Ce que nous enseigne la décroissance en matière d’énergie et de ressources

Par Philippe Gauthier, texte présenté dans le cadre de La Grande Transition, le 22 mai 2021

«Tagebau Garzweiler / Brown Coal Surface Mine Garzweiler» par Bert Kaufmann Photo sous licence CC BY-SA 2.0

Je suis un spécialiste des enjeux énergétiques et, à ce titre, je vais aborder le bilan de la décroissance sous l’angle de la production et de la consommation d’énergie. Dans ce domaine, la décroissance offre peu d’outils analytiques qui lui sont propres. Elle emprunte une bonne partie de ceux qu’elle utilise au monde de l’économie physique (on dit aussi biophysique ou écologique) avec qui elle entretient des liens étroits.

Beaucoup de gens deviennent nerveux dès qu’on mentionne le mot « économie ». Mais contrairement à l’économie classique, qui ramène presque tous les enjeux à des questions d’argent, l’économie physique s’intéresse aux flux concrets et mesurables de matière et d’énergie, ce qui fait beaucoup plus clairement apparaître les limites des écosystèmes et les obstacles à la croissance verte. S’il faut citer un exemple de cette approche, mentionnons Giorgios Kallis, de l’Université de Barcelone, qui est l’un des économistes physiques qui s’est le plus distingué dans le monde de la décroissance.

Constats

Sur la question de la transition énergétique, la décroissance est particulièrement attentive à l’enjeu de  l’épuisement prochain des carburants fossiles. Le pétrole semble déjà avoir passé son pic de production et ceux du gaz et du charbon sont peut-être plus près qu’on ne le croit. À première vue, l’épuisement des carburants fossiles peut sembler être une bonne nouvelle dans la mesure où elle signifie une réduction plus rapide que prévu des émissions de gaz à effet de serre.

Toutefois, du point de vue de la décroissance, une transition très rapide et complète vers les énergies renouvelables paraît peu probable, parce qu’il existe de sérieux freins à la production des ressources nécessaires. La question n’est pas de savoir s’il y a assez de lithium sous terre : il est de savoir si on peut en augmenter la production assez vite pour atteindre les objectifs de production de batteries pour 2030 ou 2040. Et le moins qu’on puisse dire, c’est ce que ce n’est pas gagné d’avance. Il va sans doute falloir s’habituer à vivre dans un monde plus sobre, utilisant moins d’énergie.

La décroissance nous pousse d’autant plus à accepter et même à souhaiter cette réduction qu’elle s’intéresse aux graves conséquences de l’extractivisme sur les écosystèmes ou les populations locales, un aspect qui est complètement négligé par les tenants de la croissance verte. Au lieu de nous demander « par quoi devons-nous remplacer les carburants fossiles? », la décroissance nous demande à quel point il est souhaitable de les remplacer tout court. Elle nous fait réfléchir aux usages réellement indispensables, surtout quand on garde à l’esprit que les énergies renouvelables utilisent massivement des ressources qui, elles, ne le sont pas.

La décroissance nous rappelle aussi que l’objectif de croissance continue de notre économie nous éloigne de nos objectifs de décarbonation. Même dans l’hypothèse d’une croissance verte et d’une économie circulaire qui fonctionneraient, ce qui est loin d’être démontré, une croissance économique de 3 % par année nous mène, en 2070, à une économie huit fois plus grosse que la nôtre et qui consomme environ trois fois plus de ressources. Notre monde n’est déjà pas soutenable; celui de 2070 en mode « croissance verte » l’est encore moins. La décroissance nous appelle à réfléchir à ce qui est indispensable et à ce qui est superflu, voire même aliénant pour les populations humaines.

Questions non résolues

La décroissance est une réflexion de longue haleine et certaines pistes ont été mieux explorées que d’autres. Des enjeux comme la justice sociale, le place du travail et la place du monde vivant ont été largement discutés, mais les contours d’une future société décroissante restent flous. Jusqu’où faut-il décroître? Le monde décroissant est-il néorural ou est-il encore fortement urbain? Est-il essentiellement agricole ou comporte-il encore une part importante d’industrie légère, comme le textile ou le meuble? Quelle est la place de la médecine, ou des télécommunications? En ce moment, le cadre de référence reste beaucoup trop flou et devrait être précisé.

Des démarches d’économie physique commencent à apporter des réponses à ces questions, mais elles ne sont pas simples. Il n’est pas évident qu’un monde de 8 milliards d’humains puisse être strictement agricole ou permacole. Par exemple, renoncer à l’électricité, c’est aussi renoncer à la machine à laver, et retourner au poêle à bois, qu’il faut longuement préchauffer et qui consomme des forêts entières. Les implications en matière de division sexuelle du travail sont potentiellement importantes. Mais conserver l’électricité, c’est aussi accepter tout le système qui vient avec : une importante métallurgie, des paysages dominés par les barrages et les éoliennes, une structure de financement et une concentration de l’énergie qui favorisent le capitalisme.

Dès lors, quels sont les compromis acceptables en termes de technologie et d’industrie? Quels sont les outils et les appareils indispensables, sans lesquels la vie devient misérable? Doit-on penser en termes d’étapes vers la décroissance, ou seulement en termes d’objectif final? Si la survie des écosystèmes exige que les humains soient moins nombreux, comment accompagner la réduction de la population de manière humaine et sans souffrances inutiles? Est-ce même possible?

Il s’agit là, je pense, d’enjeux qui seront à l’avant-plan de la recherche sur la décroissance dans les prochaines années.