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Quelle voie pour la décroissance ? Une perspective technocritique

Par Simon Chaunu

Jardin aménagé sur une friche industrielle de la Rheinische Stahlwerke zu Meiderich (Aciérie rhénane de Meiderich) à Duisburg. Crédit : Alexandre Prevot. Sous licence CC BY-SA 2.0 DEED

Dans le cadre d’une thèse qui vient d’être récemment déposée1Thèse consultable à cette adresse : https://corpus.ulaval.ca/entities/publication/c49ab084-e3a5-40c3-ab60-32b687a2b4d1, je me suis consacré à étudier la pensée de quatre auteurs du XXe siècle, qui sont aujourd’hui considérés comme des « précurseurs de la décroissance »2Latouche, S. (2026). Les précurseurs de la décroissance. Paris: Le passager clandestin. Quand bien même aucun d’entre eux – que ce soit Lewis Mumford (1895-1990), Günther Anders (1902-1992), Jacques Ellul (1912-1994) ou Ivan Illich (1926-2002) – ne se soit réclamé de la décroissance de son vivant, puisque le terme, avec toute sa charge polémique, ne s’est popularisé qu’à partir des années 2000. Mais il est vrai que leur critique radicale de la civilisation industrielle a inspiré des courants écologistes, certains révolutionnaires, tant à leur époque que de nos jours.

Mon étude étant avant tout de nature historique et sociologique – donc scientifique – j’ai préféré ne pas approcher frontalement les leçons politiques, et normatives plus généralement, qu’il est possible d’en tirer. Je me propose ici d’explorer davantage ce sujet, car je pense que d’une part les œuvres de ces quatre intellectuels peuvent nous aider à mieux repérer certaines failles dans les discours contemporains de l’écologisme et de la décroissance, et que d’autre part la mise en lumière de leurs propres erreurs de jugement peut grandement nous aider.

En premier lieu, il me faut revenir sur le diagnostic critique qu’ils ont élaboré de manière convergente au cours de huit décennies (des années 1920 jusqu’aux années 1990). Il ne s’agit pas d’une doctrine ou d’une théorie à proprement parler, mais d’une matrice intellectuelle, constituée de leitmotivs, c’est-à-dire de thèmes discursifs récurrents. Parmi eux, j’ai en identifié sept en particulier, en commençant avec la mystification de la Technique, c’est-à-dire l’autonomisation et la fétichisation de cette puissance de mise en ordre des forces naturelles et sociales dans notre modernité. Vient ensuite celui de la dissolution de la Nature, de la soumission ou destruction des milieux écologiques par cette même puissance technicienne. De manière plus frappante, ces auteurs dénoncent aussi avec force l’abaissement de l’Humanité, par la prolétarisation des emplois manuels notamment. Cette dernière critique mène également à celle de l’expansion des Médias, car la création d’un univers artificiels d’images et de sons vise avant tout à distraire l’humanité quant à son sort. Sur un plan davantage politique, c’est la transformation de l’État qui est relevée, autrement dit sa mutation en un vaste corps organisé prétendant réguler toutes les dimensions de l’existence. Face à ce nouveau pouvoir, il faut constater l’épuisement de la Révolution, et plus généralement l’incapacité de l’humanité de juguler les forces technologiques qu’elle a lâchées dans son monde. Néanmoins, malgré leur sombre diagnostic, Mumford, Ellul et Illich prônent le maintien de l’Espérance – et dans le cas d’Anders, le refus de la résignation.

Pour synthétiser la perspective de ces quatre auteurs, il s’est ainsi créé à partir de la révolution industrielle (et avec une accélération prodigieuse suite à la Seconde guerre mondiale) un système mégatechnique ne visant que sa propre croissance, au détriment des équilibres naturels et des aspirations humaines les plus positives. Or le mouvement actuel de la décroissance3Tout du moins ses tendances les plus modérées dans le monde francophone, incarnées notamment par Paul Ariès, Vincent Liegey ou encore Timothée Parrique. n’appelle le plus souvent qu’à la réduction ou l’abandon du PIB, de l’économie monétaire officielle (confondue avec le « capitalisme »), ce qui n’est, somme toute, que la « superstructure » mathématisée d’un complexe technologique composé d’une myriade d’objets et de réseaux techniques, insérés dans tous les aspects de nos existences. Pour leur part, les environnementalistes réformistes, obsédés par la seule crise climatique et sa gestion technocratique « verte », ne souhaitent qu’assurer la « transition » de cette mégamachine vers un modèle supposément plus durable.

Ainsi, Mumford, Anders, Ellul et Illich (sans oublier bien d’autres penseurs et penseuses, d’hier comme d’aujourd’hui) nous encouragent à analyser et rejeter l’univers synthétique et technicisé qui est devenu notre monde en l’espace de seulement deux siècles. C’est évidemment une voie plus âpre à suivre, mais la seule valable si l’on souhaite sortir de cet enfer industriel qui menace la vie sur terre. Un corollaire majeur d’une telle prise de position est que le jeu politique contemporain – « démoniaque » aux yeux d’Ellul – doit être évité. Un écologisme révolutionnaire bien compris ne peut s’enfermer dans les catégories bourgeoises de la Gauche, du Centre et de la Droite (d’autant plus que dans l’ère néolibérale les différences effectives entre ces familles partisanes se réduisent bien souvent à des questions culturelles et morales). Ou sinon, en suivant ce que suggérait Bernard Charbonneau4Charbonneau, B. (2021). « L’écologie ni de droite ni de gauche » (1984), dans La nature du combat. Pour une révolution écologique. Paris: L’échappée.,  il faut reprendre certaines valeurs de l’ancienne Gauche (la justice et de l’égalité) et de la vieille Droite (la conservation et de l’héritage), tout en rejetant vigoureusement, pour l’heure, celles du Centre (le mérite et le progrès).

Le modèle de militantisme écologiste qui a cours présentement, consistant essentiellement en des actions coup de poing visant à amener les États à « agir », risque ainsi de ne déboucher que sur une impasse, car il s’insère dans un cadre institutionnel qui in fine ne vise que la reproduction de l’ordre techno-industriel. Comme l’appelaient de leurs vœux nos quatre intellectuels, c’est un changement de civilisation, une révolution des valeurs et des aspirations qu’il faut d’abord accomplir. Dans les années 1960, le militant gauchiste allemand Rudi Dutschke avait appelé à « une longue marche à l’intérieur des institutions » afin d’en arriver à une société écosocialiste et pacifiste – un projet qui échoua. Dans la situation dans laquelle nous sommes, c’est davantage « une (très) longue marche en dehors de la civilisation (industrielle) » qu’il faut concevoir. Et s’ils peuvent nous inspirer, Mumford, Anders, Ellul et Illich ont néanmoins sous-estimé certains facteurs nécessaires pour mener à bien une telle démarche. Bien entendu, ils attendaient une action des masses pour sortir de l’enfer techniciste, selon des modalités plus ou moins différentes pour chacun d’entre eux ; mais sans réellement articuler les conditions et les moyens de cette action, une fois posé le principe qu’une doctrine révolutionnaire lui était préalablement nécessaire5Seul Anders a vraiment osé détailler une méthode d’action concrète, de manière très controversée, comme le montrent les textes polémiques collectés dans La violence : oui ou non. Une discussion nécessaire (1987).. De fait, leur praxis s’est réduite pour l’essentiel à former un petit cercle d’amis et de disciples pour diffuser leur pensée – ce pour quoi il est difficile de les blâmer sur un plan personnel, vu les circonstances de leur époque.

Pour prendre corps, tout projet de renversement de l’ordre établi doit être porté par une large base sociale, une classe sociale en ascension. En effet, une révolution se conçoit avant tout comme le coup de boutoir ultime et décisif contre un système politique et juridique ne correspondant plus au véritable équilibre des forces dans une société. Les révolutions « atlantiques » aux Pays-Bas, en Angleterre, en Amérique et en France, durant l’ère moderne, ont ainsi exprimé la puissance montante de la bourgeoisie, la classe sociale de l’industrie, du commerce et de la science, en opposition à une noblesse et un clergé agrippés à des structure sociales vermoulues. Plus tard, Marx et Engels affirmèrent que la révolution communiste à venir serait celle d’un prolétariat organisé, prêt à prendre en main pour son propre bien la machine industrielle élaborée sur les ordres de la classe bourgeoise. L’on sait que cette prophétie historiciste ne se réalisa pas, et ne se réalisera certainement jamais, d’autant plus que les mouvements actuels de critique du capitalisme ne sont pour la plupart, en Occident, que l’expression d’une classe moyenne craignant à juste titre l’effritement de son niveau de vie.

Cela a été souvent souligné : contrairement aux prédictions de la sainte théorie marxiste, les régimes du « socialisme réel » au XXe siècle n’ont triomphé que dans des pays en voie de  (sous-)développement, voir arriérés et féodaux, en prenant principalement appui sur les luttes des paysans sans terres et des artisans précaires. Pour ensuite les écraser ou les enrégimenter au profit d’une industrialisation à marche forcée, imitant ainsi les révolutions bourgeoises qui s’étaient aussi servi de ce peuple comme chair à canon. Malgré l’accusation récurrente d’être porteuse de tendances réactionnaires, c’est donc pourtant bien cette base sociale paysanne-artisane qui au cours de l’histoire des civilisations s’est révélée prête, héroïquement et tragiquement, à affronter des dominations iniques, souvent sans succès6C’est en tout cas un schéma qui me semble émerger nettement quand on étudie l’histoire des civilisations, et que par ailleurs Mumford et Ellul effleurent l’un comme l’autre dans leurs ouvrages respectifs.. Le problème évident est que, dans nos « sociétés post-industrielles avancées », elle n’existe plus, et a été remplacé par des « agriculteurs », c’est-à-dire des entrepreneurs assistés d’esclaves mécaniques (sans nier la pénibilité bien connue de leurs métiers).

Par conséquent, si l’on accepte mes thèses, les écologistes et les décroissants doivent encourager la reconstitution d’une telle coalition sociale, c’est-à-dire généraliser et théoriser ce que certains et certaines font déjà à un niveau individuel, en choisissant de revenir à un travail manuel. En somme, il s’agit d’imiter ce que la bourgeoisie a accompli sur quelques siècles, plus ou moins volontairement, en « matérialisant » et « incarnant » (pour parler comme Mumford) des valeurs et des désirs contraires à l’ordre féodal7On pourra estimer que cette thèse est idéaliste : pour ma part, je l’inscris à la suite des travaux sur l’imaginaire social-historique de Cornelius Castoriadis (par ailleurs lui-même un penseur technocritique).. Dans cette perspective, il faut alors abandonner l’idée de « sauver la planète » et le climat dans dix ou vingt ans, comme nous l’enjoignent les jeunes militants éco-anxieux contemporains. Peut-être nous faut-il alors faire le deuil du monde pré-industriel, tant certains des ravages dont nous sommes collectivement coupables sont irréversibles, du moins à l’échelle de quelques vies humaines. Néanmoins, on peut parier que la mégamachine planétaire butera à terme sur certaines limites physiques et biologiques infranchissables. Alors, les pannes et les pénuries ainsi provoquées offriront des opportunités à saisir pour les écologistes, afin de proposer d’autres manières de vivre, de travailler et de faire cité. Nul automatisme historique ici, mais une fenêtre de possibilités par laquelle s’engouffrer, au moment opportun.

Comme je l’ai dit, ce sera une voie âpre, socialement risqué et personnellement difficile – il faudra déjà être capable de subir, au moins, les railleries et le venin des productivistes et des technophiles de tous les bords politiques. Surtout, rien ne garantit qu’une telle ambition aboutisse, et la poursuivre n’interdit pas bien sûr de mener des luttes défensives pour sauver ce qui peut encore l’être – mais sans se faire d’illusions, tant sont grandes pour le moment les forces du statu quo. Quoiqu’il en soit, s’engager sur un tel sentier me semble être la seule façon de préserver sa dignité en tant que sujet humain.

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