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Critiques d’ouvrages

Beigne perdu. À propos de : Kate Raworth, « La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes », Plon, 2018.

Par Yves-Marie Abraham

« Donut Enter » par Clet. Crédit photo: Clet Abraham – Photo sous licence : CC BY-SA 4.0

Comment bâtir un monde plus soutenable et plus juste ? Telle est en substance la question à laquelle s’attaque Kate Raworth dans cet ouvrage. Pour « l’économiste rebelle », ainsi que se plaît à la présenter son éditeur, la solution consiste essentiellement à redéfinir ce que nous appelons l’économie ou, selon un langage à la mode ces temps-ci, à écrire un « nouveau récit économique ». Quel est donc le contenu du « narratif » que nous propose cette ancienne chercheuse chez OXFAM, et quels sont les apports de sa redéfinition de l’économie dans la perspective d’une transition vers des sociétés post-croissance ? C’est à ces deux questions que je me suis efforcé de répondre ici1Je remercie chaleureusement Nicolas Casaux, Philippe Gauthier, Estelle Louineau et Louis Marion pour leurs relectures de ce texte. Un grand « merci » également à Noémi Bureau-Civil pour le travail de mise en ligne..

Vieilles histoires

D’abord, en quoi consiste le « récit » actuel, que Raworth juge périmé ? Dans sa version la plus élémentaire, explique-t-elle, il met en scène essentiellement deux types d’acteurs : les ménages et les entreprises. Les premiers vendent leur force de travail aux seconds, en échange de salaires. Avec cet argent, ils achètent des biens et des services dont ils ont besoin pour vivre et que produisent les entreprises grâce au capital dont elles disposent. Deux autres acteurs viennent médier parfois ces échanges. D’une part, les banques, qui collectent de l’épargne, avec laquelle elles interviennent pour soutenir la production de marchandises (biens et services). D’autre part, les États qui collectent des impôts, puis les dépensent dans diverses activités affectant les échanges entre ménages et entreprises.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 70.

Qu’est-ce qui fait courir ces acteurs ? Tous s’efforcent dans le fond de s’enrichir, pour satisfaire au mieux leurs intérêts propres. La hausse du PIB, autrement dit la hausse continue de la quantité de marchandises (biens et services) produites et vendues au sein de la population concernée, est envisagée comme le meilleur moyen de permettre à chacun et chacune de « maximiser son utilité »2Dans le sens que lui confère l’économie orthodoxe, le mot « utilité » est ici pratiquement synonyme de « satisfaction »., selon la formule canonique de l’économie orthodoxe. Cette croissance est présentée également comme la solution la plus adéquate pour réduire les inégalités qui peuvent parfois émerger entre les acteurs embarqués dans ce carrousel endiablé. De même, elle est la promesse de réussir finalement à entretenir des milieux de vie sains et agréables, même si elle peut se traduire à l’occasion par certaines dégradations sur le plan écologique.

Comment générer cette bienfaisante croissance ? En utilisant de manière toujours plus efficace ces deux facteurs de production que sont le travail humain et le capital accumulé, et cela grâce principalement à l’innovation en général, et à l’innovation technologique en particulier. Quant à cet effort pour gagner constamment en productivité, il est pour l’essentiel spontané. Nul besoin de le provoquer, ni même de le planifier à grande échelle. Suffisent à l’entretenir le souci de chacun d’améliorer sa condition et la concurrence qui règne entre acteurs, pour augmenter leurs chances de s’enrichir via leurs échanges sur le marché.

Quel est le problème de ce « récit », d’après Raworth ? Il s’avère dangereusement chimérique. Cette fameuse course à la croissance en effet ne se traduit pas spontanément par une amélioration du sort de tous les acteurs impliqués, ni par une réduction des inégalités de richesses entre eux, bien au contraire. De même, elle se révèle de plus en plus destructrice sur le plan écologique, au point de rendre plausible l’éventualité d’un effondrement civilisationnel. Pour ces deux raisons, c’est la pérennité même de nos sociétés, voire de l’espèce humaine, qui semble désormais menacée. Par conséquent, soutient Raworth, il est urgent de cesser de continuer à raconter et se raconter cette « histoire » et d’en élaborer une autre.

Nouveau récit

Quelles sont les grandes lignes du récit que l’autrice tente de faire valoir ? L’essentiel, selon elle, est d’abord de rappeler que l’activité économique ne se déroule pas en circuit fermé. Elle dépend étroitement de sociétés humaines, qui elles-mêmes ne peuvent se reproduire que dans le respect des contraintes biophysiques propres à la planète que nous habitons. Autrement dit, l’économie est un « sous-système » du monde social, qui lui-même s’insère dans le monde naturel. L’erreur majeure de la théorie économique standard est de l’avoir en quelque sorte ignoré. Raworth demande avant tout que le « récit économique » intègre ces deux éléments de contexte.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 77.

Par ailleurs, elle réclame que la croissance du PIB ne constitue plus le Graal des acteurs impliqués dans l’aventure. C’est ainsi que l’économiste britannique aboutit à son fameux schéma du « beigne », selon lequel la « vie économique » devrait se déployer dans le respect des limites biophysiques planétaires, d’une part, et de limites sociales, d’autre part. Le donut désigne « l’espace juste et sûr » dans lequel nous devons tenter de vivre ensemble.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 49.

Pour définir les limites écologiques (l’extérieur du beigne), Raworth s’est appuyée directement sur les travaux désormais bien connus d’une équipe de chercheurs en sciences de la Terre, dirigée par Rockström et Steffen3Pour une présentation complète et claire de cette recherche : Boutaud, A., Gondran, N. (2020). Les limites planétaires. Paris : La Découverte.. Après avoir sélectionné neuf composantes clés du « système terrestre », cette équipe a identifié des seuils de modification/perturbation de ces composantes à partir desquels des basculements imprévisibles et potentiellement dévastateurs pourraient se produire au sein du « système ». En ce qui concerne les limites sociales (l’intérieur du beigne), l’autrice s’est inspirée des Objectifs de développement durable fixés par les Nations Unies en 2015, et propose que soient garantis aux humains de quoi satisfaire leurs besoins fondamentaux dans douze domaines (nourriture, santé, éducation, revenus, etc.).

Voilà le cœur de la réponse de Raworth à sa question de départ. Notons toutefois qu’elle réclame également que disparaisse de ce nouveau récit la figure de l’homo oeconomicus, au profit d’un humain certes moins doué en calcul, mais moins systématiquement égoïste et uniquement soucieux de s’enrichir. Au sein du scénario élaboré par les économistes néo-classiques, l’autrice tient par ailleurs à introduire les « communs », au côté des entreprises et du « marché », ainsi qu’à dédiaboliser l’État, dont le rôle doit être considéré comme non seulement nécessaire, mais bénéfique. Enfin, elle invite les économistes à prendre en compte les relations de pouvoir entre acteurs et à aborder les phénomènes économiques non plus en s’inspirant de la mécanique, mais de la théorie des systèmes complexes.

Une économiste très idéaliste

Tout le travail de Raworth est fondé sur un postulat central : le monde dans lequel nous vivons n’est jamais que le produit de la manière que nous avons de nous le représenter, et en particulier des images sur lesquelles nous prenons appui pour ce faire. Les destructions écologiques et les injustices sociales auxquelles l’autrice prétend vouloir s’attaquer sont, à ses yeux et dans une large mesure, la conséquence d’une certaine façon d’envisager la « réalité économique ». Par conséquent, ajoute-t-elle, on ne réglera ces problèmes qu’en développant de nouvelles représentations de cette réalité, et notamment de nouvelles images. D’où celle du « beigne ».

Un tel postulat est tout à fait défendable et respectable. L’idéalisme philosophique dont il procède est au fondement de nombreuses thèses très éclairantes dans le champ des sciences humaines et sociales4Pour lever toute ambiguïté, rappelons que l’idéalisme philosophique désigne le fait non pas de se donner un idéal à atteindre, mais d’attribuer aux idées un rôle prépondérant dans la marche du monde. On oppose habituellement cette perspective à celle du matérialisme, que Marx et Engels définissaient ainsi : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » – Marx, K., Engels, F. (1976). L’idéologie allemande. Paris : Éditions sociales, p. 78. Cependant, Raworth en professe ici une version qui semble tout de même assez simpliste et réductrice. Les « histoires » que nous nous « racontons » en permanence ont, sans conteste, des effets bien réels sur notre monde. Mais, pour que celui-ci se transforme, suffit-il vraiment que nous inventions une nouvelle manière de le penser ? C’est ce que l’autrice suggère ici tout au long de son ouvrage, sans jamais vraiment argumenter sa position, sinon en ressassant sa foi en la puissance des images. En la lisant, on pense aux sarcasmes de Marx et Engels, rappelant aux jeunes hégéliens de leur époque que lorsque l’on est en train de se noyer, travailler à s’enlever de la tête l’idée de la pesanteur ne sera pas d’un grand secours…

Pour la défense de Raworth, force est de constater qu’elle n’est pas la seule militante « progressiste » aujourd’hui à accorder une importance si décisive au fait d’élaborer de « nouveaux récits » ou à parier sur des « narratifs » inédits. Une grande partie de nos « leaders écologistes » les plus en vue actuellement misent sur cette activité pour mettre un terme au désastre en cours. Encore une fois, il n’est pas question de nier que le changement social se joue aussi sur le terrain des idées et des images. Mais, est-ce bien raisonnable de leur conférer un si grand pouvoir, comme le suggère Cyril Dion par exemple, lorsqu’il écrit : « Selon moi, il ne s’agit pas de prendre les armes, mais de transformer notre façon de voir le monde. De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… Ce sont donc par les récits que nous pouvons engager une véritable « révolution »5Dion, C. (2018). Petit manuel de résistance contemporaine : Récits et stratégies pour transformer le monde. Paris : Actes Sud, p. 4.. »

Que signifie un tel idéalisme ? Outre une certaine propension à la pensée magique, il est tentant d’y voir un aveu de faiblesse : à défaut de pouvoir changer le monde que nous subissons, reste la possibilité de changer la conscience que nous en avons. Une stratégie de ce type peut certainement aider à dormir la nuit, mais peut-elle vraiment contribuer à nous aider à en finir avec cette civilisation destructrice et injuste ? N’est-ce pas avant tout une manière de minimiser la gravité de la situation, en évitant de considérer les fondements matériels d’un ordre social que le récit critiqué par Raworth n’a pas créé, mais tout au plus justifié et légitimé ? En attribuant « en grande partie » la responsabilité des problèmes écologiques et sociaux qu’elle prétend vouloir résoudre « aux omissions et aux métaphores erronées d’une réflexion économique périmée » (p. 15), l’autrice ne travaille-t-elle pas surtout à occulter les causes véritables de ces problèmes ?

Une chose est certaine : Raworth ne se demande jamais comment son récit à elle pourrait bien finir par s’imposer. Dans son monde, il n’y pas de luttes idéologiques, ni d’adversaires pour la mener. Les « bonnes » idées s’imposent d’elles-mêmes, par la seule force de la raison, et chassent ainsi les idées « périmées ». Il ne lui vient pas à l’esprit que le récit économique qu’elle prétend remettre en question doive sa puissance au fait qu’il a justifié et légitimé l’ordre capitaliste jusqu’à aujourd’hui. Selon elle, si cet ordre se révèle chaque jour un peu plus injuste et destructeur, c’est simplement parce qu’il n’a pas été suffisamment bien « pensé », « conçu », « designé ». Pas question, en somme, de considérer que ce monde est traversé de contradictions profondes, intrinsèques et bien réelles, que les différents « récits » en présence ne font jamais qu’exprimer ou refléter. Bizarrement, Raworth exige des économistes du XXIème siècle d’intégrer à leurs récits les rapports de pouvoir, mais le sien n’en mentionne aucun6Notons au passage que cette critique de l’idéalisme de La théorie du donut pourrait s’appliquer tout aussi bien à d’autres critiques anglo-saxons de la croissance tels que Tim Jackson et Peter Victor, deux représentants de ce que l’on peut appeler une approche libérale de la décroissance. Mais, il faudrait y consacrer un texte pour le mettre en évidence..

Ce point aveugle de La théorie du donut est d’ailleurs parfaitement mis en évidence par l’économiste Branco Milanovic, dans sa recension de l’ouvrage de Raworth : « A maintes reprises, Kate écrit à la première personne du pluriel, comme si le monde entier avait le même « objectif » : « nous » devons donc nous assurer que l’économie ne dépasse pas les limites naturelles de la « capacité de charge » de la Terre; « nous » devons maintenir les inégalités dans des limites acceptables; « nous » avons intérêt à un climat stable; « nous » avons besoin du secteur des communs. Mais, le plus souvent, dans le monde réel de l’économie et de la politique, il n’y a pas de « nous » qui inclut 7,3 milliards de personnes. Des intérêts de classe et des intérêt nationaux divergents s’affrontent les uns les autres7 Milanovic, B. (2018). « Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist by Kate Raworth ». Brave New Europe. Politics and Economics: Expertise with a radical face, récupéré de : https://braveneweurope.com/doughnut-economics-seven-ways-to-think-like-a-21st-century-economist-by-kate-raworth#comment-373. » Comme quoi, certains collègues au moins de l’autrice ont, contrairement à elle, une claire conscience des luttes qui structurent la réalité économique8Par ailleurs, il est déconcertant de voir Raworth reprocher à la théorie économique orthodoxe d’être trop peu sensible à la complexité et suggérer qu’elle s’ouvre à la théorie des systèmes. Bien que ma connaissance de cette discipline demeure très limitée, il me semble qu’au sein des sciences sociales, les économistes classiques et néoclassiques ont plutôt été des précurseurs en la matière, justement. La question de savoir si c’est une bonne chose ou non est d’un autre ordre. Il reste que les idées de rétroaction, d’auto-régulation, d’auto-organisation, d’effet secondaire, d’équilibre dynamique, que l’on retrouve au coeur des approches systémiques, sont présentes déjà chez les fondateurs de la discipline économique, notamment lorsqu’ils tentent d’appréhender le « fonctionnement » de leur objet fétiche : le marché. Stanley Jevons (1835-1882) par exemple, co-fondateur de l’approche dite marginaliste en économie, a été le premier à identifier ce que nous appelons aujourd’hui « l’effet-rebond » et que l’on peut définir comme toute consommation d’une ressource induite directement ou indirectement par un moyen permettant de réduire la consommation de cette ressource. Il s’agit d’un cas typique de ce que les théoriciens des systèmes nomment une « rétroaction positive », un phénomène que Raworth demande aux économistes du XXIème siècle de prendre en considération…!

Qui a peur du donut ?

On est en droit de se demander par ailleurs dans quelle mesure cette manière d’envisager les « narratifs » comme principale stratégie de changement social pourrait bien inquiéter celles et ceux qui souhaitent aujourd’hui que surtout rien ne change. Dans le « monde libéral », le fait de raconter des « histoires » ne constitue que rarement une menace pour la reproduction de l’ordre en place. Comme le résumait fort justement le regretté Coluche, « La dictature c’est Ferme ta gueule!. La démocratie, c’est Cause toujours! ».

Mais, il est vrai que certains récits peuvent parfois contribuer à bousculer l’ordre des choses. Le Manifeste du parti communiste, par exemple, fut certainement l’un d’entre eux – ce qui est plutôt ironique, puisque ses deux auteurs étaient eux-mêmes très critiques de l’idéalisme philosophique, comme je viens de le rappeler. Par ailleurs, et pour rester dans le même camp idéologique, Antonio Gramsci a bien mis en évidence l’importance de la bataille des idées dans la « guerre de position » que les adversaires du capitalisme sont désormais contraints de mener pour espérer l’emporter, à cause du rôle central que joue désormais la culture dans la reproduction de cette forme de vie sociale. Mais, la « théorie du donut » peut-elle être d’une quelconque aide dans la lutte contre cette hégémonie ?

La réponse est « Non » ! Au contraire, le travail de Raworth doit plutôt être envisagé comme une contribution à la consolidation idéologique de l’ordre en place. À tout le moins, ce travail ne remet pas en question les fondements de cet ordre. Aucune des institutions centrales sur lesquelles repose celui-ci n’y est contestée. Ni la propriété privée, ni le salariat, ni la libre entreprise, ni l’État-nation… « Au sein du riche réseau de la société se trouve l’économie proprement dite », écrit-elle, « domaine où les êtres humains produisent, distribuent et consomment des biens et des services satisfaisant leurs besoins et leurs désirs. Un trait fondamental de l’économie est rarement évoqué à l’université : elle se divise généralement en quatre domaines, le ménage, le marché, les communs et l’État (…). Tous quatre sont des moyens de production et de distribution, mais ils opèrent chacun à leur manière. (…) Je ne voudrais pas vivre dans une société dont l’économie serait dépourvue de l’un de ces quatre domaines (…). » (p. 83). En somme, Raworth s’accommode fort bien de l’ossature institutionnelle de notre monde. S’ajoute à cela une absence totale de critique à l’égard de la domination qu’exercent sur nos vies les technosciences9Sur cette dimension importante de la critique décroissanciste développée à Montréal, voir en particulier : Marion, L. (2015). Comment exister encore ? Capital, techno-science et domination. Montréal : Écosociété, 163 pages..

Dès lors, on ne s’étonnera pas que, sur un plan théorique, ses idées ne contredisent guère la pensée économique dominante. Soulignons d’abord que le « récit » qu’elle critique n’est plus colporté aujourd’hui par aucun économiste digne de ce nom et que plusieurs des correctifs qu’elle propose pour « penser comme un économiste du XXIème siècle » ont été formulés depuis un bon moment déjà par des spécialistes de la discipline. C’est le cas par exemple des recherches de Daniel Kahneman sur le comportement humain ou de celles d’Elinor Ostrom sur les communs dont s’inspire Raworth. Surtout, ces contributions théoriques ne sont pas venues questionner mais plutôt consolider le paradigme sur lequel s’est bâtie la science économique à partir de la publication de la Richesse des nations par Adam Smith en 1776, soit parce qu’elles ont résolu certaines difficultés que rencontrait la théorie jusque-là, soit parce qu’elles ont contribué à en élargir le domaine de validité – raison pour laquelle plusieurs des travaux en question ont valu à leurs auteurs un « Prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel », alias « Prix Nobel d’économie ».

Quant aux autres idées que l’autrice met de l’avant, elles ressemblent le plus souvent à des vœux pieux, assez semblables dans le fond à ceux que formule d’ordinaire la gauche réformiste contemporaine : « s’assurer que le secteur financier est au service de l’économie productive » (p. 166), « structurer l’économie comme un réseau distribué [pour] répartir plus équitablement le revenu et la richesse qu’elle génère » (p. 182), « redéfinir le devoir des entreprises », au-delà de la seule quête de profit (p. 243), « construire un écosystème industriel régénératif [sur le plan écologique] » (p. 239), considérer l’État comme un « partenaire clé dans la création d’une économie régénérative » (p. 249), etc. Rien de révolutionnaire donc, ni rien qui indique sérieusement le chemin à suivre pour accomplir de telles choses. En somme, les chances sont très minces de lire à la première page d’un futur manifeste politique : « Un spectre hante l’Occident : le spectre du donut »10Allusion moqueuse à la première phrase du Manifeste du parti communiste : « Un sceptre hante l’Europe, le spectre du communisme ». Marx, K., Engels, F. (1976). Manifeste du parti communiste, Paris : Éditions sociales, p. 29..

Une critique décroissanciste ?

Il y a cependant dans l’ouvrage de Raworth au moins une idée importante qui semble contredire le récit économique dominant. Il s’agit du premier des sept principes préconisés par l’autrice : l’économie ne doit plus se donner la croissance du PIB comme objectif, mais le respect des limites biophysiques planétaires et la justice sociale. Telle est la raison d’être du beigne, comme on l’a vu : définir un « espace juste et sûr pour l’humanité ».

À l’appui de cette proposition, l’autrice mobilise des travaux qui, cette fois, ne s’intègrent pas au paradigme sur lequel repose la théorie économique orthodoxe. D’une part, elle fait référence à l’économie écologique, un champ de recherche hétérodoxe qui a émergé au cours des années 1970 et que les principaux manuels d’économie diffusés actuellement continuent d’ignorer. L’originalité de cette approche est de soutenir qu’il y a des limites à la croissance économique, ce qui implique de viser minimalement un état stationnaire en matière de production de biens et de services. D’autre part, en ce qui concerne la question sociale, Raworth s’appuie sur les recherches de Piketty qui sont venues contester avec force l’idée selon laquelle la croissance économique contribuerait tendanciellement à réduire les inégalités de revenus entre agents économiques. Comme on le sait, les données empiriques produites par l’économiste français, qui s’efforce de redonner ses lettres de noblesse à « l’économie politique », montrent que c’est plutôt le contraire qui se produit sur le long terme.

Pourtant, au dernier chapitre de son ouvrage, l’autrice ne propose pas de s’opposer à la quête de croissance économique, mais simplement de ne plus s’en soucier. Il faut, dit-elle, devenir « agnostique en matière de croissance », c’est-à-dire « concevoir une économie qui nous fasse nous épanouir, qu’elle croisse ou non. » (p. 279). En d’autres termes, la croissance économique n’est pas forcément un problème. Elle ne le devient que lorsqu’elle constitue le but de l’activité économique.

On pourra juger subtile une telle position. Celle-ci me semble surtout contradictoire. S’il s’agit de concevoir une économie respectueuse des limites biophysiques planétaires et s’il est entendu par ailleurs que la croissance économique nous pousse au dépassement de ces limites, il serait logique de s’opposer à la croissance, et pas seulement de ne plus s’en préoccuper. Pour le dire autrement, la seule manière de concevoir une économie respectueuse des limites écologiques auxquelles nous sommes confrontés est de faire en sorte qu’elle soit stationnaire ou à peu près. Par conséquent, il faut refuser la croissance et promouvoir non pas l’agnosticisme à ce sujet, mais la décroissance ou, pour être plus précis, l’a-croissance, comme le suggère Serge Latouche.

Pourquoi alors Raworth adopte-t-elle cette position si ambiguë ? Sans doute pour tenter d’éviter de trancher le dilemme qu’elle formule au début de son dernier chapitre : « Aucun pays n’a jamais mis fin au dénuement humain sans la croissance économique. Et aucun pays n’a jamais mis fin à la dégradation écologique avec la croissance économique. » (p. 258). Il semble que, pour l’autrice, la seule manière d’assurer la prospérité dans les pays du Sud reste la croissance, et il faut donc en défendre la possibilité dans ces pays. C’est au Nord qu’il faut arrêter de croître pour que cesse le désastre écologique en cours. Mais, faire en sorte que l’humanité tout entière atteigne un revenu par habitant considéré comme acceptable dans les pays les plus riches impliquerait une hausse vertigineuse du PIB mondial. Sur le plan écologique, cela se traduirait évidemment par une accélération du désastre en cours, ce qu’on ne peut souhaiter… Croître ou durer, voilà le vrai dilemme, et il va bien falloir trancher, contrairement à ce que suggère Raworth!

Doit-on en conclure que la « théorie du donut » n’est jamais qu’une manière de promouvoir un « développement durable » qui n’oserait plus dire son nom, à force d’avoir perdu toute plausibilité ? Ce ne serait pas tout à fait juste à l’égard du travail de Raworth. Les partisans du « développement durable », ou de ses multiples avatars, considèrent la croissance économique comme une condition de possibilité de la « prospérité ». Raworth est plus réservée à ce sujet : elle se contente de soutenir l’idée que cette prospérité pourrait bénéficier de la croissance. Autrement dit, les deux objectifs en question ne sont pas forcément contradictoires à ses yeux. C’est donc une position plus prudente, mais ce n’est clairement pas une position décroissanciste.

Il n’y pas de croissance juste

Le problème est que l’« économiste rebelle » continue en fait à croire à la fable d’une croissance qui pourrait être bénéfique sur le plan social. Cela suppose de ne pas voir que si la croissance a permis de sortir des humains du dénuement, c’est généralement après qu’ils aient été dépossédés de leurs moyens d’existence pour les besoins de cette course à la croissance. L’anthropologue Jason Hickel le rappelait récemment à Bill Gates qui se gargarisait sur Twitter devant une courbe soulignant la forte baisse de la pauvreté extrême dans le monde depuis deux cents ans. « Ce que [ces] chiffres révèlent en réalité, c’est que le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent. [Ce] graphique présente cela comme une diminution de la pauvreté, alors que ce dont il s’agit est un processus de dépossession qui a plongé de force ces humains dans le système capitaliste, d’abord à cause des enclosures en Europe puis de la colonisation dans le Sud. (…) c’est l’histoire d’une prolétarisation forcée11Hickel, J. (2019). « Bill Gates says poverty is decreasing. He couldn’t be more wrong ». The Guardian, récupéré de: https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/jan/29/bill-gates-davos-global-poverty-infographic-neoliberal. »

Il faudrait ajouter aux propos de Hickel que cette course à la croissance s’avère être dans le meilleur des cas un jeu à somme nulle12Dès lors que l’on prend en considération les effets écologiques de cette course, elle s’avère être un jeu à somme négative. Tout le monde y perd au bout du compte.. Les gains des uns sont les pertes des autres. L’enrichissement de la « classe bourgeoise » présuppose la dépossession et l’exploitation du « prolétariat », donc son appauvrissement. De même, le « sous-développement » du Sud global a été et demeure pour l’essentiel une condition de possibilité du « développement » du Nord global. En d’autres termes, de même qu’il n’y a pas de croissance verte, il n’y pas de croissance juste, du moins au regard de nos idéaux égalitaires. Cette course à la production de marchandises est une exigence du capitalisme. Elle ne permet au capital de s’accumuler que dans la mesure où ceux qui le possèdent ou le contrôlent parviennent à faire assumer à d’autres une part substantielle des coûts de production de ces marchandises dont ils tirent profit.

On aura reconnu ici la thèse défendue par Marx et par la majeure partie de ses héritiers intellectuels. Kate Raworth n’en fait manifestement pas partie, même si elle mentionne une fois ou deux dans son ouvrage cet autre « récit économique ». Tout laisse penser qu’elle demeure en fait foncièrement attachée à cette forme de vie sociale que l’on appelle capitalisme et qui constitue sans doute à ses yeux le meilleur des mondes possibles. Mais, par conséquent, elle se retrouve embarquée dans une voie sans issue qui consiste à vouloir éliminer les symptômes d’un mal – destructions écologiques et injustices sociales – sans s’attaquer aux racines de celui-ci : le capitalisme. Il est vrai là encore qu’elle n’est pas la seule aujourd’hui à s’enferrer dans pareille impasse. C’est le lot de tous les réformistes qui tentent de promouvoir un capitalisme plus vert, plus humain, plus juste, plus éthique, et j’en passe.

« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance », écrivait Bossuet13Bossuet, J.-B. (1854). « Histoire des variations des églises protestantes ». Œuvres complètes. Vol XIV, Paris : éd. L. Vivès, p. 145.. En l’occurrence, il n’y a cependant pas de quoi rire. Car ces hommes et ces femmes qui, à l’instar de Raworth, continuent actuellement à entretenir l’espoir que nous réussissions un jour prochain à concilier l’inconciliable, participent de la sorte au maintien de l’ordre en place. Pour quiconque tient vraiment à la vie, à la justice et à la liberté, et qui par conséquent refuse la course à la croissance, ces personnes sont de véritables adversaires politiques, même si elles s’en défendent généralement avec véhémence.

Autopsie d’un succès

Sélectionné dès sa sortie pour le prix du meilleur livre de « business » de l’année 2017, organisé conjointement par le Financial Times et McKinsey, La théorie du donut est devenu rapidement un bestseller. L’année suivante, la traduction française a été accueillie très favorablement, tant par la presse économique, que par les quotidiens généralistes francophones. Le Monde a même jugé bon à l’époque d’en publier les bonnes feuilles en exclusivité14Le Monde, (2018). «‘La Théorie du Donut’, métaphore d’une humanité en péril ». Le Monde. récupéré de: https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/15/nous-vivons-une-epoque-formidable-pour-desapprendre-et-reapprendre-les-bases-de-l-economie_5383736_3232.html. Cette théorie a fait l’objet d’un surcroît d’intérêt au cours de l’année 2020. La ville d’Amsterdam d’abord15Charrel, M. (2020). « Amsterdam parie sur le « donut » pour soutenir la reprise ». Le Monde, récupéré de: https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/27/amsterdam-parie-sur-le-donut-pour-sortir-de-la-crise_6037883_3234.html, puis la région bruxelloise16De Muelenaere, M. (2020). « Le donut donne du grain à moudre à Bruxelles ». Le Soir, récupéré de: https://www.lesoir.be/327790/article/2020-09-28/transition-ecologique-et-sociale-le-donut-donne-du-grain-moudre-bruxellesont en effet annoncé leur intention de se servir du « beignet » pour orienter leurs politiques sur le plan économique et social. Ce qui a valu au travail de Raworth une nouvelle série d’évocations élogieuses dans les médias de masse, dont encore l’hiver dernier un compte rendu très favorable de Manon Cornellier du Devoir, dans le cadre d’une série d’articles de fond portant sur les moyens de corriger les « failles de notre modèle économique »17Cornellier, M. (2021). « La recette économique équilibrée du beigne ». Le Devoir, récupéré de: https://www.ledevoir.com/societe/593086/l-economie-autrement-la-recette-economique-equilibree-du-beigne.

Comment expliquer une telle réception pour un ouvrage qui, mis à part peut-être la figure du beigne, n’apporte finalement aucune idée nouvelle et entretient la confusion autour de la question de la croissance ? Cela tient d’abord, je crois, au fait qu’une proportion grandissante de la population des sociétés occidentales commence à s’inquiéter du caractère insoutenable et injuste de notre civilisation. D’où une « demande » accrue pour des idées nouvelles susceptibles de nous aider à résoudre ces problèmes. L’intérêt de plus en plus soutenu pour le projet politique de la décroissance trouve ici une bonne part de son explication – il est sans doute assez étroitement corrélé à l’intensité des catastrophes écologiques affectant le Nord global.

Le problème de l’idéal décroissanciste est qu’il est révolutionnaire : rompre avec la course à la production de marchandises suppose d’inventer une toute autre manière de vivre ensemble. On comprend qu’une telle perspective puisse inquiéter, en particulier celles et ceux bien sûr qui ont le plus bénéficié jusqu’ici des retombées de cette course à la croissance. Pour ces personnes, encore très nombreuses dans nos contrées, un travail comme celui de Raworth tombe à pic : il semble apporter des solutions inédites, sans remettre en question les fondements de notre monde. En présentant notamment la course à la croissance comme une simple erreur de jugement ou un regrettable égarement cognitif, l’autrice peut convaincre sans mal ses lecteurs qu’il sera finalement aisé de tout changer, sans rien changer d’essentiel. Ce qui est assez caractéristique de la manière moderne de ne pas changer, ainsi que le remarquait le sociologue et historien Immanuel Wallerstein : « [D]ans les systèmes prémodernes, pour justifier un véritable changement, on prétendait qu’il n’avait pas eu lieu. Dans le monde moderne, lorsqu’on est incapable de changer vraiment les choses, on s’arrange pour affirmer que tout a vraiment changé. »18Immanuel Wallerstein cité dans : Gilbert Rist, G. (2015). Le développement. Histoire d’une croyance occidentale. Paris : Les Presses de SciencesPo, p. 268.

Cela étant dit, même l’apport de la figure du beigne mérite d’être questionné. Les idées que Raworth tente ainsi de faire valoir n’ont vraiment rien d’inédit, on l’a vu. À certains égards, présenter cette image au nom douteux comme une innovation conceptuelle majeure relève de l’imposture et évoque irrésistiblement les « habits neufs de l’empereur » du fameux conte d’Andersen. Elle a pourtant séduit, ce qui en dit long sur le désarroi dans lequel bon nombre de nos contemporains paraissent plongés. Son pouvoir d’attraction tient sans doute en partie au fait qu’elle se présente comme un outil de pilotage de nos sociétés, semblant offrir des points de repères plus clairs a priori que le dessin désormais désuet des trois piliers du développement durable. Ce faisant, elle vient satisfaire une autre aspiration caractéristique de notre civilisation : la volonté de maîtrise du monde, et contribue à entretenir l’idée que la question écologique et la question sociale sont des questions d’ordre technique, des problèmes d’ingénierie. Voilà qui est donc aussi tout à fait en phase avec la valorisation par l’idéologie dominante du technicisme et de l’expertocratie, et permet de comprendre par conséquent le succès de cette figure. Dans la perspective d’une décroissance soutenable ou conviviale, qui appelle à aborder ces questions avant tout comme des questions politiques, et sans accorder aux experts un pouvoir de décision particulier, c’est là un autre motif pour se tenir loin de la « théorie du donut ».

Notes[+]

Recension du livre d’Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche de la décroissance

par Éric Darier

L’essai d’Alexandre Couture, intitulé Le système alimentaire québécois analysé par l’approche de la décroissance, est le fruit d’une maîtrise en agroforesterie. Le contenu est rigoureux, d’un niveau universitaire solide avec de nombreuses références scientifiques et des données officielles. Dans son analyse du système alimentaire actuel du Québec, l’auteur mobilise trois des valeurs centrales de la décroissance : la soutenabilité, la justice et l’autonomie. Ces thèmes retenus par l’auteur forment les trois chapitres du livre. Près de la moitié du livre est dédié au thème de la soutenabilité. Dans cette partie, l’auteur présente le bilan généralement négatif de l’agriculture industrielle au Québec, que ce soit au niveau des émissions de gaz à effet de serre (GES) des élevages, de la dégradation des sols et des eaux ou des impacts délétères sur la biodiversité et la santé. Par exemple, l’auteur nous rappelle que l’agriculture au Québec est responsable de 9,3 % des GES soit 7,63 Mt d’équivalent CO2 (p. 21).L’auteur y passe aussi en revue les politiques publiques qui ont été mises en place pour soutenir un tel système, qui orienté vers les exportations poursuit une logique capitaliste dans un contexte néolibéral.

La deuxième partie du livre aborde les thèmes de la justice, à l’exemple de l’insécurité alimentaire au Canada, du statut des travailleuses-eurs agricoles, de l’accès à la terre, des enjeux de santé et injustices envers les animaux d’élevage. Par exemple, l’auteur nous rappelle que bien que le Code civil du Québec reconnaisse que les animaux soient des êtres doués de sensibilités, les animaux d’élevage y sont exclus (p. 149).

Dans la dernière partie sur l’autonomie, l’auteur aborde de front la domination par l’économie et la technique sur le système agricole (comme les pesticides, la monoculture et les organismes génétiquement modifiés), reprenant ainsi certaines des critiques mises de l’avant par de nombreux auteurs, penseurs et activistes de la décroissance et pour l’agroécologie.

Ce n’est que dans une trop courte conclusion de quatre pages que l’auteur s’avance pour faire des propositions qui, au demeurant, restent fort générales : Couture traite par exemple de la nécessité de « décoloniser nos imaginaires » afin d’enclencher une « transition radicale » en rupture avec le système économique dominant actuel. Ceci signifie en particulier de se tourner vers l’agroécologie et les circuits courts tout en abandonnant l’agriculture industrielle et les réseaux de distribution mondiaux.

En somme, le livre de Couture constitue un ouvrage essentiel pour avoir un portrait lucide sur l’état de l’agriculture et du système alimentaire au Québec. Le cadre analytique tiré de celui de la décroissance est particulièrement convainquant et employé avec une grande habileté. Cependant, plus de détails stratégiques sur les façons de réaliser cette nécessaire transition auraient été bienvenus. Néanmoins, ce livre est une excellente entrée en matière pour celles et ceux qui cherchent une synthèse étayée sur la faillite de notre modèle agricole industriel. Ce livre est très complémentaire à mon propre article 1Cf. https://polemos-decroissance.org/darier-decroissance-et-souverainete-alimentaire/publié récemment par Polémos. J’accueille donc le livre d’Alexandre Couture comme une invitation faite aux décroissancistes à approfondir une réflexion sur les stratégies pour une transformation vers une alimentation soutenable et juste.

Référence du livre : Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche de la décroissance. Sherbrooke, Les éditions Drapeau noir, 2021. ISBN 978-1-716-31460-5, 215 pages.

On peut se le procurer en contactant directement l’auteur: alexandre.b-couture.1@ulaval.ca

Éloge d’une humanité discrète. À propos de : Bernard Arcand, Les Cuivas, Lux, 2019.

Par Yves-Marie Abraham1Je remercie Jérémy Bouchez, Noémi Bureau-Civil, Nicolas Casaux, Ambre Fourrier, Philippe Gauthier, Louis Marion, d’avoir pris la peine de lire ce texte et de l’avoir commenté. Je remercie aussi chaleureusement Mark Fortier, de Lux Éditeur, de nous avoir accordé le droit d’illustrer ce texte avec des photos prises par Bernard Arcand.

Jeune femme Cuiva et son enfant. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

La décroissance est d’abord un appel à mettre un terme sans délais à la course à la production de marchandises dans laquelle la presque totalité des sociétés humaines est aujourd’hui entraînée. Cette course est refusée pour au moins trois raisons : elle est destructrice sur le plan écologique, injuste sur le plan social, aliénante sur le plan politique. D’où la proposition de commencer à bâtir des sociétés dont la reproduction ne dépendrait plus de la croissance économique; des sociétés par ailleurs vraiment respectueuses des idéaux de liberté et d’égalité qui sont censés être les nôtres.

Parmi les objections que suscite cette proposition, l’accusation d’irréalisme est sans doute la plus fréquente. Les arguments sont sur le fond à peu près toujours les mêmes et peuvent être résumés ainsi : d’une part, la course à la croissance est inscrite dans la nature de l’espèce humaine. Chercher à s’en affranchir ne peut donc qu’être vain. D’autre part, les sociétés vraiment libres et égalitaires n’ont jamais existé ailleurs que dans l’imagination des utopistes, si bien que les tentatives pour les faire advenir sont condamnées à l’échec. Par conséquent, le projet d’une décroissance soutenable ou conviviale est une parfaite chimère.

Pour questionner ce genre de convictions, si largement partagées aujourd’hui qu’elles font figure d’évidence, une solution consiste à pratiquer le détour anthropologique. Il s’agit simplement de contraster nos manières de vivre à celles qui ont pu être observées ailleurs, dans le temps et dans l’espace, ce qui permet entre autres d’interroger leur supposée naturalité ou leur prétendue universalité. C’est à un tel détour que nous invite l’ouvrage posthume de Bernard Arcand paru récemment, Les Cuivas. Et, pour qui s’intéresse à la possibilité de concevoir des manières de vivre ensemble soutenables, justes et démocratiques, il vaut la peine de suivre l’anthropologue québécois dans son périple.

À quoi sert l’anthropologie ?

Pour apprécier les apports et les limites de ce livre, il faut commencer par dire un mot de son histoire singulière. Celle-ci débute au cours de l’hiver 1967, au moment où Bernard Arcand, alors étudiant en doctorat d’anthropologie à Cambridge, apprend qu’il va devoir renoncer à l’enquête aux îles Nicobar qu’il préparait depuis plusieurs mois. L’époque où les anthropologues pouvaient exercer leur curiosité en toute liberté sur les territoires colonisés par le monde occidental touche à sa fin. Nicobar appartient désormais à l’Inde indépendante, qui a décidé d’en interdire l’accès à tout étranger, ce dont personne ne semble s’être inquiété au sein de la vénérable université anglaise.

Contraint d’improviser un tout autre voyage en l’espace de quelques semaines, Arcand se retrouve presque par hasard, au printemps 1968, dans les Llanos, une vaste zone de savanes irriguées par des affluents de l’Orénoque, dans le nord-est de la Colombie. Son intention est d’y réaliser l’ethnographie d’un peuple de chasseurs-collecteurs que l’on appelle dans la région les Cuivas, mais dont l’existence reste incertaine, puisque celle-ci ne fait l’objet que d’une vague mention dans un manuel d’anthropologie portant sur l’Amérique latine.

La chance cette fois est du côté de l’apprenti ethnologue : les Cuivas, qui se nomment eux-mêmes les Wamonè, ne sont que quelques centaines d’individus, mais existent bel et bien. Arcand parvient à rejoindre l’une des bandes qui constituent ce peuple minuscule et à s’y faire accepter sans trop de difficultés. Durant deux années complètes, il partage ainsi la vie de ses hôtes, en les accompagnant dans leurs pérégrinations le long des rivières qui traversent ces plaines immenses, puis rentre à Cambridge pour y rédiger sa thèse et la soutenir avec succès en 1972.

Carte de la Colombie et localisation des Cuivas

Topographie de la Colombie (fichier original modifié). Par : Milenioscuro via Wikimedia Commons

Au mépris des usages de la profession qu’il a choisi d’embrasser, le jeune docteur décide cependant de ne pas publier ses travaux. Mieux encore, il obtient que l’exemplaire de la thèse qu’il doit déposer à la bibliothèque de l’université ne puisse être consulté sans son accord… En ce début des années 1970, les Cuivas sont en effet menacés de toutes parts. Outre les guérilleros qui se réfugient parfois dans la région, les éleveurs du voisinage convoitent leur sol, l’industrie pétrolière, leur sous-sol, et les missionnaires chrétiens, leurs âmes. Arcand ne souhaite pas faciliter la tâche de ces différents accapareurs en donnant libre accès à l’ethnographie minutieuse qu’il a produite.

Mais, une décennie plus tard, à l’occasion d’un nouveau voyage dans les Llanos, cette précaution lui apparaît désormais vaine et dérisoire. « Un retour en Colombie au printemps 1981 m’a convaincu que la publication de ma thèse de doctorat n’aurait maintenant que peu d’impact sur l’évolution de la situation des Cuivas. D’ethnographe des Cuivas j’en suis presque devenu, en dix ans, l’archéologue. » Pourquoi alors ne pas au moins témoigner publiquement de ce que fut ce mode de vie « impressionnant par sa cohérence et son intelligence » (p. 330), s’interroge-t-il?

Pourtant, Arcand hésite encore, doutant cette fois de sa capacité à faire passer son message auprès de ses contemporains.

« La condition première serait de connaître ses lecteurs aussi intimement que les gens dont on veut décrire la vie. Connaître leurs mécanismes de défense, viser les points les plus faibles et ne dire que ce qui permet de faire naître des inquiétudes. S’assurer que l’exemple des Cuivas servira de leçon et que la leçon sera retenue. Mon premier pas en ce sens consiste à affirmer le besoin de dire que je me tais. » (Ibid.)

Dans les années qui suivent, le désir de publier un ouvrage sur les Cuivas qui soit accessible au plus grand nombre finit toutefois par l’emporter. Mais, à présent, c’est le temps qui va manquer à l’auteur pour réaliser ce projet. Vie de famille, vie universitaire et vie médiatique l’occupent si pleinement que lorsqu’il meurt soudainement en 2009, à 63 ans, son manuscrit est toujours inachevé. Avant de mourir, il exprime néanmoins le souhait que tous ses papiers soient détruits, sauf le texte sur les Cuivas.

Heureusement pour nous, Arcand laisse aussi derrière lui des humains dont il a su se faire aimer suffisamment pour qu’ils s’efforcent de respecter sa dernière volonté. Quelques années après son décès, sa compagne, Ulla Hoff, entreprend de mettre un point final à ce fameux livre, en sollicitant d’abord l’aide de deux collègues et amis du défunt, Sylvie Vincent et Serge Bouchard, puis le soutien de Mark Fortier, chez Lux Éditeur. Et c’est ainsi que Les Cuivas finit par être publié en 2019, soit un demi-siècle après le début de l’enquête dont il est inspiré.

Le résultat de ce travail collectif est remarquable, tant sur la forme que sur le fond. Le texte principal, limpide et captivant, est enrichi d’une trentaine de photographies prises par l’auteur. Cinq textes plus courts l’encadrent par ailleurs, offrant divers éclairages très appréciables sur la personne d’Arcand, sa conception de l’anthropologie, ainsi que sur le sort actuel des Cuivas qui, sans surprise, ne s’est pas amélioré depuis les années 1970, bien que l’État Colombien ait fini par accorder à ces « damnés de la terre » une certaine protection.

Vivre dans l’abondance, sans destruction ni exploitation

Que révèle donc ce « détour » dans la perspective qui nous intéresse ici ? Lorsqu’il partage l’existence des Cuivas à la fin des années 1960, Arcand découvre des humains qui vivent dans le plus grand dénuement sur le plan matériel – « [u]n canot, un hamac, un arc et quelques flèches, une boule de corde, deux ou trois petits objets, à peine un vêtement »; des humains qui, par ailleurs, ne disposent pas d’autres moyens pour se nourrir que des produits de la chasse et de la cueillette. Pourtant, leur niveau de vie n’a rien de misérable au regard même des critères sanitaires qui sont les nôtres.

« J’estime que chaque individu adulte consomme, en moyenne, 525 grammes de viande par jour et 375 grammes de fruits ou légumes », note avec précision l’anthropologue, en soulignant aussi la très grande variété des aliments consommés tout au long de l’année. Ce résultat exige, par semaine, 15 à 20 heures de chasse pour les hommes et 10 à 15 heures de cueillette pour les femmes qui s’occupent en outre de la préparation des repas. Le reste du temps, les Cuivas se reposent, se parlent et se distraient, sans se soucier outre mesure ni du lendemain, ni d’améliorer plus durablement leurs conditions d’existence sur le plan matériel.

En somme, et contrairement à l’image que nous nous en faisons généralement, ces chasseurs-cueilleurs font bien mieux qu’assurer leur survie. Force est de constater qu’ils jouissent d’une forme d’abondance sur le plan matériel, puisqu’ils parviennent à satisfaire leurs principaux besoins sans difficultés majeures et sans y consacrer tout leur temps de vie éveillée; sans non plus exploiter la totalité des ressources disponibles alentours, comme en atteste par exemple le fait qu’ils ne consomment pas l’entièreté des animaux capturés ou des fruits et légumes situés à portée de leurs mains.

Pêche à l’arc. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

Cette découverte troublante n’en était déjà plus vraiment une à l’époque où Arcand s’apprêtait à en rendre compte. « Mon travail aurait pu attirer l’attention, écrit-il, si ce n’est qu’au moment même de mon enquête, University of Chicago Press publiait, sous le titre Man the Hunter, le compte rendu d’un important colloque international au cours duquel de nombreux spécialistes avaient déjà expliqué comment ils avaient atteint exactement la même conclusion : les économies basées sur la chasse et la cueillette ne sont pas et n’ont jamais été des économies de misère. » (p. 139).

L’anthropologue Marshall Sahlins en conclura que certaines au moins des sociétés vivant de chasse et de cueillette mériteraient d’être considérées comme les premières et même les seules véritables sociétés d’abondance dans l’histoire de l’humanité. Car, explique-t-il dans un texte devenu célèbre, « il y a aussi une voie ‘Zen’ qui mène à l’abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres : les besoins matériels de l’Homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l’essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d’une abondance matérielle sans égale – avec un bas niveau de vie. Tel est, je crois, les cas des chasseurs […]2Sahlins, M. (1976). Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris : Gallimard, p. 38.. »

Le texte d’Arcand n’apporte donc rien de neuf sur ces questions. Toutefois, en confortant cinquante ans plus tard la thèse de Sahlins, il permet de réaffirmer que la course à la croissance économique n’est pas inscrite dans une quelconque nature humaine. A tout le moins, l’exemple des Cuivas laisse penser que l’humanité est capable de suivre un autre dessein que celui de chercher à produire toujours plus de moyens pour satisfaire toujours plus de besoins. Il est possible de se soustraire à cette « contrainte de rareté » par laquelle les économistes orthodoxes justifient la dépendance de nos sociétés à la croissance : il suffit de désirer peu. Outre l’enviable tranquillité d’esprit qu’elle garantit à ses adeptes, cette stratégie présente l’avantage d’être tout à fait soutenable sur le plan écologique, contrairement à l’option productiviste que nous connaissons.

À quel prix les Cuivas ont-ils pu instaurer un tel ordre social ? Une autre remarque de Sahlins permet de synthétiser parfaitement les propos d’Arcand à ce sujet : « Les chasseurs-collecteurs n’ont pas bridé leurs instincts matérialistes; ils n’en ont simplement pas fait une institution3Ibid. p. 52.. » La voie Zen vers l’abondance ne semble pas forcément supposer l’instauration d’une discipline collective réduisant à néant toute liberté individuelle, ni l’exploitation d’une classe d’êtres humains par une autre. On ne peut qu’être frappé en tout cas à la lecture de ce livre par la liberté dont jouissent les Cuivas et par le caractère égalitaire des rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Non seulement il n’existe pas réellement de chefs parmi eux, mais il semble bien difficile également d’y repérer une quelconque domination patriarcale. L’absence de toute pratique de stockage et le partage systématique au sein de la bande des produits de la chasse et de la cueillette excluent l’apparition de réelles inégalités de conditions. Pour autant, l’individu reste relativement libre de ses mouvements et de ses opinions. Comme le rapporte Arcand, souvent avec humour, chacun peut décider de rejoindre une autre bande en cas de conflit ou de mésentente, et il est même permis de mettre en doute les principaux mythes du groupe! Par ailleurs, les Cuivas ont une parfaite maîtrise des techniques auxquelles ils ont recours, contrairement à l’anthropologue qui se découvre incapable de satisfaire la curiosité de ses hôtes concernant la fabrication ou la réparation des artefacts les plus simples que lui-même utilise. C’est aussi cela, la liberté.

À nouveau, pour quiconque a lu un peu sur les sociétés vivant de chasse et de collecte, ces constats ne sont pas nouveaux. Le texte d’Arcand conforte simplement des observations menées par d’autres ethnologues et anthropologues, au sein de sociétés du même type, ailleurs dans le monde. Toutefois, dans la perspective qui nous intéresse ici, le fait que le cas des Cuivas ne soit pas isolé n’enlève rien à son intérêt, bien au contraire. Au lieu d’apparaître comme une exception aberrante, une sorte d’anomalie anthropologique, ce monde peut ainsi être considéré comme une preuve supplémentaire de la capacité de l’être humain à inventer des manières de vivre ensemble qui soient soutenables, justes et démocratiques. Telle est la première leçon à retenir de ce livre.

Des humains très ordinaires

Cela dit, est-ce bien légitime de présenter le mode de vie observé par Arcand comme s’il s’agissait d’un choix de la part des intéressés? On pourrait penser par exemple que la pauvreté matérielle dans laquelle vivent ces humains presque nus s’impose d’elle-même à qui doit se déplacer fréquemment à la seule force de ses jambes et de ses bras. Quant à leur nomadisme, n’est-il pas l’unique manière d’éviter l’épuisement de ressources naturelles qu’ils ne savent que chasser ou cueillir? Et, n’est-ce pas tout simplement le « sous-développement » technique qui condamnait ces humains à devoir se contenter d’un « mode de production » aussi aléatoire? Bref, loin d’être volontaire, cette simplicité n’était-elle pas avant tout commandée par les circonstances?

Ce que nous savons désormais des peuples vivant de chasse et de cueillette incite à douter de cette hypothèse. En ce qui concerne les chasseurs-collecteurs observés à l’époque moderne, on sait que leur mode de vie n’était pas toujours d’origine « préhistorique ». Bon nombre des peuples concernés ont pratiqué des formes ou d’autres d’agriculture, avant de les abandonner. Par ailleurs, vivre de chasse et de cueillette n’impose pas inévitablement le nomadisme. Les cas de chasseurs-collecteurs sédentaires sont en fait assez nombreux. Enfin, cette manière de subvenir à ses besoins ne peut être simplement réduite à une sorte de choix par défaut, imposé par des contraintes géographiques ou par un manque de connaissances techniques de la part des humains en question. Les exemples de chasseurs-collecteurs rejetant en connaissance de cause l’horticulture ou l’élevage ne manquent pas.

C’est justement le cas des Cuivas. Au moment où Arcand les rencontre, ces derniers sont de toute évidence en contact depuis fort longtemps avec d’autres peuples autochtones, mais aussi avec des colons occidentaux qui pratiquent l’élevage et l’agriculture. En atteste entre autres le fait qu’ils utilisent des pointes de flèches et des haches en fer alors qu’ils n’en maîtrisent pas la métallurgie, tout en étant persuadés que ces usages remontent à la nuit des temps… Ils sont par ailleurs entourés d’humains qui souhaitent les voir se transformer en horticulteurs, pour toutes sortes de raisons plus ou moins avouables. La possibilité d’opérer leur « révolution néolithique » leur est donc offerte depuis un bon moment déjà, mais ils ne paraissent disposés à s’y résoudre que contraints et forcés par les « chasses à l’homme » dont ils sont régulièrement la cible de la part des paysans alentours.

Par conséquent, il ne semble pas abusif de considérer que les Cuivas appréciaient leur mode de vie. L’un d’entre eux finit d’ailleurs par en fournir à Arcand une explication fort simple et très prosaïque, sans la moindre référence à de quelconques contraintes naturelles, techniques ou culturelles.

« Pour bien se faire comprendre, raconte l’anthropologue, il me demanda si j’aimerais me lever et apercevoir chaque matin, assurément et inéluctablement, exactement le même arbre situé précisément au même endroit que hier. En quelques mots, il exprima à quel point le mode de vie de ses voisins sédentaires lui paraissait profondément ennuyeux. Ne plus voyager, ne jamais changer de paysage et puis manger sensiblement le même manioc, accompagné de quelques bouchées de poisson, jour après jour, tout cela lui faisait craindre de plonger dans un ennui sans fond. » (p. 148-149).

Tout cela incite évidemment à reconsidérer l’idée dominante selon laquelle l’agriculture, puis l’industrie se seraient imposées pour la simple raison qu’elles représentaient un progrès indiscutable pour la condition humaine.

« Il faut désormais envisager la possibilité que ce soit la vie relativement facile des chasseurs-cueilleurs et la crainte de s’ennuyer qui poussa nos ancêtres à attendre si longtemps avant d’adopter le mode de vie sédentaire de la société paysanne. On peut même espérer que l’archéologie accumulera bientôt les preuves de cette hésitation millénaire et arrivera à démontrer que les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire n’ont, de fait, modifié radicalement leur mode de vie en adoptant l’agriculture que le jour où ils n’avaient plus d’autres choix. […] Cela consacrerait enfin la crainte du travail et de l’ennui comme dimensions élémentaires de la condition humaine. » (p. 149-150).

Un homme Cuiva et son enfant. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

Cette thèse a effectivement été confortée par de nombreux travaux depuis l’enquête menée par Arcand4Pour une synthèse partielle et partiale de certains de ces travaux, voir : Scott, J. (2019). Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États. Paris : La Découverte. 302 pages.. Elle reste aussi très contestée5Voir par exemple ces deux critiques récentes de Homo domesticus de James C. Scott: Stepanoff, C. (2020). « Comment en sommes-nous arrivés-là? », Terrestres. Récupéré de ; Darmangeat, C. (2020). « Homo Domesticus (James C. Scott) », La Hutte des Classes – Blogue de Christophe Darmangeat. Récupéré de : http://cdarmangeat.blogspot.com/2020/04/homo-domesticus-james-scott.html. Comme le remarque Arcand en conclusion d’un texte de 1988 critiquant la notion même de « société de chasseur-collecteur », les enjeux d’une telle discussion sont loin d’être seulement scientifiques.

« [S]i on venait à démontrer que l’écart qui nous sépare [de certains chasseurs-collecteurs] n’est qu’une illusion, on en arriverait bientôt à se convaincre aussi qu’il est possible de bien vivre sans trop travailler, que la propriété peut être ni privée ni publique mais non existante, et que la vie exige une attitude zen. Ce sont là des idées qui paraissent évidemment dangereuses et absurdes à l’idéologie bourgeoise, comme à l’anthropologie. Pire encore, on ne saurait plus par quoi remplacer Dieu, ni comment justifier le progrès constant de notre exploitation de la nature6Arcand, B. (1988). « Il n’y a jamais eu de société de chasseurs-cueilleurs », Anthropologie et Sociétés, vol. 12 no 1, p. 58.. »

C’est en tout cas l’un des aspects les plus saisissants du récit d’Arcand que de nous présenter les Cuivas comme des humains tout à fait ordinaires, dont les raisons d’agir n’ont finalement rien d’exotique. Outre cette simple peur de l’ennui évoquée plus haut pour justifier leur refus d’une vie d’agriculteur sédentaire, ils manifestent par exemple à l’égard de l’anthropologue une curiosité qui n’est pas moins vive que celle dont ils font l’objet de la part de ce dernier. C’est aussi ce « vilain défaut » qui les pousse semble-t-il à entreprendre de temps à autres de lointains voyages auprès de peuples amis et à pratiquer ainsi quelque chose qui s’apparente d’assez près à ce que nous appelons le tourisme. Par ailleurs, le fait de vivre quasiment nus n’empêche pas ces humains de se montrer au moins aussi pudiques que nous le sommes, sinon davantage. Autre exemple déroutant : lorsque l’anthropologue s’interroge sur le sens caché des danses Cuivas, ses hôtes n’ont pas d’autre explication à lui fournir que le simple plaisir de danser ensemble… Enfin, comme en témoigne la sophistication de leur système de parenté, pensée complexe et logique formelle ne leur sont pas du tout étrangers!

En somme, l’altérité radicale du mode de vie des Cuivas n’est pas imputable à une quelconque différence ontologique entre eux et nous, ni à des bizarreries culturelles témoignant du « sous-développement » de cette société. Ces humains sont bien nos semblables et leurs raisons de préférer leur monde restent tout à fait compréhensibles dans les termes mêmes de notre culture. Le souligner n’est pas inutile à un moment où luttes de reconnaissance et conflits identitaires prennent une telle tournure que l’idée même d’une humanité commune paraît sur le point d’être défaite. Surtout, comme le suggère Arcand dans le passage cité plus haut, reconnaître cette proximité fondamentale entre ces « attardés de l’histoire » et les « Modernes » que nous prétendons être incite à questionner en retour le bien fondé des raisons que nous invoquons pour justifier l’existence de notre monde et la domination qu’il exerce à présent sur la presque totalité de l’humanité.

Requiem pour les Cuivas

Si l’on en croit l’anthropologue colombien Francisco Ortiz, qui signe la postface de cet ouvrage, le monde des Cuivas est aujourd’hui à peu près disparu. Leur nombre a certes grandi mais, comme presque tous leurs semblables sur le continent américain, ces chasseurs-collecteurs sont désormais cantonnés sur un territoire bien trop étroit pour y vivre sur le mode qu’avait pu encore observer Arcand à la fin des années 1960. Notre civilisation ne détruit pas seulement la nature et la biodiversité. Elle s’attaque également à ce que l’on pourrait appeler la socio-diversité ou à ce que l’anthropologue canadien Wade Davis nomme l’ethnosphère, ce qui n’est sans doute pas moins déplorable pour l’avenir de notre espèce.

« Qu’est-ce qui vaut la peine d’être mangé ? Doit-on faire des enfants ? Comment les éduquer ? Avec qui baiser ? Qu’est-ce qui est vraiment drôle ? Triste ? Honteux ? Honorable ? Et puis, comment mourir avec dignité ? C’est cela la ‘culture’ : une série cohérente et donc crédible de réponses à ces questions essentielles, écrit Arcand. Les milliards d’êtres humains qui ont vécu sur cette planète ne nous ont pas laissé des milliards de réponses. Nous n’en connaissons, tout au plus, que quelques milliers. […] La découverte d’une nouvelle façon de mourir avec dignité ne devrait jamais laisser indifférent. » (p. 74-75). La disparition de l’une d’entre-elles encore moins, sans doute.

Quant à elle, la civilisation industrielle s’efforce de nier la mort plus qu’elle n’offre une façon originale de l’affronter dignement7Philippe Gauthier a attiré mon attention sur le fait que ce déni est le propre de l’époque industrielle. Il semble que jusqu’au XVIIème siècle au moins, en Occident, se préparer à mourir avec courage et dignité était très valorisé socialement. Les « Ars Moriendi », recueils de conseils sur l’art de bien mourir, eurent un grand succès à la fin du Moyen-Âge.. Par ailleurs, à la différence des civilisations qui l’ont précédée, elle ne fixe aucune limite à son expansion – ce qui n’est probablement pas sans lien avec cette tentation du refoulement de notre finitude. Elle est totalitaire8Sole, A., Sobrero, P. (2007). « Un immense chagrin anthropologique », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, n°19. Récupéré de : https://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b19c22.php. À son contact, les sociétés « traditionnelles » ou « primitives » se dissolvent, selon un procédé original dont Marx et Engels avaient dit l’essentiel : « Le bon marché de ses produits est l’artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger9Marx, K., Engels, F. (1976 [1848]). Manifeste du parti communiste. Paris : Éditions sociales, p. 36.. » Vis-à-vis des humains qu’elle assimile ainsi, elle ne tient pas les promesses d’égalité et de liberté au nom desquelles elle justifie la destruction de leurs mondes. Et, pour finir, son productivisme en vient aujourd’hui à menacer ce qui rend matériellement possible nos existences ici-bas. Dès lors, comment ne pas souhaiter sa disparition?

À qui formule le vœu de bâtir des sociétés moins destructrices, moins injustes et moins aliénantes, la lecture du livre d’Arcand fournit en tout cas des raisons d’espérer. Elle atteste du fait que les humains sont en effet capables d’inventer des manières de vivre ensemble relativement libres et égalitaires, sans forcément détruire la nature ni s’exploiter les uns les autres. Et cette capacité n’est pas réservée à de « bons sauvages » vivant encore à « l’état de nature ». Outre qu’ils sont nos contemporains, les Cuivas que nous décrit Arcand ne sont ni meilleurs, ni pires que nous ne le sommes sur le plan moral. En revanche, ils ont développé toutes sortes de stratégies subtiles pour à la fois préserver leur liberté et garantir entre eux l’égalité, comme le montre l’auteur tout au long de son récit. Autrement dit, leur aptitude à vivre selon ces principes ne leur est pas plus spontanée ou naturelle qu’à nous-mêmes. Mais, ils la cultivent et l’entretiennent.

Est-elle conditionnée ou rendue possible par le fait qu’ils vivent de chasse et de cueillette? Comme l’ont montré notamment les travaux d’Alain Testart, il y a eu de multiples manières d’être chasseurs-collecteurs10Voir en particulier son chef d’œuvre : Testart, A. (2012). Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard.. Ces façons de se nourrir ont été associées à toutes sortes d’organisations sociales, dont certaines très inégalitaires et orientées vers l’accumulation de richesses. La domination patriarcale ou l’esclavage, notamment, ne semblent pas être des inventions du néolithique. Par conséquent, le « mode de production » est sans doute ici moins déterminant que ce qu’un matérialisme vulgaire incite à penser spontanément. On peut en déduire que les rapports égalitaires qu’entretiennent les Cuivas et la liberté dont ils jouissent sont relativement indépendants de leurs manières de subvenir à leurs besoins11Arcand raconte d’ailleurs que lorsqu’ils commencent à cultiver la terre, les Cuivas continuent à partager la nourriture disponible avec l’ensemble du groupe, y compris avec ceux d’entre eux qui n’ont pas pris part aux travaux agricoles, et cela au grand dam des missionnaires américaines qui s’efforcent de leur inculquer un mode de redistribution plus conformes aux principes de la propriété bourgeoise.. Voilà qui constitue une bonne nouvelle pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à mettre en œuvre de tels principes.

Il ne s’agit pas ici de verser dans le primitivisme. L’exemple des Cuivas ne constitue ni un idéal à atteindre ni un modèle à imiter. Il constitue seulement une preuve que nous ne sommes pas condamnés à vivre comme nous le faisons actuellement ; aucune nature humaine ni aucune loi de l’évolution des sociétés ne nous y contraint. Ce faisant, il doit avant tout nous encourager à user de cette capacité propre aux humains d’imaginer toutes sortes de mondes originaux12Voir : Solé, A. (2000). Créateurs de mondes. Nos possibles, nos impossibles. Paris : Éditions du Rocher.. Même si l’hégémonie qu’exerce notre civilisation sur l’ensemble de la planète semble exclure toute alternative et si le rythme de vie effréné qu’elle nous impose ne favorise guère l’exercice de l’imagination, il n’y a pas de raison que cette capacité créatrice soit éteinte. Et il n’y a pas de raison que nous ne puissions faire en la matière au moins aussi bien que les Cuivas, mais autrement13Pour une immersion dans le monde des Cuivas, voir le film documentaire The last of the Cuiva réalisé avec l’aide de Bernard Arcand, alors qu’il effectuait son enquête de terrain. Arcand y apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises. Brian Moser, « The Last of The Cuiva », Disappearing World, Granada Television, 1971, 65 mn. Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=cjve7Il6mRU.

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