Pour un vrai débat sur la décroissance

Par Yves-Marie Abraham

L’Escamoteur (ou Le Prestidigitateur) par Hieronymus Bosch. « L’illusionniste ne dit pas ce qu’il fait et fait ce qu’il ne dit pas. Il joue avec les apparences et excelle à détourner l’attention du public de l’essentiel. Il est l’équivalent du bonimenteur dans le registre du spectacle, et du charlatan dans celui du commerce… ». Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0. Source : Article L’Escamoteur de Wikipédia en français (auteurs)

Pour qui promeut l’idée de « décroissance soutenable », il est réjouissant de voir Nicolas Marceau, ancien ministre de l’économie et des finances de Pauline Marois, prendre la « plume » pour débattre publiquement de cette idée1Marceau, N. (2021, 6 février). Comment susciter l’adhésion à la lutte contre les changements climatiques. Le Devoir. Récupéré de https://www.ledevoir.com/opinion/idees/594732/point-de-vue-susciter-l-adhesion-a-la-lutte-contre-les-changements-climatiques . Mais, pour s’en réjouir franchement, encore faudrait-il que les termes du débat soient posés correctement, ce qui n’est malheureusement pas le cas en l’occurrence.

Réductionnismes

À l’instar de la plupart des membres de nos élites politiques et économiques, l’ancien député de Rousseau commence par minimiser l’ampleur du problème écologique en le réduisant au seul « réchauffement climatique ». Or, l’érosion rapide de la biodiversité, la diffusion dans nos milieux de vie de perturbateurs endocriniens, la dégradation des sols ou la raréfaction du phosphore à l’état concentré, pour ne citer que ces exemples, ne sont pas moins préoccupants que le dérèglement climatique pour l’avenir de nos sociétés. Si l’on veut se donner quelques chances d’atténuer les conséquences désastreuses de ces phénomènes, mieux vaut en prendre la pleine mesure que de les ignorer.

De même, il serait souhaitable que Monsieur Marceau reconnaisse que ce niveau de vie des Québécoises et des Québécois dont il se fait le défenseur, s’avère extrêmement coûteux sur le plan écologique. Pour le moment encore, ces coûts restent invisibles à la plupart d’entre nous. L’essentiel de la facture est payé par les populations humaines les plus exploitées ou les plus démunies, au Sud comme au Nord, ainsi que par bien d’autres êtres vivants. Partout, les premiers affectés par la catastrophe écologique en cours sont ceux et celles qui en sont les moins responsables. Et pour bon nombre d’entre eux, l’apocalypse n’est pas une éventualité, mais une réalité.

Fausses solutions

Comment alors arrêter ce désastre et réparer cette injustice ? Pas question pour Nicolas Marceau de renoncer à la course à la croissance économique. La première solution qu’il nous propose est plutôt d’abandonner le PIB au profit de « mesures de bien-être collectif plus larges, conformes aux principes du développement durable ». En somme, au lieu d’essayer de faire baisser la fièvre productiviste dont souffrent nos sociétés, au risque d’en mourir, le docteur Marceau n’a rien de mieux à nous suggérer que de changer de thermomètre… On rirait de bon cœur d’un charlatanisme aussi grossier, si la situation n’était pas à ce point dramatique.

Le second remède préconisé par l’ancien ministre est en apparence plus prometteur. Il consiste pour l’essentiel à modifier la recette de fabrication de nos marchandises, en y introduisant des ingrédients moins néfastes sur le plan écologique (du gaz plutôt que du charbon, par exemple) ou en réduisant la quantité de ressources naturelles utilisées pour les produire (éco-efficacité). Le problème de cette stratégie dite de « substitution » est qu’elle n’a absolument rien de nouveau et qu’elle n’a jamais permis de générer une « croissance verte », c’est-à-dire une croissance économique qui ne se traduirait plus par une aggravation de la situation sur le plan écologique2Plusieurs études de grande ampleur sont venues confirmer récemment ce constat. Voir notamment : Hickel. J., Kallis, G. (2020). « Is Green Growth Possible ? », New Political Economy, 25:4, p. 469-486. ; Parrique T., Barth J., Briens F., C. Kerschner, Kraus-Polk A., Kuokkanen A. et J.H. Spangenberg (2019). Decoupling Debunked : Evidence and Arguments Against Green Growth as a Sole Strategy for Sustainability, European Environment Bureau, 78 p. ; Vadén, T., Lähde, V., Majava, A., Järvensivu, P., Toivanen, T., Hakala, E. etJ.T. Eronen (2020). « Decoupling for ecological sustainability: A categorisation and review of research literature », Environmental Science & Policy, Volume 112, p. 236-244..

La raison en est simple : dans le meilleur des cas, cette stratégie permet de réduire « l’intensité écologique » de chaque marchandise produite, mais la quantité de marchandises portées au marché continuant de croître, le volume total des ressources naturelles mobilisées et des déchets générés ne cesse finalement d’augmenter. La course à la croissance incite bien davantage à ajouter de nouvelles ressources à celles que nous utilisons, plutôt qu’à opérer ces substitutions préconisées par Nicolas Marceau. Le cas de l’énergie est révélateur. Depuis deux cents ans, nos économies n’ont cessé de s’abreuver à de nouvelles sources d’énergie, sans que jamais la moindre substitution ne s’opère entre elles.

Décroissance n’est pas récession

Si nous voulons vraiment mettre un terme à la destruction de nos conditions naturelles d’existence, nous n’avons d’autre choix que de produire moins que nous ne le faisons aujourd’hui. Autrement dit, il nous faut renoncer à la course à la croissance. Et, pour que cette rupture ne se traduise pas par une aggravation des injustices présentes, il va falloir partager bien davantage nos moyens de vivre. Enfin, ces limites qu’il s’agit de fixer à notre production, ainsi que la manière de partager nos richesses, nous devons en décider ensemble, de manière rigoureusement démocratique. Tel est l’essentiel du programme que défendent les « objecteurs de croissance » et qu’ils soumettent au débat.

Cela n’a rien à voir avec le ralentissement subi par nos économies au cours de l’année passée, contrairement à ce qu’affirme Nicolas Marceau. Les économistes ont un mot pour désigner ce phénomène, c’est le mot de « récession ». L’appel à une décroissance soutenable ou conviviale, lancé il y a bientôt 20 ans, est d’abord un appel à inventer des manières de vivre ensemble libérées de l’impératif de croissance, donc délivrées de la peur de la récession ou, pire encore, de la dépression. C’est un programme très optimiste, mais certainement plus enthousiasmant que celui auquel nous convie mon collègue de l’UQAM, qui nous condamne, tels des hamsters dans leurs roues, à poursuivre sans fin cette course à la production de marchandises, jusqu’à l’autodestruction.

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