Décroissance et souveraineté alimentaire. Convergence de valeurs, d’analyses et… de stratégies?

par Éric Darier

Le mouvement pour la décroissance et celui pour la souveraineté alimentaire sont variés en termes d’histoire et de bases sociales desquelles ils émergent ou sur lesquelles ils se fondent. Cependant, ces deux mouvements ou mouvances1Comme les demandes pour la souveraineté sont portées par une organisation structurée (La Via Campesina), j’utiliserais plutôt le terme de « mouvement». Tandis que dans le cas de la décroissance, comme il n’y a pas d’organisations structurées globales, j’utiliserais plus le terme de « mouvance » qui est plus vague, mais probablement plus juste. présentent de nombreux points de convergence ; en particulier sur les valeurs fondamentales qui les animent, tout comme sur l’analyse des défis qu’ils tentent de résoudre et potentiellement aussi sur les stratégies de transformation.

L’objectif principal de cet article est de faire ressortir les nombreuses similitudes entre les valeurs de ces deux mouvements/mouvances et d’esquisser des pistes de potentielles convergences stratégiques qui seraient mutuellement avantageuses.

Il n’existe que trop peu de tentatives de systématiser les synergies potentielles entre décroissance et souveraineté alimentaire2Cf. entre autres : Julien-Francois Gerber, « Degrowth and Agrarian Studies », The Journal of Peasant Studies, vol. 47, n° 2, 2020, p. 235-264, en ligne <https://doi.org/10.1080/03066150.2019.1695601> ; Anitra Nelson et Ferne Edwards (dir.), Food for Degrowth: Perspectives and Practices, New York, Routledge, 2021 ; Alexandre B. Couture, Le système alimentaire québécois analysé par l’approche décroissantiste, Sherbrooke, Les Éditions du drapeau noir, 2021.. Ce manque est probablement dû à la relative jeunesse de ces deux mouvements/mouvances, mais aussi à leur base sociologique. Disons pour caricaturer que la mouvance pour la décroissance vient surtout d’intellectuel·le·s et d’activistes environnementalistes localisé-e-s principalement dans les pays les plus riches et préoccupé·e·s par les crises climatique et environnementale et par l’incapacité systémique de plus en plus évidente du modèle économique néolibéral dominant actuel de résoudre ces crises. Pour sa part, le mouvement pour la souveraineté alimentaire a pour base principale des organisations paysannes majoritairement dans des pays du Sud. La mouvance décroissanciste est aussi l’héritière des scénarios autour des limites à la croissance du rapport Meadows publié par le Club de Rome déjà en 19723Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens, « The Limits to Growth », Universe Books, 1972, en ligne : <https://www.clubofrome.org/publication/the-limits-to-growth/>.. En gros, l’argument principal ici est que la croissance infinie n’est pas possible sur une planète aux ressources limitées. La principale demande de la mouvance décroissanciste actuelle est donc le changement de système et de paradigme économique afin de mieux satisfaire les besoins humains essentiels (comme la santé, l’alimentation, le logement, etc.) de tous et toutes et à l’intérieur des limites écologiques afin de maintenir la vie sur cette planète. Par-delà la critique d’économie politique esquissée précédemment, les défenseurs de la décroissance offrent aussi une critique d’ordre anthropologique et cosmologique4Pour un exemple : Yves-Marie Abraham, « Éloge d’une humanité discrète », Polémos, 2021, en ligne : <https://polemos-decroissance.org/eloge-dune-humanite-discrete/>. sur la place des humains dans la chaîne des vivants et des significations de la vie que les humains se donnent par leurs pratiques culturelles et à travers leurs pratiques quotidiennes et dans leurs rapports aux autres. La mouvance décroissanciste se veut aussi l’héritière des critiques plus ontologiques, sociologiques et politiques sur la technique et la technologie complexe et leur place envahissante dans nos vies et leur rôle dans l’amplification des crises notamment écologiques5Voir entre autres : Louis Marion, « L’emprise de la machine : une critique décroissanciste de la domination technique », Polémos, 2021, en ligne : <https://polemos-decroissance.org/lemprise-de-la-machine-une-critique-decroissanciste-de-la-domination-technique/>..

Quant à lui, le mouvement pour la souveraineté alimentaire est aussi relativement récent (1993) : il émerge principalement des revendications d’organisations paysannes et autochtones généralement localisées dans les pays dits du Sud. Ce mouvement est lui-même en grande partie l’héritier des mouvements de décolonisation et des luttes autour des réformes agraires (manquées, partielles ou qui restent encore à faire) et des droits des peuples autochtones. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire gagne également en influence dans les pays du Nord qui font de plus en plus face aux dommages écologiques et sociaux de l’agriculture industrielle6Les impacts négatifs de l’agriculture industrielle sont déjà connus et relativement bien documentés depuis plusieurs décennies. Par exemple : Miguel Altieri, « Ecological impacts of industrial agriculture and the possibilities for truly sustainable farming », Monthly Review, vol 50, nº 3, 1998, p. 60-71, en ligne : <https://doi.org/10.14452/MR-050-03-1998-07_5>. Voir aussi la synthèse par IPES-Food, « De l’uniformité à la diversité. Changer de paradigme pour passer de l’agriculture industrielle à des systèmes agroécologiques diversifés », 2016, en ligne : <http://www.ipes-food.org/_img/upload/files/Uniformiteala%20Diversite_IPES_FR_Full_web.pdf> et « IPBES: Nature’s dangerous decline ‘unprecedented,’ species extinction rates ‘accelerating’ », 6 mai 2019, en ligne : <https://www.eurekalert.org/pub_releases/2019-05/tca-ind050519.php>.. Que ce soit dans les pays du Nord ou du Sud, la demande principale pour la souveraineté alimentaire tourne autour de pratiques agricoles et sociales plus écologiques qui se résument par l’agroécologie avec comme acteurs centraux : les paysans eux-mêmes ou elles-mêmes. Il est important de tenter de cerner ce qu’on entend par agroécologie. Alain Olivier remarque fort bien que ce terme a une « dimension polysémique » qui regroupe différentes pratiques ou techniques agricoles, mais qui toutes « tentent de marquer une rupture plus ou moins nette avec une agriculture qualifiée tour à tour d’intensive, de moderne, de conventionnelle ou d’industrielle…7Alain Olivier, La révolution agroécologique, Montréal, Écosociété, 2021, p. 39. ». L’agroécologie est donc en partie un ensemble de connaissances scientifiques agricoles plus écologiques et de techniques et savoirs paysans, mais aussi un concept plus large plus holistique qui fait « fi de la division artificielle qu’on échafaude souvent entre nature et société8Ibid., p. 43. ». Disons que l’agroécologie est aussi portée par des mouvements sociaux comme La Via Campesina, et qui représente l’ensemble des pratiques agricoles désirées pour une mise en place de la souveraineté alimentaire. 

« L’agroécologie cherche […] à tirer profit de savoirs et savoir-faire paysans trop longtemps négligés en matière de gestion écologique des agroécosystèmes, tout en mettant les paysans et paysannes au cœur de sa réflexion 9Ibid., p. 45.». L’intention stratégique de mettre les paysans et paysannes au centre de ce processus est d’éviter une récupération (en mode écoblanchiment) de certaines des techniques de l’agroécologie par les entreprises de l’agriculture-marchandise sans remettre en question la logique même d’une marchandisation de l’agriculture par le système capitaliste et industriel.

L’agroécologie et la souveraineté alimentaire tentent donc de changer les dynamiques et logiques de la marchandisation des denrées agricoles et tentent de retisser des liens plus directs entre les paysans et paysannes et ceux et celles qui mangent (et non pas ceux ou celles qui consomment). Le terme choisi (« mangeur ») n’est pas un simple glissement sémantique, mais bien un projet et une stratégie politique claire pour mettre en place et maintenir la souveraineté alimentaire et le déploiement des pratiques agroécologiques en changeant les rapports de force et notre relation à l’alimentation par-delà une simple marchandise sur un marché global. C’est dans ce contexte plus large qu’il faut percevoir les différentes initiatives, comme l’agriculture urbaine et l’agriculture soutenue par la communauté, non pas comme une volonté de remplacement de l’agriculture rurale, mais comme une reconnexion des mangeurs et mangeuses (principalement urbains) avec la réalité des conditions de productions d’aliments afin de reconstruire une transversalité de communalité et de solidarité avec ceux et celles qui veulent ou peuvent pratiquer l’agroécologie. Bref, le mouvement pour la souveraineté alimentaire a clairement pour pratique alternative, l’agroécologie même si cette dernière prendra des formes différentes dépendant des écosystèmes locaux et des cultures agronomiques existantes.

1. Critiques sommaires des causes des crises actuelles

Ces deux mouvements/mouvances font une analyse similaire des causes de la crise actuelle.

Pour la mouvance décroissanciste, le système néolibéral-capitaliste est orienté vers la recherche sans fin d’une accumulation de capital et de richesses et fait la promotion d’un système économique basé sur la consommation et l’hyperconsommation, ce qui entraîne en amont un épuisement des ressources primaires et, en aval, la génération de déchets de plus en plus toxiques qui menacent les vivants et les conditions de survie des vivants sur cette planète. La mouvance pour la décroissance fait aussi une critique du « développement durable » qui ne remet pas fondamentalement en question la logique d’accumulation même du système néolibéral capitaliste et qui maintient l’illusion qu’on peut changer le monde sans changer de modèle économique ou de cosmologie.

Pour le mouvement pour la souveraineté alimentaire (portée principalement par La Via Campesina10https://viacampesina.org/fr/), la commodification (marchandisation) croissante des denrées agricoles entraîne un contrôle toujours plus serré par de grandes entreprises agricoles mondiales sur les conditions de production et du commerce de ces denrées. Leur commerce n’est principalement qu’un moyen pour accumuler une plus-value au bénéfice principalement des multinationales de l’agrobusiness. « Nourrir le monde » n’est largement qu’une ligne de marketing et une justification sociale pour maintenir l’influence et contrôle sur le système alimentaire par ces multinationales de l’agrobusiness. Pour La Via Campesina, il existe trois terrains de bataille11Cf. <https://viacampesina.org/fr/contre-quoi-nous-luttons/>. :

  1. Le capitalisme international et le libre échange;
  2. Les multinationales et l’agrobusiness;
  3. Le patriarcat.  

Dans sa déclaration d’Harare de 2017, La Via Campesina affirme qu’« une réforme agraire intégrale entre les mains des populations et inscrite dans la souveraineté alimentaire constitue le fondement nécessaire à un changement12Cf. <https://viacampesina.org/fr/a-loccasion-de-journee-de-souverainete-alimentaire-via-campesina-sort-nouvelle-publication-appelant-changement-radical-de-nos-systemes-agro-alimentaires/>.».

La souveraineté alimentaire constitue un processus de construction de mouvements sociaux et permet aux individus d’organiser leurs sociétés de manière à transcender la vision néolibérale d’un monde de marchandises, de marchés et d’acteur.e.s économiques égoïstes. Il n’existe pas de solution universelle à une myriade de problèmes complexes auxquels nous faisons face actuellement. Au contraire, le processus de souveraineté alimentaire doit s’adapter aux individus, aux communautés et aux écosystèmes où il est mis en pratique. La souveraineté alimentaire est synonyme de solidarité, d’entraide, et non de concurrence. Elle permet de construire un monde plus juste de la base vers le haut.

La souveraineté alimentaire a émergé pour proposer une réponse et une alternative au modèle néo-libéral de la mondialisation des entreprises. À ce titre, elle revêt un caractère internationaliste et apporte un cadre à la compréhension et à la transformation de la gouvernance internationale autour de l’alimentation et de l’agriculture13La Via Campesina Europe, 2018, en ligne : <https://viacampesina.org/fr/souverainete-alimentaire-de-suite-guide-detaille/>..

Au niveau mondial ce sont les petits « producteurs » agricoles qui, bien qu’occupant de moins en moins des terres agricoles disponibles, continuent néanmoins à fournir la majorité des besoins en aliments des populations. Par exemple, « en Équateur, près de 56 % des agriculteurs sont de petits producteurs et détiennent moins de 3 % de la superficie agricole. Ils produisent toutefois plus de la moitié des légumes, 46 % du maïs, plus d’un tiers des céréales, plus d’un tiers des haricots, 30 % des pommes de terre et 8 % du riz 14Grain, « Affamés de terres : Les petits producteurs nourrissent le monde avec moins d’un quart de l’ensemble des terres agricoles », 18 juin 2014, en ligne : <https://grain.org/fr/article/4960-affames-de-terres-les-petits-producteurs-nourrissent-le-monde-avec-moins-d-un-quart-de-l-ensemble-des-terres-agricoles>.». Les données disponibles permettent à GRAIN de conclure :

  1.  « La grande majorité des fermes dans le monde aujourd’hui sont petites et se réduisent encore;
  2. Les petites fermes sont actuellement contraintes d’occuper moins d’un quart des terres agricoles mondiales;
  3. Nous perdons rapidement des fermes et des agriculteurs dans de nombreux endroits du monde, tandis que les grandes exploitations s’agrandissent;
  4. Les petites fermes demeurent les principaux producteurs de denrées alimentaires dans le monde;
  5. Les petites fermes sont en général plus productives que les grandes;
  6. La plupart des petits producteurs agricoles sont des femmes »15Ibid..

2. Convergences des valeurs de la mouvance pour la décroissance et du mouvement pour la souveraineté alimentaire

Pour les décroissancistes, les valeurs-clés sont : l’autonomie individuelle et collective, le « care », l’auto-organisation, les communs, la communauté, le localisme ouvert et le décider ensemble.

Pour le mouvement pour la souveraineté alimentaire, l’autonomie individuelle et collective se traduit par un accent sur l’autonomie des savoirs et des pratiques individuelles des paysans et paysannes, mais aussi plus collectivement comme groupe social en lutte contre l’ennemi commun qui est la marchandisation corporative des denrées agricoles et la disparition d’une agriculture paysanne vivrière. Comme l’objectif principal des paysans et paysannes est de produire des aliments pour eux/elles-mêmes et les populations proches (par opposition à les mettre sur le marché global des denrées), il s’agit donc ici de satisfaire les besoins quotidiens en aliments. L’accent sur les paysans et paysannes eux/elles-mêmes est aussi le résultat d’une analyse stratégique et politique qui met l’emphase sur l’auto-organisation des paysans et paysannes collectivement comme agents centraux pour le changement social et politique dans un contexte rural. Dans la conception de la souveraineté alimentaire, la terre, l’alimentation et les conditions de production (eau, semences paysannes, écosystèmes, etc.) font partie du bien commun16Jose Luis Vivero-Pol, Tomaso Ferrando, Olivier De Schutter et Ugo Mattei (dir.), Routledge Handbook of Food as a Commons, Londres/New York, Routledge, 2019.. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire n’est pas opposé a priori au commerce des denrées alimentaires du moment qu’il permet de satisfaire les besoins alimentaires directs des populations environnantes (dans le bassin alimentaire immédiat). En fait, dans de nombreux contextes ceci se manifeste par les marchés fermiers en villes (circuits courts) qui sont vitaux principalement dans les villes du Sud dans lesquels les grands supermarchés mondialisés n’ont pas (encore) imposé leur dominance. Le mouvement pour la souveraineté alimentaire est par contre très critique des traités de commerce internationaux qui ont tendance à renforcer en premier les intérêts des multinationales au dépens des besoins alimentaires et créer des dépendances accrues (endettement, brevetage du vivant, accaparement des terres, etc.) des paysans et paysannes sur des technologies conçues et vendues par des multinationales (semences génétiquement modifiées ou autres, pesticides chimiques, engrais de synthèse, etc.). Le libre commerce international des denrées agricoles permet aussi trop souvent du dumping de denrées produites dans les pays du Nord, mais qui y sont fortement subventionnées et qui déprime les prix des marchés locaux pour les denrées alimentaires, ce qui à terme, nuit aux paysans et paysannes locaux et à leur capacité de produire et de vivre de leur production17Voir notamment : Sophia Murphy et Karen Hansen-Kuhn, « Counting the Costs of Agricultural Dumping », rapport de The Institute for Agriculture and Trade Policy, 2017, en ligne : <https://www.iatp.org/sites/default/files/2017-06/2017_06_26_DumpingPaper.pdf > ; Voir aussi : « The costs of agricultural export dumping for farmers and rural communities », en ligne : <https://www.agriculture-strategies.eu/en/2019/07/the-costs-of-agricultural-export-dumping-for-farmers-and-rural-communities/> et Ben Lilliston, « Trading Down: How Unfair Trade Hurts Farmers », Fair world project, 2017, en ligne : <https://fairworldproject.org/wp-content/uploads/2017/04/Trading-Down_How-Unfair-Trade-Hurts-Farmers.pdf>.. La souveraineté alimentaire n’exclut pas pour autant des échanges d’aliments comme solidarité paysanne en cas de pénurie. En fait toute l’agriculture paysanne est basée sur des valeurs d’échanges et de solidarité (échange de semences, trocs alimentaires, échange de savoir, etc.), car le seul moyen d’avoir des garanties de manger régulièrement est de partager les surplus avec les autres qui sont proches, et de pouvoir compter sur les autres quand on fait face à une pénurie ponctuelle. L’objectif principal ici est de s’assurer que ces valeurs et ces pratiques anthropologiques paysannes et autochtones ancestrales trop souvent marginalisées et qui demeurent généralement plus écologiques que les pratiques industrielles agricoles puissent résister aux attaques des promoteurs et à la logique d’une agriculture industrielle et marchande. Rappelons que contrairement à ce que les partisans de l’industrialisation de l’agriculture voudraient nous faire croire, la faim dans des pays du Sud est rarement causée par le manque de production, mais par la pauvreté, la mauvaise gestion de l’agriculture, les conflits, les réglementations commerciales injustes et les difficultés sans précédent dues au VIH/Sida et aux changements climatiques.

J’espère que ce survol rapide aura montré le haut degré de commonalité tout aussi bien au niveau de l’analyse de la situation qu’aux valeurs centrales partagées par le mouvement pour la souveraineté alimentaire et la mouvance décroissanciste.

Le défi maintenant est donc de savoir comment pourrait s’opérer une jonction stratégique entre les deux. Disons d’emblée que le mouvement pour la souveraineté alimentaire a déjà fait un premier pas en élargissant la base sociale pour une transformation du système alimentaire en ajoutant explicitement les organisations de consommateurs (mangeurs) et écologistes notamment du Nord dans leur stratégie de transformation. Donc rien a priori, au niveau des valeurs, n’empêcherait des acteurs de la mouvance décroissanciste à adhérer à la Déclaration de Nyéléni18Cf. La Via Campesina, La Déclaration de Nyéléni, 2007, en ligne : <https://viacampesina.org/fr/declaration-de-nyi/>. « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produites à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut un commerce transparent qui garantit un revenu juste à tous les peuples et les droits des consommateurs à contrôler leurs aliments et leur alimentation. Elle garantit que les droits d’utiliser et de gérer nos terres, territoires, eaux, semences, bétails et biodiversités soient aux mains de ceux et celles qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire implique de nouvelles relations sociales, sans oppression et inégalités entre les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations.». En retour, et comme acte de solidarité stratégique, la mouvance décroissanciste pourrait aussi facilement adhérer aux valeurs et principes de la déclaration de Nyéléni car elles s’alignent bien aux principes de la décroissance. De plus, beaucoup des objecteurs de croissance trouvent déjà dans leurs propres pratiques de jardinage, d’échanges de semences, de « guerrilla-gardening », d’autoproduction, d’agriculture maraîchère, de cuisines communautaires, d’agriculture soutenue par la communauté, de fiducies foncières, de batailles urbaines pour l’accès à l’alimentation, et pour le droit à une alimentation saine et nutritive, etc., des pratiques alignées avec la déclaration de Nyéléni. La jonction stratégique entre les valeurs et la praxis est donc déjà là. Le défi est de l’amplifier afin d’enclencher un changement systémique plutôt que de demeurer des pratiques marginales. La richesse et la diversité des alternatives en agroécologie en milieu rural, périurbain et urbain au Québec est un terreau fertile pour construire des pratiques alternatives décroissancistes tout en bâtissant des alliances transversales pour des changements systémiques. Ces alliances transversales peuvent être très conjoncturelles ou plus à long terme, et peuvent porter sur des politiques publiques, des budgets, etc. Par exemple :

  1. S’opposer au dézonage de terres agricoles (sans légitimer pour autant les pratiques des agriculteurs industriels ou de leurs organisations);
  2. S’opposer à l’étalement urbain sur des terres agricoles;
  3. Faire la promotion d’une diète nutritive (notamment à travers les achats publics, cantines, hôpitaux, zonages, etc.) pour des options alimentaires principalement végétales, locales et en saison. Rappelons dès maintenant les impacts négatifs très significatifs des élevages par rapport aux cultures de végétaux et de leur efficacité d’un point de vue alimentaire comme l’illustre le graphe suivant.

Cette réalité ne signifie pas pour autant qu’il n’ait pas de rôle pour des animaux sur les fermes. Par exemple, les canards dans les rizières, ou les poules autour des cultures et des jardins peuvent aider à contrôler certains des organismes « nuisibles » tout en aidant la fertilisation des plantes. Mais dans tous les cas, il devient urgent pour l’humanité de réduire significativement la consommation des viandes et des produits dérivés des animaux pour des raisons environnementales. Globalement, on parle d’une réduction globale d’au moins 50 % de la production et de la consommation de produits animaux d’ici 2050 et une profonde transformation de comment en produire19Voir notamment le rapport de Greenpeace (basé sur une synthèse d’études scientifiques) : Greenpeace, « Moins mais mieux – projet de Greenpeace pour la production de viande & de produits laitiers d’ici à 2050 », 2018, en ligne : <https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2018/03/Moins_mais_mieux_BD.pdf?_ga=2.131960648.652489172.1620829392-1000751014.1620829392>.. Bien entendu, ceci n’exclut pas une remise en question éthique et cosmologique plus profondément des rapports entre les humains et les autres animaux qui permettrait aussi d’atteindre cet objectif nécessaire. Un changement cosmologique au niveau encore plus large entre les humains et la biodiversité s’impose aussi et de manière urgente comme le démontre si bien Marie-Monique Robin à travers sa synthèse des entrevues et des publications de scientifiques sur comment prévenir les pandémies au niveau systémique des conditions d’émergence (de transfert vers les humains) plutôt que de tenter de « gérer » une pandémie20Marie-Monique Robin, La fabrique des pandémies. Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire, Paris, La Découverte, 2021).

  1. Appuyer une politique d’achat public de terres agricoles afin de constituer une banque de terres publique inaliénable et fiduciaire pour une relève agroécologique au Québec et/ou au Canada. Une telle initiative pour cibler en premier le rachat des terres agricoles des agriculteurs qui prennent leur retraite et qui veulent ou ne peuvent pas la transférer à leurs enfants qui voudraient continuer des activités agricoles.  
  2. Appuyer des politiques et des budgets pour aider les agriculteurs (nouveaux et existants) à faire la transition vers l’agroécologie et pour des productions répondant principalement à des besoins alimentaires locaux et abolir les subventions directes ou indirectes à l’agriculture industrielle et notamment aux élevages industriels.
  3. Adopter une politique de souveraineté alimentaire se concentrant sur le bassin alimentaire proche et des pratiques agricoles qui restent dans les limites écologiques. Impliquer plus directement les communautés locales dans les politiques alimentaires. Par exemple, la réserve foncière agricole pourrait être financée par le gouvernement du Québec (ex. : rachat des terres agricoles des agriculteurs qui partent à la retraite), mais la gestion des terres dévolue aux municipalités ou MRC (selon des critères écologiques) ou toute autre nouvelle communauté comme, disons, autour d’un «bassin alimentaire». Par exemple, la Communauté métropolitaine de Montréal pourrait théoriquement avoir ces responsabilités ancrées dans une ambition (mandat!) de protéger le bassin alimentaire («ceinture verte-alimentaire») de Montréal tout en promouvant l’agroécologie et favorisant la relève agricole (par l’agroécologie) et en alimentant la population urbaine avec principalement des produits provenant du bassin alimentaire proche et en maillant d’une manière serrée les circuits alimentaires courts21Pour un exemple, voir : « Quatre institutions s’unissent pour augmenter la proportion d’aliments québécois dans leur assiette », 2021, en ligne : <https://www.cegepvicto.ca/nouvelle/quatre-institutions-sunissent-pour-augmenter-la-proportion-daliments-quebecois-dans-leur-assiette/?fbclid=IwAR2jQrg63s85YlcqaVrsBTsSTnF14MTNhhPL26DPRsfAoMnFVb0OwtjDA7k>..
  4. Encourager la souveraineté alimentaire et d’agroécologie plutôt que l’autonomie alimentaire (compris étroitement seulement comme l’équilibre de la balance commerciale des importations et exportations des aliments ce qui ne remet pas en question la logique de la marchandisation de l’alimentation). 
  5. Appuyer un développement et une innovation en agroécologie qui soient principalement orientés vers l’innovation sociale et agricole et de gouvernance écologique et démocratique plutôt que seulement technologique. 
  6. Dans le domaine de l’innovation technologique et sa diffusion, il faudrait favoriser le transfert de savoirs entre agriculteurs, valoriser plus le savoir des agriculteurs et s’assurer que les experts scientifiques ne soient pas à la remorque du secteur agroindustriel22Robert, Louis, Pour le bien de la terre, Montréal MultiMondes, 2021, en ligne : <https://editionsmultimondes.com/livre/pour-le-bien-de-la-terre/>..
  7. Le type de technologie ou de techniques choisi devrait renforcer le contrôle par les agriculteurs (plutôt que d’amplifier leur dépendance sur les produits vendus par l’agrobusiness), être facile d’utilisation et d’entretien, avoir un design qui facilite des réparations plus facilement, qui permet des adaptations et améliorations in situ et qui n’augmente pas les impacts négatifs sur les écosystèmes agricoles et autres, ce qu’aussi d’ailleurs prône le mouvement décroissanciste. Prenons deux exemples :
    • Certains des outils promus par Jean-Martin Fortier, comme la grelinette23Cf. Jean-Martin Fortier : <https://lejardiniermaraicher.com/grelinette>. particulièrement bien adaptée pour le maraîchage biologique à petite échelle, mais hautement efficace et productif24Les petites fermes qui maximisent la biodiversité peuvent avoir des rendements plus élevés que les plus grandes fermes qui pratiquent la monoculture industrielle par exemple. Voir notamment : Vincent Ricciardi, Zia Mehrabi, Hannah Wittman, Dana James et Navin Ramankutty « Higher yields and more biodiversity on smaller farms », Nature Sustainability, vol. 4, 2021, p. 651-657, en ligne : <https://doi.org/10.1038/s41893-021-00699-2> ; Rachel Bezner Kerr et al., « Can agroecology improve food security and nutrition? A review », Global Food Security, vol. 29, 2021, en ligne : <https://doi.org/10.1016/j.gfs.2021.100540>..
    • Serre solaire passive aquaponique plutôt que des serres chauffées au gaz ou subventionnées à l’électricité25Voir : Serre solaire passive aquaponique : <https://www.youtube.com/watch?v=9IbxnuV4E9E>.. Bien sûr, cette option ne doit pas éviter une évaluation antérieure, plus large du cycle de vie complet sur les régimes alimentaires nutritifs et principalement la promotion d’aliments frais en saison ou d’aliments locaux en conserve ou congelés pour les périodes hivernales.

3. Qui sont les acteurs et actrices du changement

Une fois les bases d’une convergence établie, il reste à déterminer quelle sera la base sociale qui devrait être le moteur du changement. On a vu que pour La Via Campesina, ce sont les paysans et paysannes eux/elles-mêmes qui doivent être au cœur des changements. Les luttes paysannes contre l’accaparement des terres dans les pays du sud principalement leur donnent un rôle central dans leur spécificité politico-agraire. Dans un pays du nord comme au Québec/Canada, les paysans (qui sont devenus des « producteurs ») sont largement intégrés à un système agricole industriel et corporatif encadré par des subventions et des règles. Cependant, le vieillissement de ces producteurs est une opportunité historique d’aller dans une direction autre que celle de la consolidation encore plus poussée des exploitations agricoles et d’aider une relève agricole par une nouvelle génération d’agriculteurs/agricultrices qui veulent changer de pratiques agricoles et sortir de la logique d’une agriculture industrielle. L’engouement pour des formations pour les différents types d’agroécologie (biologique, maraîchage, etc.) est déjà une illustration du potentiel sociologique de changement. On parle donc ici d’un changement générationnel au niveau des agriculteurs et du monde rural. Cependant, l’accès à la terre demeure l’un des obstacles principaux que ce soit pour les enfants d’agriculteurs/agricultrices ou pour les néo-agriculteurs et néo-agricultrices qui veulent faire une transition vers l’agroécologie. Une deuxième base sociologique est la vague croissante de mangeurs et mangeuses en milieu urbain qui veulent une alimentation plus écologiques, plus « vraie » et se reconnecter directement avec ce qu’ils ou elles mangent (ex. agriculture urbaine) ou indirectement avec des circuits alimentaires plus courts (agriculture soutenue par la communauté, volontariat sur fermes, etc.), un réseau alimentaire plus solidaire (cuisines communautaires, partage des récoltes et des semences, lutte contre le gaspillage alimentaires, promotion de régimes alimentaires plus santé, mais aussi plus connectés avec le bassin alimentaire et les écosystèmes, etc.).

La troisième base sociologique est plus géographiquement localisée dans les bassins alimentaires, dans les régions où il existe déjà de nombreuses initiatives de développement social et économique fondées sur une plus grande vitalité du monde rural qui va au-delà de la production agricole et inclut la transformation des aliments de terroirs, mais aussi dans les secteurs de l’écotourisme. Certains dirigeants municipaux ont déjà compris le potentiel de cette voie. Renforcer ces initiatives municipales peut aider à amplifier les changements, augmenter les rapports de forces vis-à-vis des autres paliers de gouvernement afin d’obtenir des changements de politiques et des budgets pour accroître les transformations sur le plan local. Il s’agit donc ici de créer une transversalité plus politique entre différents acteurs et actrices en partant de ce qui existe déjà au niveau local et en créant un maillage social, économique et éventuellement politique plus serré entre mangeurs/mangeuses urbains et les initiatives plus écologiques dans les milieux ruraux. Le but ultime étant de transformer les politiques publiques des gouvernements du Québec et du Canada pour que ces initiatives plus écologiques et justes prennent plus de place et, à terme, remplacer l’agriculture industrielle et marchande.

La quatrième base sociale pour des changements est les travailleurs. On peut distinguer ceux et celles qui travaillent dans le secteur agro industriel (transformation, abattoirs, etc.) qui parfois sont syndiqués et ont des conditions de travail meilleures que dans les secteurs non syndiqués. Il sera donc indispensable d’engager aussi un débat avec le milieu syndical pour des transformations systémiques plus ambitieuses. Par exemple, certaines des centrales syndicales ont des fonds d’investissement (Fonds de solidarité, Fondaction, etc.), qui pourraient être redirigés vers des initiatives plus porteuses et plus pérennes que simplement offrir du capital à des entreprises capitalistes de l’agro-industrie en difficulté. Les projets en régions et les municipalités dans les bassins alimentaires doivent aussi être plus proactifs pour aller chercher des investissements structurants de ces fonds de travailleurs, mais aussi de caisses comme la caisse solidaire Desjardins. Un autre groupe de travailleurs/travailleuses sont les migrants saisonniers ruraux. S’assurer qu’ils/elles ont des droits et des conditions de travail décentes est essentiel. Mais aussi, dans le contexte d’une pénurie de main-d’œuvre il faudrait voir comment le statut de ce type de travail agricole nécessaire pourrait être plus valorisé et/ou que les conditions d’immigrations fassent en sorte que certains de ces migrants puissent avoir l’option de s’installer permanemment. Ceci nous renvoie aussi à l’accès à la terre plus généralement et à l’urgence de créer des fiducies publiques des terres agricoles pour faciliter à la fois l’accès à la terre, mais aussi pour pérenniser les pratiques plus agroécologiques. 

En conclusion, le potentiel et les options pour des transformations systémiques existent. La mouvance pour la décroissance et le mouvement pour la souveraineté alimentaire et l’agroécologie auraient tout à gagner à mieux arrimer leur stratégie et leurs actions. Prêt à relever ces défis?

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