu’elle implique, soit qu’il s’agisse de s’en débarrasser sur les autres, soit qu’il s’agisse de les assumer collectivement en se distribuant un certain nombre de « charges », concept désignant des fonctions qui sont à la fois des fardeaux et des « honneurs ». »73Voir l’excellent texte d’Aurélien Berlan sur le sujet que nous avons découvert un peu tardivement après la rédaction de ce texte. Berlan, A. (2016). « Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles ». Revue du MAUSS, 2(2), pp. 59-74, récupéré de: https://doi.org/10.3917/rdm.048.0059

Non seulement dans notre monde ce sont les plus « fragilisés » qui portent ces « charges », mais on omet bien consciemment de leurs remettre les « honneurs ». On peut aussi se demander si ce processus de déchargement sur autrui des tâches métaboliques nécessaires n’est pas en partie responsable de notre surproduction de déchets?74Je remercie Louis Marion, Andréa Levy, Noémi Bureau-Civil et Arnaud Theurillat-Cloutier pour leur relecture. Je reste la seule responsable des erreurs éventuelles que contient encore ce texte.

Notes[+]