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Quand la fusion fait fondre l’esprit critique

Billet paru dans la section « Lettre d’opinion » du journal Pivot le 21 mars 2023

Auteur principal : Bastien Boucherat. Co-auteures : Noémi Bureau-Civil et Sophie Turri.

Travailleur à l’intérieur de la target chamber de la National Ignition Facility. Crédit photo : Lawrence Livermore National Security sous licence CC BY-SA 3.0, via Wikimedia commons.

La couverture médiatique autour de la récente expérience de fusion nucléaire a été quasi unanime : il s’agirait d’une avancée cruciale vers une solution miracle au problème énergétique et à la crise environnementale (la technologie de la fusion nucléaire promettant une énergie à bas prix, abondante et sans déchets radioactifs).

À notre connaissance, à part quelques réserves sur la portée technique de l’expérience et certains bémols sur le plan écologique, aucune critique n’a été faite pour questionner non seulement l’espoir d’une source d’énergie infinie, mais les répercussions qu’une telle abondance aurait sur le monde.

Nous demeurons pourtant prudent·es face au rôle salvateur trop prestement attribué à la technologie – à toute technologie.

Le miracle serait pour demain, mais le problème est aujourd’hui

Présenter chaque avancée, aussi indéniable soit-elle, comme l’avènement du prochain miracle énergétique procède d’un emballement médiatique évident. Le développement de toute technologie de pointe est en effet un processus industriel lent et laborieux aux innombrables étapes. L’expérience de fusion nucléaire réalisée l’an dernier devra être répliquée et validée par la communauté scientifique avant qu’on puisse affirmer qu’elle apporte quelque chose de substantiel.

Dans le contexte de la crise environnementale, les technologies nucléaires sont présentées comme des sources d’énergie peu émettrices de gaz à effet de serre (GES) comparées aux énergies fossiles comme le charbon, le pétrole ou le gaz.

Mais comme le dernier rapport du GIEC nous le rappelle, la réduction des GES doit être drastique et immédiate si nous voulons limiter les dégâts associés à la déstabilisation du climat et éviter l’atteinte de seuils dont le dépassement implique des conséquences dramatiques et irréversibles pour les écosystèmes dont nous dépendons de manière vitale. Or, l’horizon de disponibilité de la fusion nucléaire comme source de production d’électricité reste lointain – on parle de plusieurs dizaines d’années –, en plus d’être incertain.

Une transition depuis les énergies fossiles vers la fusion est donc techniquement hors de propos, alors qu’il s’agit de diminuer le recours aux énergies fossiles dès aujourd’hui. Cela implique de procéder avec les moyens déjà à notre disposition.

Dans ce contexte, répéter que le miracle arrive peut s’avérer contre-productif alors que nous avons besoin d’une mobilisation large et rapide.

La fusion avance grâce au complexe militaro-industriel
L’expérience novatrice de l’an dernier a été conduite sous l’égide de la National Ignition Facility (NIF) pour le compte de la National Nuclear Security Administration (NNSA), qui est l’organisme chargé de la gestion du stock d’armes nucléaires des États-Unis.
Cette avancée n’est donc aucunement le fait de recherches en rapport avec la problématique énergétique, et encore moins écologique. C’est un intérêt avant tout militaire qui est à l’œuvre ici. Sa reformulation systématique dans les termes d’un débat énergétique ayant une acceptabilité sociale plus grande procède d’un positionnement avant tout politique plus que technique et nous impose par conséquent la plus grande prudence.

Une énergie infinie dans le meilleur des mondes, vraiment?

Imaginons quand même un monde plein de promesses disposant d’une énergie décarbonée et abondante, tel que plusieurs médias et journalistes le font miroiter. Est-ce vraiment ce que nous souhaitons?

La protection de l’environnement au-delà du climat : les neuf limites planétaires

Des études scientifiques identifient neuf limites planétaires dont le dépassement mettrait en péril les conditions de vie sur Terre : le dérèglement climatique, la destruction de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, l’artificialisation des sols, l’acidification des océans, la non-potabilité de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la pollution et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère.

Rappelons que six de ces limites sont déjà franchies, et qu’au mieux, l’énergie nucléaire ne peut agir que sur deux d’entre elles, soit les changements climatiques et la pollution.

Crédit : Azote for Stockholm Resilience Centre, sous licence CC BY-SA 3.0, via Wikimedia commons.

Le dépassement de ces limites est causé par les activités humaines en quête de croissance perpétuelle du PIB. Ces activités sont elles-mêmes rendues possibles par une disponibilité croissante en énergie. Il va donc sans dire qu’une énergie quasi infinie serait dévastatrice.

Cela impliquerait l’expansion du parc de machines occupées à artificialiser le monde, ainsi qu’une extraction minière accrue, avec leur lot inévitable de dommages.

Tout cela nous rapprocherait plus sûrement d’un dépassement généralisé des limites planétaires, potentiellement fatal.

En ce sens, le principal obstacle à une utilisation soutenable de l’énergie, c’est avant tout une énergie abondante.

L’abondance sans conscience

La quête de croissance perpétuelle des biens et services, nourrie par les espoirs d’une source d’énergie infinie, ne pose pas uniquement un problème écologique. Cette quête est aussi fondamentalement injuste et aliénante, comme le rappelle l’approche de la décroissance.

Qu’est-ce que la décroissance?
La décroissance est un mouvement politique né au début des années 2000 en réponse à l’idéologie du développement durable, dont les propositions sont jugées insuffisantes sur le plan environnemental et problématiques sur les plans des inégalités sociales, de la démocratie et de l’aliénation par l’économie et la technique.
La décroissance vise à faire émerger une société plus soutenable, plus juste et plus émancipatrice, un projet démocratique pouvant se résumer par « produire moins, partager plus et décider ensemble » (Abraham, 2019).

Nous vivons déjà dans une période historique d’abondance d’un point de vue énergétique, sans empêcher que des conditions de vie indignes pour un très grand nombre côtoient un train de vie écocidaire pour d’autres. Les jeux de domination multiples (capitalisme, sexisme, racisme, spécisme, etc.) organisent la répartition inégale de ce qui est produit.

Plus d’énergie ne sera donc pas une réponse efficace à la précarité énergétique, tout comme plus de croissance n’est pas la solution à la pauvreté économique – c’est plutôt son fondement.

Or, tout combat pour l’équité ne peut passer que par une forme de démocratie, ce qui implique de pouvoir comprendre les outils et technologies qui nous entourent et dont nous dépendons pour satisfaire nos besoins fondamentaux. L’expertocratie que suppose le nucléaire est incompatible avec une maîtrise citoyenne des enjeux.

L’exclusion systématique des communautés locales et de la société civile des cercles de décisions concernant les questions énergétiques et économiques n’est pas anecdotique. Elle est une des conséquences de la complexification de nos vies, notamment par la division du travail, organisée dans l’objectif de croissance.

Dépossédé·es de notre pouvoir de décision et donc de notre autonomie, nous nous transformons en rouage d’une mégamachine qui détruit et opprime à cause de nous, mais malgré nous.

Ainsi, nous nous trouvons embarqué·es dans une fuite en avant technologique, où la technologie de demain devient la solution au problème généré par la technologie d’aujourd’hui. Les technologies, dont l’intelligence artificielle est l’un des derniers avatars, sont ainsi de plus en plus interdépendantes et omniprésentes, elles érodent notre autonomie et nous déresponsabilisent en mettant à distance les effets de leur utilisation (sur les autres, sur d’autres pays, sur les générations futures, etc.).

Que retenir?

Bien que la perspective d’une solution technologique miraculeuse puisse être séduisante, il est important de prendre du recul et d’en considérer les limites avec honnêteté et rigueur.

La qualité des informations disponibles dans les médias est cruciale pour un débat public éclairé et que nos bonnes intentions ne servent pas malgré nous à paver cet enfer que personne ne dit pourtant souhaiter.

Si nous prenons au sérieux les idées de liberté, d’égalité et de soutenabilité de notre société, comme le fait le mouvement pour la décroissance, alors nous devons dès à présent sortir de la course en avant technologique pour aspirer enfin à un monde vivable et enviable.

pop automne 2022 – Épisode 3 de 4 – Ernst Friedrich Schumacher par Sophie Turri et Nicholas Georgescu-Roegen par Bastien Boucherat

Partie 1 : Conférence donnée par Sophie Turri

Moins connu par son nom que par ses idées, Ernst Friedrich Schumacher n’en est pas moins un précurseur majeur de la décroissance. D’économiste en chef pour l’autorité britannique du charbon à théoricien de l’économie bouddhiste, Schumacher surprend autant par son parcours de vie, que par son regard acéré et critique sur le progrès industriel, la « violence de l’économie », le monde du travail et les technologies. Que recouvre son souhait d’une « société à la mesure de l’homme »? Qu’entend-il vraiment par le concept « Small is beautiful », son ouvrage éponyme (1973)?

Partie 2 : Conférence donnée par Bastien Boucherat

Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) est un mathématicien et économiste qui appela à une réforme profonde de la science économique. Il travailla à y intégrer les enseignements de la thermodynamique et de la biologie, en tant que disciplines décrivant des processus et des contraintes indépassables et qui s’imposent par conséquent à toute activité humaine. Nous explorerons les principaux concepts, apports, et questionnements mis en avant par ses travaux, pour mieux comprendre comment ceux-ci sont devenus l’une des ressources théoriques des objecteurs de croissance.