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Festival de la décroissance conviviale: des zones à défendre, des luttes à construire, des imaginaires à réinventer

Espace conférence du Festival de la décroissance conviviale – Crédit : Jérémy Bouchez

Le 1er juin, Montréal accueillait la 3e édition du Festival de la décroissance conviviale. L’événement, qui a attiré jusque 350 personnes, se tenait au Boisé Steinberg dans l’arrondissement Hochelaga-Maisonneuve. Le choix de cet espace naturel était très à propos puisqu’il est aussi un lieu emblématique, à la convergence de plusieurs luttes citoyennes en lien avec les idées et débats qui se sont déroulés tout au long de la journée.

Le Boisé Steinberg dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, une sorte d’oasis de 3 ha (30 000 m2) de nature sauvage en pleine ville, encerclée par le béton, l’asphalte… et bientôt par des milliers de conteneurs qui seront opérés par l’entreprise Ray-Mont Logistics. C’est presque logiquement dans cette « zone à défendre », écrin de nature cernée par les multiples visages du capitalisme, que s’est tenue la 3e édition montréalaise du Festival de la décroissance conviviale.1Les deux premières éditions se sont tenues en 2018 et 2019 sur le site Virage du campus MIL de l’Université de Montréal.

Un site qui est un condensé de luttes citoyennes

Crédit : Jérémy Bouchez

Logiquement, car le lieu est un condensé de luttes citoyennes contre le système capitaliste, contre la destruction du vivant (même en milieu urbain), contre les organes de gouvernance (provincial et municipal) qui veulent balafrer le boisé pour prolonger le boulevard de l’Assomption afin de faciliter le camionnage et le transport de conteneurs vers le port fluvial de Montréal, situé à deux pas2Une partie du Boisé Steinberg, en référence à l’entreprise qui possédait l’espace il y a 30 ans, s’est naturalisée. Le lot appartenait à Hydro-Québec jusqu’à très récemment, avant que la ville ne l’achète en vue de sa protection, grâce à la pression et à la mobilisation des citoyen∙ne∙s du secteur. Une partie du boisé est toujours menacée par le projet municipal de prolongement du boulevard de l’Assomption. Pour de plus amples informations sur le boisé Steinberg, visitez le site internet de Résister et fleurir : https://resisteretfleurir.info/le-boise-steinberg/. Sophie Turri (Polémos Décroissance) et Geneviève Chagnon (fondatrice Carrefour BLE), organisatrices du festival, ont divisé le site en plusieurs espaces : un lieu central composé de kiosques occupés par différents organismes et partenaires, un chapiteau qui abritait les conférences et une zone dédiée à la fanfare Pourpour, qui a régalé les participant.es avec ses sonorités tziganes, québécoises, mélangées à du jazz, un assemblage éclectique et convivial qui résonnait avec les idées proposées et les discussions qui ont eu lieu durant toute la journée.

Avant le lancement de la programmation de la journée, quelques membres de Mobilisation Parc-Nature MHM ont permis à une vingtaine de personnes de participer à une marche guidée sur les luttes et le boisé, histoire d’ancrer l’événement dans les thématiques du lieu tout en faisant de la sensibilisation aux revendications et aux réalités citoyennes locales.

Produire moins, partager plus et décider ensemble, mais comment?

Tout au long de la journée, dans l’espace dédié aux conférences, des intervenant∙es sont venu∙es discuter et échanger sur plusieurs thématiques et questionnements, faisant le lien entre les origines du mouvement, ses idées, toute comme les alliances difficiles, mais absolument nécessaires avec celui de la lutte des classes à travers le mouvement ouvrier, avec les revendications autochtones ou encore avec les militant∙es écologistes.

Ainsi, Louis Marion, philosophe de la décroissance  et membre de Polémos-Décroissance, a ouvert le bal en proposant une introduction à la décroissance et aux institutions nécessaires à la mise en place de son programme. En 2e partie de matinée, Ambre Fourrier, candidate au doctorat en sociologie et également membre de Polémos-Décroissance, a dressé une analyse fine et une critique étayée du mythe de la possibilité d’une croissance verte, pourtant largement défendue par les thuriféraires du verdissement du capitalisme.

Durant la pause du midi, pendant que la vingtaine de musicien∙ne∙s de la Fanfare Pourpour animait les lieux du festival, l’espace escargot donnait l’occasion aux participant∙es avec des enfants de prendre part à une fresque du climat. En début d’après-midi, Aurélie Oren A., herboriste-thérapeute et fondatrice de Le Vent et la Tortue, proposait une activité de découverte des plantes sauvages médicinales et comestibles qui se sont installées dans le boisé. De plus, plusieurs organismes sont venus tenir des kiosques fournissant des informations sur leur mission et leurs activités : UPop Montréal, Eau Secours, les Éditions Écosociété, La Remise – Bibliothèque d’outils, Mobilisation 6600 – Parc Nature MHM et le Collectif HEPC (Hautes études post-croissance).

La nécessité de faire converger les idées de la décroissance avec les luttes ouvrières

En après-midi, la 2e partie des conférences du festival reprenait de plus belle devant une centaine de personnes. Colin Pratte, sociologue, juriste et chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), a utilisé son temps de parole pour discuter des classes sociales et de leurs liens avec les idées de la décroissance. Pour le sociologue, et en se basant en partie sur les écrits et les recherches de la professeure Bengi Akbulut (chercheure à l’université Concordia), l’articulation entre le mouvement de la décroissance et les luttes de classes est faible pour deux raisons principales : la première a trait au point d’entrée de la lutte, car celle-ci s’est faite par la sphère du travail avec des questionnements sur la nuisance du capitalisme contre la main d’œuvre, la force ouvrière. Par contre, le mouvement de la décroissance s’est tout d’abord construit sur les conséquences du système capitaliste sur la biosphère, sur les conditions de reproduction de la vie, à l’extérieur de la sphère de travail.

La deuxième raison porte sur l’imaginaire de l’émancipation. En effet, selon Bengi Akbulut et Colin Pratte, le projet socialiste au sens large n’était pas vraiment en phase avec les idées décroissantistes, mais défendait au contraire un imaginaire prométhéen, c’est-à-dire une vision du progrès humain portée par la technique et la croissance économique. Colin Pratte a insisté sur une nécessaire et impérative fusion entre les luttes sociales et écologiques qui se heurte cependant aux impératifs de la croissance verte, par exemple dans la défense des métiers de la transition écologique en mode capitaliste, comme le chantier de l’électrification à tout va qui, pour le moment, est fortement orientée vers le maintien de l’hégémonie techno-industrielle, encore largement défendue par les syndicats.

En milieu d’après-midi, un panel de discussion axé sur le mouvement militant écologiste s’est tenu sous le chapiteau des conférences. Quatre panélistes ont échangé pendant 30 minutes sur leurs rapports avec les idées du mouvement de la décroissance avant de répondre aux questions de l’auditoire. Étaient présent.es : François Geoffroy, membre de Travailleuses et travailleurs pour la justice climatique, Louis-Philippe Véronneau, membre de Mobilisation 6600 – Parc Nature MHM, Guillaume Lévesque et Amélie Beaulé, deux membres du jeune mouvement Rage climatique.

De l’esquisse des espaces géographiques de la décroissance à des stratégies de désaccumulation

Yves-Marie Abraham, lors de sa conférence. Les conteneurs du Port de Montréal sont visibles en arrière plan. Crédit : Jérémy Bouchez

Pour terminer l’après-midi, ce fut au tour d’Yves-Marie Abraham, professeur à HEC, auteur de Guérir du mal de l’infini et membre de Polémos Décroissance et Dalie Giroux, essayiste et professeure en théories politiques et féministes à l’Université d’Ottawa.

Le premier a tenté une esquisse géographique d’un monde post-croissance. Après avoir rappelé à quel point le modèle capitaliste peut être vu comme un mode de vie impérial (selon Ulrich Brand et Markus Wissen3Brand, U., Wissen, M., & Jungwirth, B. (2021). The imperial mode of living : Everyday life and the ecological crisis of capitalism. Brooklin : Verso.  https://www.versobooks.com/en-ca/products/916-the-imperial-mode-of-living), c’est-à-dire la promesse que tout un chacun∙e puisse devenir un seigneur ou une seigneuresse, au détriment de la biosphère, tout en reposant sur de puissantes injustices, tant sur les modes de production que sur la nécessité de gérer les déchets inhérents à la société de consommation, elle-même inféodée au productivisme. Face à l’impasse du système capitaliste, Yves-Marie Abraham propose cinq principes complémentaires et interdépendants : la biorégionalisation, la municipalisation, l’instauration et la généralisation des basses technologies (ou low-tech), la communalisation, et la subsistance, en tant que préoccupation fondamentale.

Pour terminer, le professeur et objecteur de croissance a présenté le « quizz biorégionaliste »4https://topophile.net/savoir/un-quiz-bioregional/, un ensemble de questions élaborées par les premiers et premières promoteur∙es de la biorégion en Californie, qui se veut une sorte de test visant à vérifier nos connaissances des affordances (ou potentialité) de la nature dans notre région, non dans une cosmologie extractiviste, mais dans une perspective de subsistance, écologique, communaliste, égalitaire, et la moins dépendante possible des hautes technologies.

Enfin, la professeure Dalie Giroux a brillamment expliqué sa vision d’une « praxis de la  désaccumulation », avec la gratuité comme figure de cette désaccumulation, en se basant sur la critique de l’accumulation primitive développée par Karl Marx dans Le Capital5Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.fr) Source : Article Le Capital de Wikipédia en français (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Capital). (section 8 du livre). Pour l’essayiste, cette nécessaire désaccumulation impose une autre théorie de la valeur, imposée par le capitalisme comme une mesure de l’argent. Elle voit cette praxis de la désaccumulation comme des pratiques de destruction de valeur, c’est-à-dire de démanteler les processus qui protègent les marchés afin de servir le capital. Dans cette optique, la « pratique ou revendication reine » d’un mouvement de désaccumulation réside dans la gratuité. Dalie Giroux précise que ce qui est gratuit détruit la valeur. L’exemple de la revendication  de la gratuité de l’éducation lors du Printemps érable signifie qu’on ne veut pas de l’éducation comme marchandise, en estimant que cela ne vaut rien, on implique que cela ne peut être approprié. Elle estime donc qu’il y a de nombreux chantiers à penser dans la revendication de la gratuité, entre autres perspectives de désaccumulation.

Cette 3e édition du Festival de la décroissance conviviale fut une réussite tant sur le plan de la fréquentation que sur celui des idées avancées et des échanges avec le public. Outre le fait d’avoir pu discuter dans un lieu vu comme un symbole montréalais des luttes citoyennes face aux conséquences du capitalisme, plusieurs intervenant∙es ont mentionné être reparti∙es avec de nouvelles pistes de recherche, d’écrits ou avec une motivation renforcée. C’était aussi l’occasion de tisser ou de renforcer des liens, ce qui après tout figure dans le slogan « moins de biens, plus de liens ».

À noter que les interventions des conférenciers et conférencières ont été captées en vidéo et seront disponibles sur le site internet de Polémos Décroissance.

Notes[+]