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Polémos à CIBL 101.5 FM – Les aurores Montréal – Bâtiment 1 ave Van Horne

Émission du lundi 20 février 2023. Sous un point de vue décroissanciste, Yves-Marie Abraham discute avec David Fillion du Bâtiment 1 Avenue Van Horne.

Pour trouver le segment de l’émission, aller à 45:10. Bonne écoute!

Polémos à CIBL 101.5 FM – Les aurores Montréal – Introduction à la décroissance soutenable

Émission du jeudi 19 janvier 2023. Yves-Marie Abraham introduit David Fillion au concept de décroissance soutenable.

Pour trouver le segment de l’émission, aller à 31:25. Bonne écoute!

Beigne perdu. À propos de : Kate Raworth, « La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes », Plon, 2018.

Par Yves-Marie Abraham

« Donut Enter » par Clet. Crédit photo: Clet Abraham – Photo sous licence : CC BY-SA 4.0

Comment bâtir un monde plus soutenable et plus juste ? Telle est en substance la question à laquelle s’attaque Kate Raworth dans cet ouvrage. Pour « l’économiste rebelle », ainsi que se plaît à la présenter son éditeur, la solution consiste essentiellement à redéfinir ce que nous appelons l’économie ou, selon un langage à la mode ces temps-ci, à écrire un « nouveau récit économique ». Quel est donc le contenu du « narratif » que nous propose cette ancienne chercheuse chez OXFAM, et quels sont les apports de sa redéfinition de l’économie dans la perspective d’une transition vers des sociétés post-croissance ? C’est à ces deux questions que je me suis efforcé de répondre ici1Je remercie chaleureusement Nicolas Casaux, Philippe Gauthier, Estelle Louineau et Louis Marion pour leurs relectures de ce texte. Un grand « merci » également à Noémi Bureau-Civil pour le travail de mise en ligne..

Vieilles histoires

D’abord, en quoi consiste le « récit » actuel, que Raworth juge périmé ? Dans sa version la plus élémentaire, explique-t-elle, il met en scène essentiellement deux types d’acteurs : les ménages et les entreprises. Les premiers vendent leur force de travail aux seconds, en échange de salaires. Avec cet argent, ils achètent des biens et des services dont ils ont besoin pour vivre et que produisent les entreprises grâce au capital dont elles disposent. Deux autres acteurs viennent médier parfois ces échanges. D’une part, les banques, qui collectent de l’épargne, avec laquelle elles interviennent pour soutenir la production de marchandises (biens et services). D’autre part, les États qui collectent des impôts, puis les dépensent dans diverses activités affectant les échanges entre ménages et entreprises.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 70.

Qu’est-ce qui fait courir ces acteurs ? Tous s’efforcent dans le fond de s’enrichir, pour satisfaire au mieux leurs intérêts propres. La hausse du PIB, autrement dit la hausse continue de la quantité de marchandises (biens et services) produites et vendues au sein de la population concernée, est envisagée comme le meilleur moyen de permettre à chacun et chacune de « maximiser son utilité »2Dans le sens que lui confère l’économie orthodoxe, le mot « utilité » est ici pratiquement synonyme de « satisfaction »., selon la formule canonique de l’économie orthodoxe. Cette croissance est présentée également comme la solution la plus adéquate pour réduire les inégalités qui peuvent parfois émerger entre les acteurs embarqués dans ce carrousel endiablé. De même, elle est la promesse de réussir finalement à entretenir des milieux de vie sains et agréables, même si elle peut se traduire à l’occasion par certaines dégradations sur le plan écologique.

Comment générer cette bienfaisante croissance ? En utilisant de manière toujours plus efficace ces deux facteurs de production que sont le travail humain et le capital accumulé, et cela grâce principalement à l’innovation en général, et à l’innovation technologique en particulier. Quant à cet effort pour gagner constamment en productivité, il est pour l’essentiel spontané. Nul besoin de le provoquer, ni même de le planifier à grande échelle. Suffisent à l’entretenir le souci de chacun d’améliorer sa condition et la concurrence qui règne entre acteurs, pour augmenter leurs chances de s’enrichir via leurs échanges sur le marché.

Quel est le problème de ce « récit », d’après Raworth ? Il s’avère dangereusement chimérique. Cette fameuse course à la croissance en effet ne se traduit pas spontanément par une amélioration du sort de tous les acteurs impliqués, ni par une réduction des inégalités de richesses entre eux, bien au contraire. De même, elle se révèle de plus en plus destructrice sur le plan écologique, au point de rendre plausible l’éventualité d’un effondrement civilisationnel. Pour ces deux raisons, c’est la pérennité même de nos sociétés, voire de l’espèce humaine, qui semble désormais menacée. Par conséquent, soutient Raworth, il est urgent de cesser de continuer à raconter et se raconter cette « histoire » et d’en élaborer une autre.

Nouveau récit

Quelles sont les grandes lignes du récit que l’autrice tente de faire valoir ? L’essentiel, selon elle, est d’abord de rappeler que l’activité économique ne se déroule pas en circuit fermé. Elle dépend étroitement de sociétés humaines, qui elles-mêmes ne peuvent se reproduire que dans le respect des contraintes biophysiques propres à la planète que nous habitons. Autrement dit, l’économie est un « sous-système » du monde social, qui lui-même s’insère dans le monde naturel. L’erreur majeure de la théorie économique standard est de l’avoir en quelque sorte ignoré. Raworth demande avant tout que le « récit économique » intègre ces deux éléments de contexte.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 77.

Par ailleurs, elle réclame que la croissance du PIB ne constitue plus le Graal des acteurs impliqués dans l’aventure. C’est ainsi que l’économiste britannique aboutit à son fameux schéma du « beigne », selon lequel la « vie économique » devrait se déployer dans le respect des limites biophysiques planétaires, d’une part, et de limites sociales, d’autre part. Le donut désigne « l’espace juste et sûr » dans lequel nous devons tenter de vivre ensemble.

Source : Raworth, K. (2018). La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes. Paris: Plon, p. 49.

Pour définir les limites écologiques (l’extérieur du beigne), Raworth s’est appuyée directement sur les travaux désormais bien connus d’une équipe de chercheurs en sciences de la Terre, dirigée par Rockström et Steffen3Pour une présentation complète et claire de cette recherche : Boutaud, A., Gondran, N. (2020). Les limites planétaires. Paris : La Découverte.. Après avoir sélectionné neuf composantes clés du « système terrestre », cette équipe a identifié des seuils de modification/perturbation de ces composantes à partir desquels des basculements imprévisibles et potentiellement dévastateurs pourraient se produire au sein du « système ». En ce qui concerne les limites sociales (l’intérieur du beigne), l’autrice s’est inspirée des Objectifs de développement durable fixés par les Nations Unies en 2015, et propose que soient garantis aux humains de quoi satisfaire leurs besoins fondamentaux dans douze domaines (nourriture, santé, éducation, revenus, etc.).

Voilà le cœur de la réponse de Raworth à sa question de départ. Notons toutefois qu’elle réclame également que disparaisse de ce nouveau récit la figure de l’homo oeconomicus, au profit d’un humain certes moins doué en calcul, mais moins systématiquement égoïste et uniquement soucieux de s’enrichir. Au sein du scénario élaboré par les économistes néo-classiques, l’autrice tient par ailleurs à introduire les « communs », au côté des entreprises et du « marché », ainsi qu’à dédiaboliser l’État, dont le rôle doit être considéré comme non seulement nécessaire, mais bénéfique. Enfin, elle invite les économistes à prendre en compte les relations de pouvoir entre acteurs et à aborder les phénomènes économiques non plus en s’inspirant de la mécanique, mais de la théorie des systèmes complexes.

Une économiste très idéaliste

Tout le travail de Raworth est fondé sur un postulat central : le monde dans lequel nous vivons n’est jamais que le produit de la manière que nous avons de nous le représenter, et en particulier des images sur lesquelles nous prenons appui pour ce faire. Les destructions écologiques et les injustices sociales auxquelles l’autrice prétend vouloir s’attaquer sont, à ses yeux et dans une large mesure, la conséquence d’une certaine façon d’envisager la « réalité économique ». Par conséquent, ajoute-t-elle, on ne réglera ces problèmes qu’en développant de nouvelles représentations de cette réalité, et notamment de nouvelles images. D’où celle du « beigne ».

Un tel postulat est tout à fait défendable et respectable. L’idéalisme philosophique dont il procède est au fondement de nombreuses thèses très éclairantes dans le champ des sciences humaines et sociales4Pour lever toute ambiguïté, rappelons que l’idéalisme philosophique désigne le fait non pas de se donner un idéal à atteindre, mais d’attribuer aux idées un rôle prépondérant dans la marche du monde. On oppose habituellement cette perspective à celle du matérialisme, que Marx et Engels définissaient ainsi : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » – Marx, K., Engels, F. (1976). L’idéologie allemande. Paris : Éditions sociales, p. 78. Cependant, Raworth en professe ici une version qui semble tout de même assez simpliste et réductrice. Les « histoires » que nous nous « racontons » en permanence ont, sans conteste, des effets bien réels sur notre monde. Mais, pour que celui-ci se transforme, suffit-il vraiment que nous inventions une nouvelle manière de le penser ? C’est ce que l’autrice suggère ici tout au long de son ouvrage, sans jamais vraiment argumenter sa position, sinon en ressassant sa foi en la puissance des images. En la lisant, on pense aux sarcasmes de Marx et Engels, rappelant aux jeunes hégéliens de leur époque que lorsque l’on est en train de se noyer, travailler à s’enlever de la tête l’idée de la pesanteur ne sera pas d’un grand secours…

Pour la défense de Raworth, force est de constater qu’elle n’est pas la seule militante « progressiste » aujourd’hui à accorder une importance si décisive au fait d’élaborer de « nouveaux récits » ou à parier sur des « narratifs » inédits. Une grande partie de nos « leaders écologistes » les plus en vue actuellement misent sur cette activité pour mettre un terme au désastre en cours. Encore une fois, il n’est pas question de nier que le changement social se joue aussi sur le terrain des idées et des images. Mais, est-ce bien raisonnable de leur conférer un si grand pouvoir, comme le suggère Cyril Dion par exemple, lorsqu’il écrit : « Selon moi, il ne s’agit pas de prendre les armes, mais de transformer notre façon de voir le monde. De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… Ce sont donc par les récits que nous pouvons engager une véritable « révolution »5Dion, C. (2018). Petit manuel de résistance contemporaine : Récits et stratégies pour transformer le monde. Paris : Actes Sud, p. 4.. »

Que signifie un tel idéalisme ? Outre une certaine propension à la pensée magique, il est tentant d’y voir un aveu de faiblesse : à défaut de pouvoir changer le monde que nous subissons, reste la possibilité de changer la conscience que nous en avons. Une stratégie de ce type peut certainement aider à dormir la nuit, mais peut-elle vraiment contribuer à nous aider à en finir avec cette civilisation destructrice et injuste ? N’est-ce pas avant tout une manière de minimiser la gravité de la situation, en évitant de considérer les fondements matériels d’un ordre social que le récit critiqué par Raworth n’a pas créé, mais tout au plus justifié et légitimé ? En attribuant « en grande partie » la responsabilité des problèmes écologiques et sociaux qu’elle prétend vouloir résoudre « aux omissions et aux métaphores erronées d’une réflexion économique périmée » (p. 15), l’autrice ne travaille-t-elle pas surtout à occulter les causes véritables de ces problèmes ?

Une chose est certaine : Raworth ne se demande jamais comment son récit à elle pourrait bien finir par s’imposer. Dans son monde, il n’y pas de luttes idéologiques, ni d’adversaires pour la mener. Les « bonnes » idées s’imposent d’elles-mêmes, par la seule force de la raison, et chassent ainsi les idées « périmées ». Il ne lui vient pas à l’esprit que le récit économique qu’elle prétend remettre en question doive sa puissance au fait qu’il a justifié et légitimé l’ordre capitaliste jusqu’à aujourd’hui. Selon elle, si cet ordre se révèle chaque jour un peu plus injuste et destructeur, c’est simplement parce qu’il n’a pas été suffisamment bien « pensé », « conçu », « designé ». Pas question, en somme, de considérer que ce monde est traversé de contradictions profondes, intrinsèques et bien réelles, que les différents « récits » en présence ne font jamais qu’exprimer ou refléter. Bizarrement, Raworth exige des économistes du XXIème siècle d’intégrer à leurs récits les rapports de pouvoir, mais le sien n’en mentionne aucun6Notons au passage que cette critique de l’idéalisme de La théorie du donut pourrait s’appliquer tout aussi bien à d’autres critiques anglo-saxons de la croissance tels que Tim Jackson et Peter Victor, deux représentants de ce que l’on peut appeler une approche libérale de la décroissance. Mais, il faudrait y consacrer un texte pour le mettre en évidence..

Ce point aveugle de La théorie du donut est d’ailleurs parfaitement mis en évidence par l’économiste Branco Milanovic, dans sa recension de l’ouvrage de Raworth : « A maintes reprises, Kate écrit à la première personne du pluriel, comme si le monde entier avait le même « objectif » : « nous » devons donc nous assurer que l’économie ne dépasse pas les limites naturelles de la « capacité de charge » de la Terre; « nous » devons maintenir les inégalités dans des limites acceptables; « nous » avons intérêt à un climat stable; « nous » avons besoin du secteur des communs. Mais, le plus souvent, dans le monde réel de l’économie et de la politique, il n’y a pas de « nous » qui inclut 7,3 milliards de personnes. Des intérêts de classe et des intérêt nationaux divergents s’affrontent les uns les autres7 Milanovic, B. (2018). « Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist by Kate Raworth ». Brave New Europe. Politics and Economics: Expertise with a radical face, récupéré de : https://braveneweurope.com/doughnut-economics-seven-ways-to-think-like-a-21st-century-economist-by-kate-raworth#comment-373. » Comme quoi, certains collègues au moins de l’autrice ont, contrairement à elle, une claire conscience des luttes qui structurent la réalité économique8Par ailleurs, il est déconcertant de voir Raworth reprocher à la théorie économique orthodoxe d’être trop peu sensible à la complexité et suggérer qu’elle s’ouvre à la théorie des systèmes. Bien que ma connaissance de cette discipline demeure très limitée, il me semble qu’au sein des sciences sociales, les économistes classiques et néoclassiques ont plutôt été des précurseurs en la matière, justement. La question de savoir si c’est une bonne chose ou non est d’un autre ordre. Il reste que les idées de rétroaction, d’auto-régulation, d’auto-organisation, d’effet secondaire, d’équilibre dynamique, que l’on retrouve au coeur des approches systémiques, sont présentes déjà chez les fondateurs de la discipline économique, notamment lorsqu’ils tentent d’appréhender le « fonctionnement » de leur objet fétiche : le marché. Stanley Jevons (1835-1882) par exemple, co-fondateur de l’approche dite marginaliste en économie, a été le premier à identifier ce que nous appelons aujourd’hui « l’effet-rebond » et que l’on peut définir comme toute consommation d’une ressource induite directement ou indirectement par un moyen permettant de réduire la consommation de cette ressource. Il s’agit d’un cas typique de ce que les théoriciens des systèmes nomment une « rétroaction positive », un phénomène que Raworth demande aux économistes du XXIème siècle de prendre en considération…!

Qui a peur du donut ?

On est en droit de se demander par ailleurs dans quelle mesure cette manière d’envisager les « narratifs » comme principale stratégie de changement social pourrait bien inquiéter celles et ceux qui souhaitent aujourd’hui que surtout rien ne change. Dans le « monde libéral », le fait de raconter des « histoires » ne constitue que rarement une menace pour la reproduction de l’ordre en place. Comme le résumait fort justement le regretté Coluche, « La dictature c’est Ferme ta gueule!. La démocratie, c’est Cause toujours! ».

Mais, il est vrai que certains récits peuvent parfois contribuer à bousculer l’ordre des choses. Le Manifeste du parti communiste, par exemple, fut certainement l’un d’entre eux – ce qui est plutôt ironique, puisque ses deux auteurs étaient eux-mêmes très critiques de l’idéalisme philosophique, comme je viens de le rappeler. Par ailleurs, et pour rester dans le même camp idéologique, Antonio Gramsci a bien mis en évidence l’importance de la bataille des idées dans la « guerre de position » que les adversaires du capitalisme sont désormais contraints de mener pour espérer l’emporter, à cause du rôle central que joue désormais la culture dans la reproduction de cette forme de vie sociale. Mais, la « théorie du donut » peut-elle être d’une quelconque aide dans la lutte contre cette hégémonie ?

La réponse est « Non » ! Au contraire, le travail de Raworth doit plutôt être envisagé comme une contribution à la consolidation idéologique de l’ordre en place. À tout le moins, ce travail ne remet pas en question les fondements de cet ordre. Aucune des institutions centrales sur lesquelles repose celui-ci n’y est contestée. Ni la propriété privée, ni le salariat, ni la libre entreprise, ni l’État-nation… « Au sein du riche réseau de la société se trouve l’économie proprement dite », écrit-elle, « domaine où les êtres humains produisent, distribuent et consomment des biens et des services satisfaisant leurs besoins et leurs désirs. Un trait fondamental de l’économie est rarement évoqué à l’université : elle se divise généralement en quatre domaines, le ménage, le marché, les communs et l’État (…). Tous quatre sont des moyens de production et de distribution, mais ils opèrent chacun à leur manière. (…) Je ne voudrais pas vivre dans une société dont l’économie serait dépourvue de l’un de ces quatre domaines (…). » (p. 83). En somme, Raworth s’accommode fort bien de l’ossature institutionnelle de notre monde. S’ajoute à cela une absence totale de critique à l’égard de la domination qu’exercent sur nos vies les technosciences9Sur cette dimension importante de la critique décroissanciste développée à Montréal, voir en particulier : Marion, L. (2015). Comment exister encore ? Capital, techno-science et domination. Montréal : Écosociété, 163 pages..

Dès lors, on ne s’étonnera pas que, sur un plan théorique, ses idées ne contredisent guère la pensée économique dominante. Soulignons d’abord que le « récit » qu’elle critique n’est plus colporté aujourd’hui par aucun économiste digne de ce nom et que plusieurs des correctifs qu’elle propose pour « penser comme un économiste du XXIème siècle » ont été formulés depuis un bon moment déjà par des spécialistes de la discipline. C’est le cas par exemple des recherches de Daniel Kahneman sur le comportement humain ou de celles d’Elinor Ostrom sur les communs dont s’inspire Raworth. Surtout, ces contributions théoriques ne sont pas venues questionner mais plutôt consolider le paradigme sur lequel s’est bâtie la science économique à partir de la publication de la Richesse des nations par Adam Smith en 1776, soit parce qu’elles ont résolu certaines difficultés que rencontrait la théorie jusque-là, soit parce qu’elles ont contribué à en élargir le domaine de validité – raison pour laquelle plusieurs des travaux en question ont valu à leurs auteurs un « Prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel », alias « Prix Nobel d’économie ».

Quant aux autres idées que l’autrice met de l’avant, elles ressemblent le plus souvent à des vœux pieux, assez semblables dans le fond à ceux que formule d’ordinaire la gauche réformiste contemporaine : « s’assurer que le secteur financier est au service de l’économie productive » (p. 166), « structurer l’économie comme un réseau distribué [pour] répartir plus équitablement le revenu et la richesse qu’elle génère » (p. 182), « redéfinir le devoir des entreprises », au-delà de la seule quête de profit (p. 243), « construire un écosystème industriel régénératif [sur le plan écologique] » (p. 239), considérer l’État comme un « partenaire clé dans la création d’une économie régénérative » (p. 249), etc. Rien de révolutionnaire donc, ni rien qui indique sérieusement le chemin à suivre pour accomplir de telles choses. En somme, les chances sont très minces de lire à la première page d’un futur manifeste politique : « Un spectre hante l’Occident : le spectre du donut »10Allusion moqueuse à la première phrase du Manifeste du parti communiste : « Un sceptre hante l’Europe, le spectre du communisme ». Marx, K., Engels, F. (1976). Manifeste du parti communiste, Paris : Éditions sociales, p. 29..

Une critique décroissanciste ?

Il y a cependant dans l’ouvrage de Raworth au moins une idée importante qui semble contredire le récit économique dominant. Il s’agit du premier des sept principes préconisés par l’autrice : l’économie ne doit plus se donner la croissance du PIB comme objectif, mais le respect des limites biophysiques planétaires et la justice sociale. Telle est la raison d’être du beigne, comme on l’a vu : définir un « espace juste et sûr pour l’humanité ».

À l’appui de cette proposition, l’autrice mobilise des travaux qui, cette fois, ne s’intègrent pas au paradigme sur lequel repose la théorie économique orthodoxe. D’une part, elle fait référence à l’économie écologique, un champ de recherche hétérodoxe qui a émergé au cours des années 1970 et que les principaux manuels d’économie diffusés actuellement continuent d’ignorer. L’originalité de cette approche est de soutenir qu’il y a des limites à la croissance économique, ce qui implique de viser minimalement un état stationnaire en matière de production de biens et de services. D’autre part, en ce qui concerne la question sociale, Raworth s’appuie sur les recherches de Piketty qui sont venues contester avec force l’idée selon laquelle la croissance économique contribuerait tendanciellement à réduire les inégalités de revenus entre agents économiques. Comme on le sait, les données empiriques produites par l’économiste français, qui s’efforce de redonner ses lettres de noblesse à « l’économie politique », montrent que c’est plutôt le contraire qui se produit sur le long terme.

Pourtant, au dernier chapitre de son ouvrage, l’autrice ne propose pas de s’opposer à la quête de croissance économique, mais simplement de ne plus s’en soucier. Il faut, dit-elle, devenir « agnostique en matière de croissance », c’est-à-dire « concevoir une économie qui nous fasse nous épanouir, qu’elle croisse ou non. » (p. 279). En d’autres termes, la croissance économique n’est pas forcément un problème. Elle ne le devient que lorsqu’elle constitue le but de l’activité économique.

On pourra juger subtile une telle position. Celle-ci me semble surtout contradictoire. S’il s’agit de concevoir une économie respectueuse des limites biophysiques planétaires et s’il est entendu par ailleurs que la croissance économique nous pousse au dépassement de ces limites, il serait logique de s’opposer à la croissance, et pas seulement de ne plus s’en préoccuper. Pour le dire autrement, la seule manière de concevoir une économie respectueuse des limites écologiques auxquelles nous sommes confrontés est de faire en sorte qu’elle soit stationnaire ou à peu près. Par conséquent, il faut refuser la croissance et promouvoir non pas l’agnosticisme à ce sujet, mais la décroissance ou, pour être plus précis, l’a-croissance, comme le suggère Serge Latouche.

Pourquoi alors Raworth adopte-t-elle cette position si ambiguë ? Sans doute pour tenter d’éviter de trancher le dilemme qu’elle formule au début de son dernier chapitre : « Aucun pays n’a jamais mis fin au dénuement humain sans la croissance économique. Et aucun pays n’a jamais mis fin à la dégradation écologique avec la croissance économique. » (p. 258). Il semble que, pour l’autrice, la seule manière d’assurer la prospérité dans les pays du Sud reste la croissance, et il faut donc en défendre la possibilité dans ces pays. C’est au Nord qu’il faut arrêter de croître pour que cesse le désastre écologique en cours. Mais, faire en sorte que l’humanité tout entière atteigne un revenu par habitant considéré comme acceptable dans les pays les plus riches impliquerait une hausse vertigineuse du PIB mondial. Sur le plan écologique, cela se traduirait évidemment par une accélération du désastre en cours, ce qu’on ne peut souhaiter… Croître ou durer, voilà le vrai dilemme, et il va bien falloir trancher, contrairement à ce que suggère Raworth!

Doit-on en conclure que la « théorie du donut » n’est jamais qu’une manière de promouvoir un « développement durable » qui n’oserait plus dire son nom, à force d’avoir perdu toute plausibilité ? Ce ne serait pas tout à fait juste à l’égard du travail de Raworth. Les partisans du « développement durable », ou de ses multiples avatars, considèrent la croissance économique comme une condition de possibilité de la « prospérité ». Raworth est plus réservée à ce sujet : elle se contente de soutenir l’idée que cette prospérité pourrait bénéficier de la croissance. Autrement dit, les deux objectifs en question ne sont pas forcément contradictoires à ses yeux. C’est donc une position plus prudente, mais ce n’est clairement pas une position décroissanciste.

Il n’y pas de croissance juste

Le problème est que l’« économiste rebelle » continue en fait à croire à la fable d’une croissance qui pourrait être bénéfique sur le plan social. Cela suppose de ne pas voir que si la croissance a permis de sortir des humains du dénuement, c’est généralement après qu’ils aient été dépossédés de leurs moyens d’existence pour les besoins de cette course à la croissance. L’anthropologue Jason Hickel le rappelait récemment à Bill Gates qui se gargarisait sur Twitter devant une courbe soulignant la forte baisse de la pauvreté extrême dans le monde depuis deux cents ans. « Ce que [ces] chiffres révèlent en réalité, c’est que le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent. [Ce] graphique présente cela comme une diminution de la pauvreté, alors que ce dont il s’agit est un processus de dépossession qui a plongé de force ces humains dans le système capitaliste, d’abord à cause des enclosures en Europe puis de la colonisation dans le Sud. (…) c’est l’histoire d’une prolétarisation forcée11Hickel, J. (2019). « Bill Gates says poverty is decreasing. He couldn’t be more wrong ». The Guardian, récupéré de: https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/jan/29/bill-gates-davos-global-poverty-infographic-neoliberal. »

Il faudrait ajouter aux propos de Hickel que cette course à la croissance s’avère être dans le meilleur des cas un jeu à somme nulle12Dès lors que l’on prend en considération les effets écologiques de cette course, elle s’avère être un jeu à somme négative. Tout le monde y perd au bout du compte.. Les gains des uns sont les pertes des autres. L’enrichissement de la « classe bourgeoise » présuppose la dépossession et l’exploitation du « prolétariat », donc son appauvrissement. De même, le « sous-développement » du Sud global a été et demeure pour l’essentiel une condition de possibilité du « développement » du Nord global. En d’autres termes, de même qu’il n’y a pas de croissance verte, il n’y pas de croissance juste, du moins au regard de nos idéaux égalitaires. Cette course à la production de marchandises est une exigence du capitalisme. Elle ne permet au capital de s’accumuler que dans la mesure où ceux qui le possèdent ou le contrôlent parviennent à faire assumer à d’autres une part substantielle des coûts de production de ces marchandises dont ils tirent profit.

On aura reconnu ici la thèse défendue par Marx et par la majeure partie de ses héritiers intellectuels. Kate Raworth n’en fait manifestement pas partie, même si elle mentionne une fois ou deux dans son ouvrage cet autre « récit économique ». Tout laisse penser qu’elle demeure en fait foncièrement attachée à cette forme de vie sociale que l’on appelle capitalisme et qui constitue sans doute à ses yeux le meilleur des mondes possibles. Mais, par conséquent, elle se retrouve embarquée dans une voie sans issue qui consiste à vouloir éliminer les symptômes d’un mal – destructions écologiques et injustices sociales – sans s’attaquer aux racines de celui-ci : le capitalisme. Il est vrai là encore qu’elle n’est pas la seule aujourd’hui à s’enferrer dans pareille impasse. C’est le lot de tous les réformistes qui tentent de promouvoir un capitalisme plus vert, plus humain, plus juste, plus éthique, et j’en passe.

« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance », écrivait Bossuet13Bossuet, J.-B. (1854). « Histoire des variations des églises protestantes ». Œuvres complètes. Vol XIV, Paris : éd. L. Vivès, p. 145.. En l’occurrence, il n’y a cependant pas de quoi rire. Car ces hommes et ces femmes qui, à l’instar de Raworth, continuent actuellement à entretenir l’espoir que nous réussissions un jour prochain à concilier l’inconciliable, participent de la sorte au maintien de l’ordre en place. Pour quiconque tient vraiment à la vie, à la justice et à la liberté, et qui par conséquent refuse la course à la croissance, ces personnes sont de véritables adversaires politiques, même si elles s’en défendent généralement avec véhémence.

Autopsie d’un succès

Sélectionné dès sa sortie pour le prix du meilleur livre de « business » de l’année 2017, organisé conjointement par le Financial Times et McKinsey, La théorie du donut est devenu rapidement un bestseller. L’année suivante, la traduction française a été accueillie très favorablement, tant par la presse économique, que par les quotidiens généralistes francophones. Le Monde a même jugé bon à l’époque d’en publier les bonnes feuilles en exclusivité14Le Monde, (2018). «‘La Théorie du Donut’, métaphore d’une humanité en péril ». Le Monde. récupéré de: https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/15/nous-vivons-une-epoque-formidable-pour-desapprendre-et-reapprendre-les-bases-de-l-economie_5383736_3232.html. Cette théorie a fait l’objet d’un surcroît d’intérêt au cours de l’année 2020. La ville d’Amsterdam d’abord15Charrel, M. (2020). « Amsterdam parie sur le « donut » pour soutenir la reprise ». Le Monde, récupéré de: https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/27/amsterdam-parie-sur-le-donut-pour-sortir-de-la-crise_6037883_3234.html, puis la région bruxelloise16De Muelenaere, M. (2020). « Le donut donne du grain à moudre à Bruxelles ». Le Soir, récupéré de: https://www.lesoir.be/327790/article/2020-09-28/transition-ecologique-et-sociale-le-donut-donne-du-grain-moudre-bruxellesont en effet annoncé leur intention de se servir du « beignet » pour orienter leurs politiques sur le plan économique et social. Ce qui a valu au travail de Raworth une nouvelle série d’évocations élogieuses dans les médias de masse, dont encore l’hiver dernier un compte rendu très favorable de Manon Cornellier du Devoir, dans le cadre d’une série d’articles de fond portant sur les moyens de corriger les « failles de notre modèle économique »17Cornellier, M. (2021). « La recette économique équilibrée du beigne ». Le Devoir, récupéré de: https://www.ledevoir.com/societe/593086/l-economie-autrement-la-recette-economique-equilibree-du-beigne.

Comment expliquer une telle réception pour un ouvrage qui, mis à part peut-être la figure du beigne, n’apporte finalement aucune idée nouvelle et entretient la confusion autour de la question de la croissance ? Cela tient d’abord, je crois, au fait qu’une proportion grandissante de la population des sociétés occidentales commence à s’inquiéter du caractère insoutenable et injuste de notre civilisation. D’où une « demande » accrue pour des idées nouvelles susceptibles de nous aider à résoudre ces problèmes. L’intérêt de plus en plus soutenu pour le projet politique de la décroissance trouve ici une bonne part de son explication – il est sans doute assez étroitement corrélé à l’intensité des catastrophes écologiques affectant le Nord global.

Le problème de l’idéal décroissanciste est qu’il est révolutionnaire : rompre avec la course à la production de marchandises suppose d’inventer une toute autre manière de vivre ensemble. On comprend qu’une telle perspective puisse inquiéter, en particulier celles et ceux bien sûr qui ont le plus bénéficié jusqu’ici des retombées de cette course à la croissance. Pour ces personnes, encore très nombreuses dans nos contrées, un travail comme celui de Raworth tombe à pic : il semble apporter des solutions inédites, sans remettre en question les fondements de notre monde. En présentant notamment la course à la croissance comme une simple erreur de jugement ou un regrettable égarement cognitif, l’autrice peut convaincre sans mal ses lecteurs qu’il sera finalement aisé de tout changer, sans rien changer d’essentiel. Ce qui est assez caractéristique de la manière moderne de ne pas changer, ainsi que le remarquait le sociologue et historien Immanuel Wallerstein : « [D]ans les systèmes prémodernes, pour justifier un véritable changement, on prétendait qu’il n’avait pas eu lieu. Dans le monde moderne, lorsqu’on est incapable de changer vraiment les choses, on s’arrange pour affirmer que tout a vraiment changé. »18Immanuel Wallerstein cité dans : Gilbert Rist, G. (2015). Le développement. Histoire d’une croyance occidentale. Paris : Les Presses de SciencesPo, p. 268.

Cela étant dit, même l’apport de la figure du beigne mérite d’être questionné. Les idées que Raworth tente ainsi de faire valoir n’ont vraiment rien d’inédit, on l’a vu. À certains égards, présenter cette image au nom douteux comme une innovation conceptuelle majeure relève de l’imposture et évoque irrésistiblement les « habits neufs de l’empereur » du fameux conte d’Andersen. Elle a pourtant séduit, ce qui en dit long sur le désarroi dans lequel bon nombre de nos contemporains paraissent plongés. Son pouvoir d’attraction tient sans doute en partie au fait qu’elle se présente comme un outil de pilotage de nos sociétés, semblant offrir des points de repères plus clairs a priori que le dessin désormais désuet des trois piliers du développement durable. Ce faisant, elle vient satisfaire une autre aspiration caractéristique de notre civilisation : la volonté de maîtrise du monde, et contribue à entretenir l’idée que la question écologique et la question sociale sont des questions d’ordre technique, des problèmes d’ingénierie. Voilà qui est donc aussi tout à fait en phase avec la valorisation par l’idéologie dominante du technicisme et de l’expertocratie, et permet de comprendre par conséquent le succès de cette figure. Dans la perspective d’une décroissance soutenable ou conviviale, qui appelle à aborder ces questions avant tout comme des questions politiques, et sans accorder aux experts un pouvoir de décision particulier, c’est là un autre motif pour se tenir loin de la « théorie du donut ».

Notes[+]

Pour un vrai débat sur la décroissance

Par Yves-Marie Abraham

L’Escamoteur (ou Le Prestidigitateur) par Hieronymus Bosch. « L’illusionniste ne dit pas ce qu’il fait et fait ce qu’il ne dit pas. Il joue avec les apparences et excelle à détourner l’attention du public de l’essentiel. Il est l’équivalent du bonimenteur dans le registre du spectacle, et du charlatan dans celui du commerce… ». Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0. Source : Article L’Escamoteur de Wikipédia en français (auteurs)

Pour qui promeut l’idée de « décroissance soutenable », il est réjouissant de voir Nicolas Marceau, ancien ministre de l’économie et des finances de Pauline Marois, prendre la « plume » pour débattre publiquement de cette idée1Marceau, N. (2021, 6 février). Comment susciter l’adhésion à la lutte contre les changements climatiques. Le Devoir. Récupéré de https://www.ledevoir.com/opinion/idees/594732/point-de-vue-susciter-l-adhesion-a-la-lutte-contre-les-changements-climatiques . Mais, pour s’en réjouir franchement, encore faudrait-il que les termes du débat soient posés correctement, ce qui n’est malheureusement pas le cas en l’occurrence.

Réductionnismes

À l’instar de la plupart des membres de nos élites politiques et économiques, l’ancien député de Rousseau commence par minimiser l’ampleur du problème écologique en le réduisant au seul « réchauffement climatique ». Or, l’érosion rapide de la biodiversité, la diffusion dans nos milieux de vie de perturbateurs endocriniens, la dégradation des sols ou la raréfaction du phosphore à l’état concentré, pour ne citer que ces exemples, ne sont pas moins préoccupants que le dérèglement climatique pour l’avenir de nos sociétés. Si l’on veut se donner quelques chances d’atténuer les conséquences désastreuses de ces phénomènes, mieux vaut en prendre la pleine mesure que de les ignorer.

De même, il serait souhaitable que Monsieur Marceau reconnaisse que ce niveau de vie des Québécoises et des Québécois dont il se fait le défenseur, s’avère extrêmement coûteux sur le plan écologique. Pour le moment encore, ces coûts restent invisibles à la plupart d’entre nous. L’essentiel de la facture est payé par les populations humaines les plus exploitées ou les plus démunies, au Sud comme au Nord, ainsi que par bien d’autres êtres vivants. Partout, les premiers affectés par la catastrophe écologique en cours sont ceux et celles qui en sont les moins responsables. Et pour bon nombre d’entre eux, l’apocalypse n’est pas une éventualité, mais une réalité.

Fausses solutions

Comment alors arrêter ce désastre et réparer cette injustice ? Pas question pour Nicolas Marceau de renoncer à la course à la croissance économique. La première solution qu’il nous propose est plutôt d’abandonner le PIB au profit de « mesures de bien-être collectif plus larges, conformes aux principes du développement durable ». En somme, au lieu d’essayer de faire baisser la fièvre productiviste dont souffrent nos sociétés, au risque d’en mourir, le docteur Marceau n’a rien de mieux à nous suggérer que de changer de thermomètre… On rirait de bon cœur d’un charlatanisme aussi grossier, si la situation n’était pas à ce point dramatique.

Le second remède préconisé par l’ancien ministre est en apparence plus prometteur. Il consiste pour l’essentiel à modifier la recette de fabrication de nos marchandises, en y introduisant des ingrédients moins néfastes sur le plan écologique (du gaz plutôt que du charbon, par exemple) ou en réduisant la quantité de ressources naturelles utilisées pour les produire (éco-efficacité). Le problème de cette stratégie dite de « substitution » est qu’elle n’a absolument rien de nouveau et qu’elle n’a jamais permis de générer une « croissance verte », c’est-à-dire une croissance économique qui ne se traduirait plus par une aggravation de la situation sur le plan écologique2Plusieurs études de grande ampleur sont venues confirmer récemment ce constat. Voir notamment : Hickel. J., Kallis, G. (2020). « Is Green Growth Possible ? », New Political Economy, 25:4, p. 469-486. ; Parrique T., Barth J., Briens F., C. Kerschner, Kraus-Polk A., Kuokkanen A. et J.H. Spangenberg (2019). Decoupling Debunked : Evidence and Arguments Against Green Growth as a Sole Strategy for Sustainability, European Environment Bureau, 78 p. ; Vadén, T., Lähde, V., Majava, A., Järvensivu, P., Toivanen, T., Hakala, E. etJ.T. Eronen (2020). « Decoupling for ecological sustainability: A categorisation and review of research literature », Environmental Science & Policy, Volume 112, p. 236-244..

La raison en est simple : dans le meilleur des cas, cette stratégie permet de réduire « l’intensité écologique » de chaque marchandise produite, mais la quantité de marchandises portées au marché continuant de croître, le volume total des ressources naturelles mobilisées et des déchets générés ne cesse finalement d’augmenter. La course à la croissance incite bien davantage à ajouter de nouvelles ressources à celles que nous utilisons, plutôt qu’à opérer ces substitutions préconisées par Nicolas Marceau. Le cas de l’énergie est révélateur. Depuis deux cents ans, nos économies n’ont cessé de s’abreuver à de nouvelles sources d’énergie, sans que jamais la moindre substitution ne s’opère entre elles.

Décroissance n’est pas récession

Si nous voulons vraiment mettre un terme à la destruction de nos conditions naturelles d’existence, nous n’avons d’autre choix que de produire moins que nous ne le faisons aujourd’hui. Autrement dit, il nous faut renoncer à la course à la croissance. Et, pour que cette rupture ne se traduise pas par une aggravation des injustices présentes, il va falloir partager bien davantage nos moyens de vivre. Enfin, ces limites qu’il s’agit de fixer à notre production, ainsi que la manière de partager nos richesses, nous devons en décider ensemble, de manière rigoureusement démocratique. Tel est l’essentiel du programme que défendent les « objecteurs de croissance » et qu’ils soumettent au débat.

Cela n’a rien à voir avec le ralentissement subi par nos économies au cours de l’année passée, contrairement à ce qu’affirme Nicolas Marceau. Les économistes ont un mot pour désigner ce phénomène, c’est le mot de « récession ». L’appel à une décroissance soutenable ou conviviale, lancé il y a bientôt 20 ans, est d’abord un appel à inventer des manières de vivre ensemble libérées de l’impératif de croissance, donc délivrées de la peur de la récession ou, pire encore, de la dépression. C’est un programme très optimiste, mais certainement plus enthousiasmant que celui auquel nous convie mon collègue de l’UQAM, qui nous condamne, tels des hamsters dans leurs roues, à poursuivre sans fin cette course à la production de marchandises, jusqu’à l’autodestruction.

Notes[+]

Éloge d’une humanité discrète. À propos de : Bernard Arcand, Les Cuivas, Lux, 2019.

Par Yves-Marie Abraham1Je remercie Jérémy Bouchez, Noémi Bureau-Civil, Nicolas Casaux, Ambre Fourrier, Philippe Gauthier, Louis Marion, d’avoir pris la peine de lire ce texte et de l’avoir commenté. Je remercie aussi chaleureusement Mark Fortier, de Lux Éditeur, de nous avoir accordé le droit d’illustrer ce texte avec des photos prises par Bernard Arcand.

Jeune femme Cuiva et son enfant. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

La décroissance est d’abord un appel à mettre un terme sans délais à la course à la production de marchandises dans laquelle la presque totalité des sociétés humaines est aujourd’hui entraînée. Cette course est refusée pour au moins trois raisons : elle est destructrice sur le plan écologique, injuste sur le plan social, aliénante sur le plan politique. D’où la proposition de commencer à bâtir des sociétés dont la reproduction ne dépendrait plus de la croissance économique; des sociétés par ailleurs vraiment respectueuses des idéaux de liberté et d’égalité qui sont censés être les nôtres.

Parmi les objections que suscite cette proposition, l’accusation d’irréalisme est sans doute la plus fréquente. Les arguments sont sur le fond à peu près toujours les mêmes et peuvent être résumés ainsi : d’une part, la course à la croissance est inscrite dans la nature de l’espèce humaine. Chercher à s’en affranchir ne peut donc qu’être vain. D’autre part, les sociétés vraiment libres et égalitaires n’ont jamais existé ailleurs que dans l’imagination des utopistes, si bien que les tentatives pour les faire advenir sont condamnées à l’échec. Par conséquent, le projet d’une décroissance soutenable ou conviviale est une parfaite chimère.

Pour questionner ce genre de convictions, si largement partagées aujourd’hui qu’elles font figure d’évidence, une solution consiste à pratiquer le détour anthropologique. Il s’agit simplement de contraster nos manières de vivre à celles qui ont pu être observées ailleurs, dans le temps et dans l’espace, ce qui permet entre autres d’interroger leur supposée naturalité ou leur prétendue universalité. C’est à un tel détour que nous invite l’ouvrage posthume de Bernard Arcand paru récemment, Les Cuivas. Et, pour qui s’intéresse à la possibilité de concevoir des manières de vivre ensemble soutenables, justes et démocratiques, il vaut la peine de suivre l’anthropologue québécois dans son périple.

À quoi sert l’anthropologie ?

Pour apprécier les apports et les limites de ce livre, il faut commencer par dire un mot de son histoire singulière. Celle-ci débute au cours de l’hiver 1967, au moment où Bernard Arcand, alors étudiant en doctorat d’anthropologie à Cambridge, apprend qu’il va devoir renoncer à l’enquête aux îles Nicobar qu’il préparait depuis plusieurs mois. L’époque où les anthropologues pouvaient exercer leur curiosité en toute liberté sur les territoires colonisés par le monde occidental touche à sa fin. Nicobar appartient désormais à l’Inde indépendante, qui a décidé d’en interdire l’accès à tout étranger, ce dont personne ne semble s’être inquiété au sein de la vénérable université anglaise.

Contraint d’improviser un tout autre voyage en l’espace de quelques semaines, Arcand se retrouve presque par hasard, au printemps 1968, dans les Llanos, une vaste zone de savanes irriguées par des affluents de l’Orénoque, dans le nord-est de la Colombie. Son intention est d’y réaliser l’ethnographie d’un peuple de chasseurs-collecteurs que l’on appelle dans la région les Cuivas, mais dont l’existence reste incertaine, puisque celle-ci ne fait l’objet que d’une vague mention dans un manuel d’anthropologie portant sur l’Amérique latine.

La chance cette fois est du côté de l’apprenti ethnologue : les Cuivas, qui se nomment eux-mêmes les Wamonè, ne sont que quelques centaines d’individus, mais existent bel et bien. Arcand parvient à rejoindre l’une des bandes qui constituent ce peuple minuscule et à s’y faire accepter sans trop de difficultés. Durant deux années complètes, il partage ainsi la vie de ses hôtes, en les accompagnant dans leurs pérégrinations le long des rivières qui traversent ces plaines immenses, puis rentre à Cambridge pour y rédiger sa thèse et la soutenir avec succès en 1972.

Carte de la Colombie et localisation des Cuivas

Topographie de la Colombie (fichier original modifié). Par : Milenioscuro via Wikimedia Commons

Au mépris des usages de la profession qu’il a choisi d’embrasser, le jeune docteur décide cependant de ne pas publier ses travaux. Mieux encore, il obtient que l’exemplaire de la thèse qu’il doit déposer à la bibliothèque de l’université ne puisse être consulté sans son accord… En ce début des années 1970, les Cuivas sont en effet menacés de toutes parts. Outre les guérilleros qui se réfugient parfois dans la région, les éleveurs du voisinage convoitent leur sol, l’industrie pétrolière, leur sous-sol, et les missionnaires chrétiens, leurs âmes. Arcand ne souhaite pas faciliter la tâche de ces différents accapareurs en donnant libre accès à l’ethnographie minutieuse qu’il a produite.

Mais, une décennie plus tard, à l’occasion d’un nouveau voyage dans les Llanos, cette précaution lui apparaît désormais vaine et dérisoire. « Un retour en Colombie au printemps 1981 m’a convaincu que la publication de ma thèse de doctorat n’aurait maintenant que peu d’impact sur l’évolution de la situation des Cuivas. D’ethnographe des Cuivas j’en suis presque devenu, en dix ans, l’archéologue. » Pourquoi alors ne pas au moins témoigner publiquement de ce que fut ce mode de vie « impressionnant par sa cohérence et son intelligence » (p. 330), s’interroge-t-il?

Pourtant, Arcand hésite encore, doutant cette fois de sa capacité à faire passer son message auprès de ses contemporains.

« La condition première serait de connaître ses lecteurs aussi intimement que les gens dont on veut décrire la vie. Connaître leurs mécanismes de défense, viser les points les plus faibles et ne dire que ce qui permet de faire naître des inquiétudes. S’assurer que l’exemple des Cuivas servira de leçon et que la leçon sera retenue. Mon premier pas en ce sens consiste à affirmer le besoin de dire que je me tais. » (Ibid.)

Dans les années qui suivent, le désir de publier un ouvrage sur les Cuivas qui soit accessible au plus grand nombre finit toutefois par l’emporter. Mais, à présent, c’est le temps qui va manquer à l’auteur pour réaliser ce projet. Vie de famille, vie universitaire et vie médiatique l’occupent si pleinement que lorsqu’il meurt soudainement en 2009, à 63 ans, son manuscrit est toujours inachevé. Avant de mourir, il exprime néanmoins le souhait que tous ses papiers soient détruits, sauf le texte sur les Cuivas.

Heureusement pour nous, Arcand laisse aussi derrière lui des humains dont il a su se faire aimer suffisamment pour qu’ils s’efforcent de respecter sa dernière volonté. Quelques années après son décès, sa compagne, Ulla Hoff, entreprend de mettre un point final à ce fameux livre, en sollicitant d’abord l’aide de deux collègues et amis du défunt, Sylvie Vincent et Serge Bouchard, puis le soutien de Mark Fortier, chez Lux Éditeur. Et c’est ainsi que Les Cuivas finit par être publié en 2019, soit un demi-siècle après le début de l’enquête dont il est inspiré.

Le résultat de ce travail collectif est remarquable, tant sur la forme que sur le fond. Le texte principal, limpide et captivant, est enrichi d’une trentaine de photographies prises par l’auteur. Cinq textes plus courts l’encadrent par ailleurs, offrant divers éclairages très appréciables sur la personne d’Arcand, sa conception de l’anthropologie, ainsi que sur le sort actuel des Cuivas qui, sans surprise, ne s’est pas amélioré depuis les années 1970, bien que l’État Colombien ait fini par accorder à ces « damnés de la terre » une certaine protection.

Vivre dans l’abondance, sans destruction ni exploitation

Que révèle donc ce « détour » dans la perspective qui nous intéresse ici ? Lorsqu’il partage l’existence des Cuivas à la fin des années 1960, Arcand découvre des humains qui vivent dans le plus grand dénuement sur le plan matériel – « [u]n canot, un hamac, un arc et quelques flèches, une boule de corde, deux ou trois petits objets, à peine un vêtement »; des humains qui, par ailleurs, ne disposent pas d’autres moyens pour se nourrir que des produits de la chasse et de la cueillette. Pourtant, leur niveau de vie n’a rien de misérable au regard même des critères sanitaires qui sont les nôtres.

« J’estime que chaque individu adulte consomme, en moyenne, 525 grammes de viande par jour et 375 grammes de fruits ou légumes », note avec précision l’anthropologue, en soulignant aussi la très grande variété des aliments consommés tout au long de l’année. Ce résultat exige, par semaine, 15 à 20 heures de chasse pour les hommes et 10 à 15 heures de cueillette pour les femmes qui s’occupent en outre de la préparation des repas. Le reste du temps, les Cuivas se reposent, se parlent et se distraient, sans se soucier outre mesure ni du lendemain, ni d’améliorer plus durablement leurs conditions d’existence sur le plan matériel.

En somme, et contrairement à l’image que nous nous en faisons généralement, ces chasseurs-cueilleurs font bien mieux qu’assurer leur survie. Force est de constater qu’ils jouissent d’une forme d’abondance sur le plan matériel, puisqu’ils parviennent à satisfaire leurs principaux besoins sans difficultés majeures et sans y consacrer tout leur temps de vie éveillée; sans non plus exploiter la totalité des ressources disponibles alentours, comme en atteste par exemple le fait qu’ils ne consomment pas l’entièreté des animaux capturés ou des fruits et légumes situés à portée de leurs mains.

Pêche à l’arc. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

Cette découverte troublante n’en était déjà plus vraiment une à l’époque où Arcand s’apprêtait à en rendre compte. « Mon travail aurait pu attirer l’attention, écrit-il, si ce n’est qu’au moment même de mon enquête, University of Chicago Press publiait, sous le titre Man the Hunter, le compte rendu d’un important colloque international au cours duquel de nombreux spécialistes avaient déjà expliqué comment ils avaient atteint exactement la même conclusion : les économies basées sur la chasse et la cueillette ne sont pas et n’ont jamais été des économies de misère. » (p. 139).

L’anthropologue Marshall Sahlins en conclura que certaines au moins des sociétés vivant de chasse et de cueillette mériteraient d’être considérées comme les premières et même les seules véritables sociétés d’abondance dans l’histoire de l’humanité. Car, explique-t-il dans un texte devenu célèbre, « il y a aussi une voie ‘Zen’ qui mène à l’abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres : les besoins matériels de l’Homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l’essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d’une abondance matérielle sans égale – avec un bas niveau de vie. Tel est, je crois, les cas des chasseurs […]2Sahlins, M. (1976). Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris : Gallimard, p. 38.. »

Le texte d’Arcand n’apporte donc rien de neuf sur ces questions. Toutefois, en confortant cinquante ans plus tard la thèse de Sahlins, il permet de réaffirmer que la course à la croissance économique n’est pas inscrite dans une quelconque nature humaine. A tout le moins, l’exemple des Cuivas laisse penser que l’humanité est capable de suivre un autre dessein que celui de chercher à produire toujours plus de moyens pour satisfaire toujours plus de besoins. Il est possible de se soustraire à cette « contrainte de rareté » par laquelle les économistes orthodoxes justifient la dépendance de nos sociétés à la croissance : il suffit de désirer peu. Outre l’enviable tranquillité d’esprit qu’elle garantit à ses adeptes, cette stratégie présente l’avantage d’être tout à fait soutenable sur le plan écologique, contrairement à l’option productiviste que nous connaissons.

À quel prix les Cuivas ont-ils pu instaurer un tel ordre social ? Une autre remarque de Sahlins permet de synthétiser parfaitement les propos d’Arcand à ce sujet : « Les chasseurs-collecteurs n’ont pas bridé leurs instincts matérialistes; ils n’en ont simplement pas fait une institution3Ibid. p. 52.. » La voie Zen vers l’abondance ne semble pas forcément supposer l’instauration d’une discipline collective réduisant à néant toute liberté individuelle, ni l’exploitation d’une classe d’êtres humains par une autre. On ne peut qu’être frappé en tout cas à la lecture de ce livre par la liberté dont jouissent les Cuivas et par le caractère égalitaire des rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Non seulement il n’existe pas réellement de chefs parmi eux, mais il semble bien difficile également d’y repérer une quelconque domination patriarcale. L’absence de toute pratique de stockage et le partage systématique au sein de la bande des produits de la chasse et de la cueillette excluent l’apparition de réelles inégalités de conditions. Pour autant, l’individu reste relativement libre de ses mouvements et de ses opinions. Comme le rapporte Arcand, souvent avec humour, chacun peut décider de rejoindre une autre bande en cas de conflit ou de mésentente, et il est même permis de mettre en doute les principaux mythes du groupe! Par ailleurs, les Cuivas ont une parfaite maîtrise des techniques auxquelles ils ont recours, contrairement à l’anthropologue qui se découvre incapable de satisfaire la curiosité de ses hôtes concernant la fabrication ou la réparation des artefacts les plus simples que lui-même utilise. C’est aussi cela, la liberté.

À nouveau, pour quiconque a lu un peu sur les sociétés vivant de chasse et de collecte, ces constats ne sont pas nouveaux. Le texte d’Arcand conforte simplement des observations menées par d’autres ethnologues et anthropologues, au sein de sociétés du même type, ailleurs dans le monde. Toutefois, dans la perspective qui nous intéresse ici, le fait que le cas des Cuivas ne soit pas isolé n’enlève rien à son intérêt, bien au contraire. Au lieu d’apparaître comme une exception aberrante, une sorte d’anomalie anthropologique, ce monde peut ainsi être considéré comme une preuve supplémentaire de la capacité de l’être humain à inventer des manières de vivre ensemble qui soient soutenables, justes et démocratiques. Telle est la première leçon à retenir de ce livre.

Des humains très ordinaires

Cela dit, est-ce bien légitime de présenter le mode de vie observé par Arcand comme s’il s’agissait d’un choix de la part des intéressés? On pourrait penser par exemple que la pauvreté matérielle dans laquelle vivent ces humains presque nus s’impose d’elle-même à qui doit se déplacer fréquemment à la seule force de ses jambes et de ses bras. Quant à leur nomadisme, n’est-il pas l’unique manière d’éviter l’épuisement de ressources naturelles qu’ils ne savent que chasser ou cueillir? Et, n’est-ce pas tout simplement le « sous-développement » technique qui condamnait ces humains à devoir se contenter d’un « mode de production » aussi aléatoire? Bref, loin d’être volontaire, cette simplicité n’était-elle pas avant tout commandée par les circonstances?

Ce que nous savons désormais des peuples vivant de chasse et de cueillette incite à douter de cette hypothèse. En ce qui concerne les chasseurs-collecteurs observés à l’époque moderne, on sait que leur mode de vie n’était pas toujours d’origine « préhistorique ». Bon nombre des peuples concernés ont pratiqué des formes ou d’autres d’agriculture, avant de les abandonner. Par ailleurs, vivre de chasse et de cueillette n’impose pas inévitablement le nomadisme. Les cas de chasseurs-collecteurs sédentaires sont en fait assez nombreux. Enfin, cette manière de subvenir à ses besoins ne peut être simplement réduite à une sorte de choix par défaut, imposé par des contraintes géographiques ou par un manque de connaissances techniques de la part des humains en question. Les exemples de chasseurs-collecteurs rejetant en connaissance de cause l’horticulture ou l’élevage ne manquent pas.

C’est justement le cas des Cuivas. Au moment où Arcand les rencontre, ces derniers sont de toute évidence en contact depuis fort longtemps avec d’autres peuples autochtones, mais aussi avec des colons occidentaux qui pratiquent l’élevage et l’agriculture. En atteste entre autres le fait qu’ils utilisent des pointes de flèches et des haches en fer alors qu’ils n’en maîtrisent pas la métallurgie, tout en étant persuadés que ces usages remontent à la nuit des temps… Ils sont par ailleurs entourés d’humains qui souhaitent les voir se transformer en horticulteurs, pour toutes sortes de raisons plus ou moins avouables. La possibilité d’opérer leur « révolution néolithique » leur est donc offerte depuis un bon moment déjà, mais ils ne paraissent disposés à s’y résoudre que contraints et forcés par les « chasses à l’homme » dont ils sont régulièrement la cible de la part des paysans alentours.

Par conséquent, il ne semble pas abusif de considérer que les Cuivas appréciaient leur mode de vie. L’un d’entre eux finit d’ailleurs par en fournir à Arcand une explication fort simple et très prosaïque, sans la moindre référence à de quelconques contraintes naturelles, techniques ou culturelles.

« Pour bien se faire comprendre, raconte l’anthropologue, il me demanda si j’aimerais me lever et apercevoir chaque matin, assurément et inéluctablement, exactement le même arbre situé précisément au même endroit que hier. En quelques mots, il exprima à quel point le mode de vie de ses voisins sédentaires lui paraissait profondément ennuyeux. Ne plus voyager, ne jamais changer de paysage et puis manger sensiblement le même manioc, accompagné de quelques bouchées de poisson, jour après jour, tout cela lui faisait craindre de plonger dans un ennui sans fond. » (p. 148-149).

Tout cela incite évidemment à reconsidérer l’idée dominante selon laquelle l’agriculture, puis l’industrie se seraient imposées pour la simple raison qu’elles représentaient un progrès indiscutable pour la condition humaine.

« Il faut désormais envisager la possibilité que ce soit la vie relativement facile des chasseurs-cueilleurs et la crainte de s’ennuyer qui poussa nos ancêtres à attendre si longtemps avant d’adopter le mode de vie sédentaire de la société paysanne. On peut même espérer que l’archéologie accumulera bientôt les preuves de cette hésitation millénaire et arrivera à démontrer que les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire n’ont, de fait, modifié radicalement leur mode de vie en adoptant l’agriculture que le jour où ils n’avaient plus d’autres choix. […] Cela consacrerait enfin la crainte du travail et de l’ennui comme dimensions élémentaires de la condition humaine. » (p. 149-150).

Un homme Cuiva et son enfant. Crédit : Bernard Arcand – Photo sous licence CC-BY-SA 4.0

Cette thèse a effectivement été confortée par de nombreux travaux depuis l’enquête menée par Arcand4Pour une synthèse partielle et partiale de certains de ces travaux, voir : Scott, J. (2019). Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États. Paris : La Découverte. 302 pages.. Elle reste aussi très contestée5Voir par exemple ces deux critiques récentes de Homo domesticus de James C. Scott: Stepanoff, C. (2020). « Comment en sommes-nous arrivés-là? », Terrestres. Récupéré de ; Darmangeat, C. (2020). « Homo Domesticus (James C. Scott) », La Hutte des Classes – Blogue de Christophe Darmangeat. Récupéré de : http://cdarmangeat.blogspot.com/2020/04/homo-domesticus-james-scott.html. Comme le remarque Arcand en conclusion d’un texte de 1988 critiquant la notion même de « société de chasseur-collecteur », les enjeux d’une telle discussion sont loin d’être seulement scientifiques.

« [S]i on venait à démontrer que l’écart qui nous sépare [de certains chasseurs-collecteurs] n’est qu’une illusion, on en arriverait bientôt à se convaincre aussi qu’il est possible de bien vivre sans trop travailler, que la propriété peut être ni privée ni publique mais non existante, et que la vie exige une attitude zen. Ce sont là des idées qui paraissent évidemment dangereuses et absurdes à l’idéologie bourgeoise, comme à l’anthropologie. Pire encore, on ne saurait plus par quoi remplacer Dieu, ni comment justifier le progrès constant de notre exploitation de la nature6Arcand, B. (1988). « Il n’y a jamais eu de société de chasseurs-cueilleurs », Anthropologie et Sociétés, vol. 12 no 1, p. 58.. »

C’est en tout cas l’un des aspects les plus saisissants du récit d’Arcand que de nous présenter les Cuivas comme des humains tout à fait ordinaires, dont les raisons d’agir n’ont finalement rien d’exotique. Outre cette simple peur de l’ennui évoquée plus haut pour justifier leur refus d’une vie d’agriculteur sédentaire, ils manifestent par exemple à l’égard de l’anthropologue une curiosité qui n’est pas moins vive que celle dont ils font l’objet de la part de ce dernier. C’est aussi ce « vilain défaut » qui les pousse semble-t-il à entreprendre de temps à autres de lointains voyages auprès de peuples amis et à pratiquer ainsi quelque chose qui s’apparente d’assez près à ce que nous appelons le tourisme. Par ailleurs, le fait de vivre quasiment nus n’empêche pas ces humains de se montrer au moins aussi pudiques que nous le sommes, sinon davantage. Autre exemple déroutant : lorsque l’anthropologue s’interroge sur le sens caché des danses Cuivas, ses hôtes n’ont pas d’autre explication à lui fournir que le simple plaisir de danser ensemble… Enfin, comme en témoigne la sophistication de leur système de parenté, pensée complexe et logique formelle ne leur sont pas du tout étrangers!

En somme, l’altérité radicale du mode de vie des Cuivas n’est pas imputable à une quelconque différence ontologique entre eux et nous, ni à des bizarreries culturelles témoignant du « sous-développement » de cette société. Ces humains sont bien nos semblables et leurs raisons de préférer leur monde restent tout à fait compréhensibles dans les termes mêmes de notre culture. Le souligner n’est pas inutile à un moment où luttes de reconnaissance et conflits identitaires prennent une telle tournure que l’idée même d’une humanité commune paraît sur le point d’être défaite. Surtout, comme le suggère Arcand dans le passage cité plus haut, reconnaître cette proximité fondamentale entre ces « attardés de l’histoire » et les « Modernes » que nous prétendons être incite à questionner en retour le bien fondé des raisons que nous invoquons pour justifier l’existence de notre monde et la domination qu’il exerce à présent sur la presque totalité de l’humanité.

Requiem pour les Cuivas

Si l’on en croit l’anthropologue colombien Francisco Ortiz, qui signe la postface de cet ouvrage, le monde des Cuivas est aujourd’hui à peu près disparu. Leur nombre a certes grandi mais, comme presque tous leurs semblables sur le continent américain, ces chasseurs-collecteurs sont désormais cantonnés sur un territoire bien trop étroit pour y vivre sur le mode qu’avait pu encore observer Arcand à la fin des années 1960. Notre civilisation ne détruit pas seulement la nature et la biodiversité. Elle s’attaque également à ce que l’on pourrait appeler la socio-diversité ou à ce que l’anthropologue canadien Wade Davis nomme l’ethnosphère, ce qui n’est sans doute pas moins déplorable pour l’avenir de notre espèce.

« Qu’est-ce qui vaut la peine d’être mangé ? Doit-on faire des enfants ? Comment les éduquer ? Avec qui baiser ? Qu’est-ce qui est vraiment drôle ? Triste ? Honteux ? Honorable ? Et puis, comment mourir avec dignité ? C’est cela la ‘culture’ : une série cohérente et donc crédible de réponses à ces questions essentielles, écrit Arcand. Les milliards d’êtres humains qui ont vécu sur cette planète ne nous ont pas laissé des milliards de réponses. Nous n’en connaissons, tout au plus, que quelques milliers. […] La découverte d’une nouvelle façon de mourir avec dignité ne devrait jamais laisser indifférent. » (p. 74-75). La disparition de l’une d’entre-elles encore moins, sans doute.

Quant à elle, la civilisation industrielle s’efforce de nier la mort plus qu’elle n’offre une façon originale de l’affronter dignement7Philippe Gauthier a attiré mon attention sur le fait que ce déni est le propre de l’époque industrielle. Il semble que jusqu’au XVIIème siècle au moins, en Occident, se préparer à mourir avec courage et dignité était très valorisé socialement. Les « Ars Moriendi », recueils de conseils sur l’art de bien mourir, eurent un grand succès à la fin du Moyen-Âge.. Par ailleurs, à la différence des civilisations qui l’ont précédée, elle ne fixe aucune limite à son expansion – ce qui n’est probablement pas sans lien avec cette tentation du refoulement de notre finitude. Elle est totalitaire8Sole, A., Sobrero, P. (2007). « Un immense chagrin anthropologique », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, n°19. Récupéré de : https://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b19c22.php. À son contact, les sociétés « traditionnelles » ou « primitives » se dissolvent, selon un procédé original dont Marx et Engels avaient dit l’essentiel : « Le bon marché de ses produits est l’artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger9Marx, K., Engels, F. (1976 [1848]). Manifeste du parti communiste. Paris : Éditions sociales, p. 36.. » Vis-à-vis des humains qu’elle assimile ainsi, elle ne tient pas les promesses d’égalité et de liberté au nom desquelles elle justifie la destruction de leurs mondes. Et, pour finir, son productivisme en vient aujourd’hui à menacer ce qui rend matériellement possible nos existences ici-bas. Dès lors, comment ne pas souhaiter sa disparition?

À qui formule le vœu de bâtir des sociétés moins destructrices, moins injustes et moins aliénantes, la lecture du livre d’Arcand fournit en tout cas des raisons d’espérer. Elle atteste du fait que les humains sont en effet capables d’inventer des manières de vivre ensemble relativement libres et égalitaires, sans forcément détruire la nature ni s’exploiter les uns les autres. Et cette capacité n’est pas réservée à de « bons sauvages » vivant encore à « l’état de nature ». Outre qu’ils sont nos contemporains, les Cuivas que nous décrit Arcand ne sont ni meilleurs, ni pires que nous ne le sommes sur le plan moral. En revanche, ils ont développé toutes sortes de stratégies subtiles pour à la fois préserver leur liberté et garantir entre eux l’égalité, comme le montre l’auteur tout au long de son récit. Autrement dit, leur aptitude à vivre selon ces principes ne leur est pas plus spontanée ou naturelle qu’à nous-mêmes. Mais, ils la cultivent et l’entretiennent.

Est-elle conditionnée ou rendue possible par le fait qu’ils vivent de chasse et de cueillette? Comme l’ont montré notamment les travaux d’Alain Testart, il y a eu de multiples manières d’être chasseurs-collecteurs10Voir en particulier son chef d’œuvre : Testart, A. (2012). Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard.. Ces façons de se nourrir ont été associées à toutes sortes d’organisations sociales, dont certaines très inégalitaires et orientées vers l’accumulation de richesses. La domination patriarcale ou l’esclavage, notamment, ne semblent pas être des inventions du néolithique. Par conséquent, le « mode de production » est sans doute ici moins déterminant que ce qu’un matérialisme vulgaire incite à penser spontanément. On peut en déduire que les rapports égalitaires qu’entretiennent les Cuivas et la liberté dont ils jouissent sont relativement indépendants de leurs manières de subvenir à leurs besoins11Arcand raconte d’ailleurs que lorsqu’ils commencent à cultiver la terre, les Cuivas continuent à partager la nourriture disponible avec l’ensemble du groupe, y compris avec ceux d’entre eux qui n’ont pas pris part aux travaux agricoles, et cela au grand dam des missionnaires américaines qui s’efforcent de leur inculquer un mode de redistribution plus conformes aux principes de la propriété bourgeoise.. Voilà qui constitue une bonne nouvelle pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à mettre en œuvre de tels principes.

Il ne s’agit pas ici de verser dans le primitivisme. L’exemple des Cuivas ne constitue ni un idéal à atteindre ni un modèle à imiter. Il constitue seulement une preuve que nous ne sommes pas condamnés à vivre comme nous le faisons actuellement ; aucune nature humaine ni aucune loi de l’évolution des sociétés ne nous y contraint. Ce faisant, il doit avant tout nous encourager à user de cette capacité propre aux humains d’imaginer toutes sortes de mondes originaux12Voir : Solé, A. (2000). Créateurs de mondes. Nos possibles, nos impossibles. Paris : Éditions du Rocher.. Même si l’hégémonie qu’exerce notre civilisation sur l’ensemble de la planète semble exclure toute alternative et si le rythme de vie effréné qu’elle nous impose ne favorise guère l’exercice de l’imagination, il n’y a pas de raison que cette capacité créatrice soit éteinte. Et il n’y a pas de raison que nous ne puissions faire en la matière au moins aussi bien que les Cuivas, mais autrement13Pour une immersion dans le monde des Cuivas, voir le film documentaire The last of the Cuiva réalisé avec l’aide de Bernard Arcand, alors qu’il effectuait son enquête de terrain. Arcand y apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises. Brian Moser, « The Last of The Cuiva », Disappearing World, Granada Television, 1971, 65 mn. Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=cjve7Il6mRU.

Notes[+]

Le prix de l’électricité. Essai de contribution à l’Encyclopédie des nuisances

Par Yves-Marie Abraham1Une première version de cet article est parue dans la Revue économique et sociale (juin 2020, volume 78, p. 37-46). Je tiens à remercier ici Jérémy Bouchez, Noémi Bureau-Civil, Nicolas Casaux, Ambre Fourrier, Philippe Gauthier, Jimmy Grimault, Louis Marion, Edouard Piely pour leurs relectures de ce texte et leurs suggestions d’amélioration.

Nikola Tesla, avec son équipement. Par : Dickenson V. Alley, Restorée par Lošmi

Que ce soit en tant que vecteur d’énergie ou vecteur d’information, l’électricité est partie prenante de la plupart des solutions techniques qui sont envisagées aujourd’hui pour faire face aux conséquences de la catastrophe écologique en cours. Elle apparaît en somme comme une planche de salut au moment où l’avenir de la civilisation industrielle suscite de plus en plus d’inquiétudes. En réalité, la poursuite de l’électrification du monde, qu’il s’agisse par exemple d’adopter la voiture électrique ou de soutenir les progrès de l’Intelligence dite artificielle, ne fait qu’aggraver le désastre auquel elle prétend remédier. Elle contribue en outre à nous rendre toujours plus dépendant·e·s de macrosystèmes au sein desquels nous finissons par jouer le rôle de simples rouages… ou de microprocesseurs. Si nous tenons à la vie et à la liberté, nous n’avons pas d’autre choix que d’entreprendre la désélectrification de nos sociétés.

Combler une lacune

« Là où les encyclopédistes pouvaient faire l’inventaire enthousiaste d’un monde matériel délivré de l’illusion religieuse, là où Marx pouvait encore voir « la révélation exotérique des forces essentielles de l’homme », il nous faut aujourd’hui décrire le royaume de l’illusion techniquement équipée et le « livre ouvert » de l’impuissance à faire consciemment leur histoire des hommes asservis à leur propre production. Nous nous attacherons à explorer méthodiquement le possible refoulé en faisant l’inventaire exact de ce qui, dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression2Encyclopédie des nuisances (2009). Discours préliminaire (Novembre 1984). Paris : Éditions de l’encyclopédie des nuisances, p. 13.. »

C’est en ces mots que Jaime Semprun présentait en 1984 le projet d’une « Encyclopédie des nuisances ».

Sous-titrée Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers, en hommage ironique au fameux ouvrage dirigé deux siècles plus tôt par Diderot et d’Alembert, l’EdN, pour les intimes, se proposait non seulement d’exposer, par ordre alphabétique, « comment chacune des spécialisations professionnelles qui composent l’activité sociale permise apporte sa contribution à la dégradation générale des conditions d’existence », mais aussi de souligner ainsi « l’unité de la production de nuisances comme développement autoritaire dont l’arbitraire est l’image inversée et cauchemardesque de la liberté possible de notre époque3Ibid., p. 12.. »

Que mettaient en cause les auteurs anonymes de la revue? Pour l’essentiel, la civilisation industrielle, que celle-ci d’ailleurs se recommande du libéralisme ou du socialisme. Quant aux dommages qu’ils se proposaient d’inventorier, avec une causticité et un style sans pareils, il n’était pas seulement question des destructions « environnementales » les plus visibles occasionnées par cette civilisation. Se trouvait en jeu, à leurs yeux, la possible « obsolescence de l’Homme »4Titre du magnum opus du philosophe Günther Anders, dont une traduction a été publiée d’ailleurs par les Éditions de l’Encyclopédie des nuisances : Anders, G. (2002). L’Obsolescence de l’Homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956). Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 361 pages., sa réduction à l’état de pur moyen au service de l’accumulation du capital et du progrès technoscientifique. L’EdN avait donc pour raison d’être la mise en évidence de cette aliénation, tâche d’autant plus délicate qu’« en même temps qu’elle produit ce qui paraissait hier encore insupportable, [notre civilisation] produit les hommes capables de le supporter5Op. cit.. »

Quinze « fascicules » furent ainsi publiés entre 1984 et 1992. Le dernier d’entre eux proposait cinq entrées, tout aussi intrigantes que celles qui constituaient le sommaire des numéros précédents : Abracadabra – Abracadabrant – Abramboé – Abrégé – Abrenuntio. La deuxième lettre de l’alphabet était donc encore bien loin d’être atteinte. L’aventure s’est poursuivie cependant d’une autre manière, et ce malgré le décès en 2010 de Jaime Semprun, avec l’édition de près d’une cinquantaine d’ouvrages s’inscrivant dans la même perspective, certains inédits, d’autres non. Par ailleurs, on l’aura compris, l’ambition principale de Semprun et de ses complices (parmi lesquels figura un temps Guy Debord) n’a jamais été d’établir un relevé exhaustif des dommages causés par le monde industriel, mais d’en fournir un aperçu, tel que s’imposent à l’esprit de leurs lecteurs à la fois la nécessité et la possibilité d’en finir avec cette « forme de vie » si hostile justement à la vie.

Il n’en demeure pas moins que ce dictionnaire à peine ébauché demande à être continué, ne fût-ce que parce que sa matière est en continuelle expansion. C’est dans cette perspective que je voudrais faire valoir ici l’urgence d’explorer une catégorie de nuisances à laquelle les auteurs de l’EdN ne me semblent pas avoir accordé une attention suffisante : celles que l’on doit en propre à l’électricité. Certes, ces pourfendeurs de la déraison contemporaine n’ont pas ignoré les conséquences désastreuses des usages industriels du « fluide électrique »6Fréquemment utilisée jadis, l’expression « fluide électrique » est métaphorique. En toute rigueur, il faudrait parler d’un déplacement de charges électriques., mais en ont traité le plus souvent de manière indirecte ou occasionnelle7Semprun, J. (2008). La nucléarisation du monde. Paris : Éditions Ivrea, comme une critique indirecte de l’électricité, puisqu’en dehors de la fabrication d’armes, l’industrie nucléaire a pour raison d’être la production de ce « fluide ».. Les ravages imputables à la « fée électricité » méritent à mon avis un travail d’inventaire autrement plus systématique et approfondi que celui qu’ils ont esquissé, d’autant que le pouvoir destructeur de cette « enchanteresse » ne cesse de grandir, en même temps que sa bonne réputation.

La vie électrique8Sous-titre d’un roman d’anticipation d’Albert Robida, publié en 1890 intitulé « Le Vingtième siècle : La vie électrique » des Éditions La librairie illustrée

David Hume écrivait quelque part : « Les vues qui nous sont les plus familières sont susceptibles, pour cette raison même, de nous échapper ». Ainsi en va-t-il de toutes les techniques mobilisant le « fluide électrique », lequel est en outre invisible : leur omniprésence dans notre quotidien, dont elles sont désormais indissociables, nous les rend transparentes. Pourtant, il y a 150 ans à peine que les phénomènes électromagnétiques ont commencé à faire l’objet d’applications industrielles. Jusque-là, ils n’avaient suscité que la curiosité de quelques savants occidentaux et l’émerveillement des profanes auxquels ces derniers présentaient leurs expériences. Depuis la fin du XIXème siècle, que l’électricité soit mobilisée en tant que vecteur d’énergie (éclairage, chauffage, moteurs…) ou support d’information (télégraphe, téléphone, radio…), ses applications se sont multipliées à vive allure, colonisant tous les domaines de la vie quotidienne, en même temps que tous les territoires habités par des humains ou presque. Selon l’Histoire officielle, nous leur devons la « seconde révolution industrielle », la « troisième » (microprocesseurs, NTIC…) et bientôt la « quatrième » (cobotique9La « cobotique » désigne le domaine des interactions entre les robots et les êtres humains., IA, Internet des objets…).

L’accès au « courant électrique » apparaît aux yeux du plus grand nombre à peine moins indispensable que l’accès à de l’eau buvable ou à de l’air respirable. Il va sans dire ou presque désormais qu’une vie humaine digne de ce nom doit être « branchée » à un réseau électrique, quelle que soit l’étendue de celui-ci. D’où les efforts colossaux, soutenus notamment par l’ONU, qui en a fait l’un de ses 17 objectifs de développement durable, visant à apporter l’électricité au milliard d’êtres humains qui en sont encore privés. Et, les arguments en faveur de ce chantier grandiose semblent irréprochables : « Sans électricité, les femmes et les filles doivent consacrer des heures à la corvée d’eau, les dispensaires ne peuvent pas conserver des vaccins pour les enfants, de nombreux écoliers ne peuvent pas faire leurs devoirs la nuit et les citoyens ne peuvent pas diriger des entreprises compétitives. Par ailleurs, 2,8 milliards de personnes ont recours au bois, au charbon de bois, aux déjections animales et au charbon pour cuisiner et se chauffer, une pratique qui provoque plus de quatre millions de morts prématurées en raison de la pollution de l’air intérieur. » Au-delà des individus, ce sont des nations entières qui ne pourraient se « développer » en l’absence de ce précieux « fluide » : « [S]ans un approvisionnement stable en électricité, les pays seront dans l’incapacité de faire fonctionner leurs économies10ONU (2016). Énergie propre à un coût abordable : pourquoi est-ce important? Dans Objectifs de développement durable. Récupéré de https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/wp-content/uploads/sites/4/2016/10/Why_it_matters_Goal_7_French.pdf. »

Mais, l’électricité n’est plus seulement envisagée comme un « facteur de développement » indiscutable. Mieux qu’une « énergie d’avenir », elle nous est présentée désormais comme notre seule chance, à toutes et tous, d’avoir encore un avenir. En effet, afin d’éviter le chaos climatique et ses conséquences funestes, il est urgent, nous dit-on, d’abandonner les énergies fossiles et d’opter massivement pour une électricité produite à l’aide de sources énergétiques dites « renouvelables ». Telle est la direction qu’est censée prendre la « transition énergétique », composante centrale de cette « transition écologique » qui doit mettre un terme à la dévastation du monde que certains ont décidé d’appeler un peu à la va-vite « anthropocène ». En somme, nous assurent les experts en ces matières, l’avenir sera électrique ou ne sera pas. Que pourrait-on par conséquent reprocher à une « fée » si précieuse et bienveillante?

Mauvais génie

À peu près nulle au début du XXème siècle, la consommation d’électricité représente actuellement plus de 25 000 TWh11Un Téra wattheure équivaut à mille milliards de watt heure. par an, soit presque 20 % de l’énergie finale mise à la disposition de l’humanité ou, pour mieux dire, des membres les plus riches et les plus puissants de cette humanité. Et cette consommation ne cesse de croître. Premier impact désastreux sur le plan écologique : plus de 60 % de ce courant électrique est généré par des turbines que l’on fait tourner en brûlant des hydrocarbures – du charbon surtout, mais de plus en plus de gaz naturel également. En plus d’empoisonner l’air que nous respirons, cette consommation de combustibles fossiles est en train de détraquer dangereusement le climat stable dont bénéficient les terriens depuis 10 000 ans.

Cela dit, et bien que leurs promoteurs laissent entendre le contraire, les autres procédés utilisés pour créer du courant électrique ne sont pas « propres » non plus. Recourir pour ce faire aux « énergies renouvelables » implique la dégradation de très grandes quantités de ressources naturelles, qu’il s’agisse d’espaces naturels, de matériaux (métaux, minerais…) ou d’autres sources énergétiques, telles que le pétrole, qui demeure incontournable dès qu’il s’agit de construire de lourdes infrastructures.

Ne parlons pas de l’usage de la « biomasse », qui consiste dans les faits à brûler essentiellement des arbres, ou alors divers matériaux organiques qui par conséquent ne retournent pas là où on les a extraits, ce qui n’a rien de durable, et émet des quantités significatives de CO2 … Quant à la fission nucléaire, elle présente certes l’avantage de ne pas émettre directement de gaz à effet de serre12Indirectement, l’usage de cette technique suppose en revanche des émission non négligeables., mais génère des déchets mortellement dangereux pendant des millénaires, et peut provoquer des catastrophes dramatiques, comme on l’a constaté encore récemment à Fukushima.

L’électricité n’a donc rien d’une « énergie propre », comme on le lit parfois. D’abord parce que ce n’est pas une énergie au sens strict du terme et que pour produire ce fameux « fluide » il est donc nécessaire de transformer des sources d’énergie primaire (thermique, mécanique ou nucléaire), ce qui entraîne inexorablement des nuisances sur le plan écologique. À cela s’ajoutent les équipements destinés à distribuer ce courant électrique, qui prennent généralement la forme de vastes réseaux complexes, dont la construction et l’entretien réclament eux aussi de grandes quantités de matériaux et d’énergie. Enfin, viennent les milliards d’appareils qui convertissent ce « fluide » sous une forme jugée utile : éclairage, chaleur, réactions chimiques (électrolyse, notamment) et surtout mise en action de moteurs de toutes sortes. La fabrication de ces engins requiert également d’énormes quantités de ressources naturelles (matériaux et énergie), qui ne seront que très partiellement recyclées lors de leur mise au rebut.

Le désastre écologique que représente cette croissance phénoménale des usages de l’électricité à l’échelle mondiale est pour la plupart d’entre nous imperceptible, ce qui contribue à sa perpétuation. Lui-même invisible, inodore et silencieux, le courant électrique est le plus souvent généré loin à l’écart de nos lieux de vie, dans de gigantesques installations que personne ou presque ne visite jamais13Les choses changent avec l’apparition des premiers champs d’éoliennes dans nos paysages familiers, qui contribuent à redonner de la concrétude au courant électrique, ce qui d’ailleurs se traduit par toutes sortes de conflits.. Idem pour toutes les machines que ce « fluide » met en mouvement, qui tendent elles-mêmes à être de plus en plus petites, donc moins visibles. La plupart d’entre elles nous arrivent de l’autre bout du monde, sur une simple commande de notre part, et se fondent discrètement dans nos habitats.

Par ailleurs, il nous est très difficile de seulement réussir à imaginer le gigantesque système technique nécessaire au bon fonctionnement de ces machines, y compris lorsqu’il ne s’agit que d’un vulgaire grille-pain. Or, ce système d’envergure mondial possède une « empreinte écologique » considérable. En outre, l’électricité nous permet aujourd’hui de passer nos journées entières sans contact direct avec les « éléments naturels », grâce à l’éclairage artificiel et à l’air conditionné. Comment alors prendre la mesure de la catastrophe actuelle, que contribue à aggraver sans cesse notre « bonne fée »?

Le réaliser est d’autant plus difficile que partout actuellement on nous annonce la bonne nouvelle d’une économie « dématérialisée », grâce notamment à la tertiarisation de nos activités et à la montée en puissance du numérique. Il s’agit pourtant là d’une mystification pure. Le cas des NTIC est exemplaire à cet égard. Filles de l’électricité, ces technologies se développent et ne peuvent fonctionner que sur la base d’infrastructures matérielles très lourdes, bien que pour l’essentiel dissimulées. Elles suscitent par ailleurs la prolifération de milliards de machines, que ce soit pour relayer l’information (serveurs, antennes…) ou pour la traiter (ordinateurs de bureau, téléphones, tablettes…). Toujours plus discrètes elles aussi, ces machines, prises toutes ensemble, consomment toujours plus d’électricité. Et les développements rapides dont elles font l’objet (ainsi que les impératifs de valorisation du capital) impliquent leur renouvellement continuel, sans qu’il soit possible de les recycler vraiment. Au bout du compte, le bilan écologique du numérique s’avère donc totalement désastreux, d’autant que ces techniques ne viennent généralement pas se substituer à des techniques plus anciennes, mais bien plutôt s’y ajouter. L’arrivée prochaine de la cinquième génération de réseaux mobiles (5G), notamment censée permettre et développer massivement l’internet des objets, ne va qu’amplifier ce phénomène.

En somme, associer l’électricité à une fée apparaît tout à fait inadéquat. Elle a certes quelque chose d’enchanteur. Mais, pour rester dans le registre des contes populaires ou de la mythologie indo-européenne, c’est plutôt à l’image de l’ogre dévorant ses propres enfants, tel le titan Cronos, qu’elle devrait renvoyer; à condition d’ajouter que ce monstre n’est aussi dévastateur que parce que son action échappe à nos sens et se présente à nous sous une forme discrète – deux ou trois petits trous au milieu d’une plaque de plastique blanc située au bas d’un mur – et avenante – la lampe qui me permet d’écrire ce texte malgré l’obscurité, par exemple. Certes, il nous arrive d’entrer en contact direct avec le « fluide électrique », ce qui nous offre alors un bref aperçu, très sensible cette fois, de sa toute-puissance et renforce le respect qu’il nous inspire, s’il ne nous a pas tué·e·s. Mais pour le reste, les effets dévastateurs des techniques électriques entrent dans la catégorie de ces phénomènes que le philosophe Günther Anders qualifiait de « supraliminaires » : ils sont trop grands pour que nous puissions les percevoir et les sentir, ou même nous les représenter.

Une colonisation insidieuse

Notre incapacité à identifier ces nuisances relève aussi d’une certaine accoutumance. Pour les reconnaître comme telles, il faudrait de l’imagination, ou avoir le souvenir de ce qu’est une vie sans appareils ni courant électriques, chose désormais impossible pour une part grandissante de l’humanité. Comment, en effet, prendre conscience de la pollution lumineuse et de ses effets délétères sur les êtres vivants, humains et non-humains, quand on n’a jamais vécu qu’en milieu urbain, encerclé d’écrans et soumis à un perpétuel éclairage artificiel ? Comment s’inquiéter de la pollution sonore, quand on a pris l’habitude, dès son plus jeune âge, d’entendre à tous moments et en tous lieux, les bruits que produisent les machines électriques de plus en plus nombreuses qui peuplent notre quotidien: réveils, radios, télévisions, lecteurs de musique, ordinateurs, téléphones, haut-parleurs, scies, perceuses, ponceuses, aspirateurs, mixeurs, climatiseurs, lave-linge, sèche-cheveux, rasoirs, etc.? Seuls des travaux scientifiques nous permettent aujourd’hui de prendre la mesure des dégâts occasionnés par ces diverses « pollutions » que l’on doit pour une large part à l’électricité. Ces études ne peuvent toutefois révéler que les dommages les plus évidents, et d’une manière essentiellement abstraite, parce qu’elles reposent sur un travail de quantification.

Pour saisir de façon plus sensible ce qui s’est perdu avec la colonisation de nos milieux de vie par l’électricité, il ne nous reste souvent que les témoignages de celles et ceux qui ont connu le monde « d’avant » et qui trouvent les mots pour nous en faire part, comme Baudoin de Bodinat.

« En nous dérobant les mystères de la voûte céleste, l’électricité publique chasse du monde les inquiétudes remuantes et les bizarreries, les silences extralucides et les méditations de la nuit, en même temps que la nuit elle-même ; nous privant donc aussi de savoir ce qu’est le jour. C’est une diminution de la vie terrestre qui n’est pas négligeable, pour rester inaperçue ; et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase, et c’est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu’en s’épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ; et c’est le radio-réveil qui les prévient du jour, etc.14Bodinat, B. de. (2008). La vie sur terre. Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, p. 73. Merci à Nicolas Casaux de m’avoir signalé ce passage de La vie sur terre.. »

Quand la « fée » pénètre à l’intérieur des murs d’une maison isolée, où l’on s’éclairait jusque-là à l’aide de lampes à pétrole, voici aussi quelques-uns des effets qu’elle peut produire sur les occupants du lieu :

« Lumière blanche, incisive. Objets effarés. Ombres figées désormais toujours à la même place. Je le savais bien. Le temps des lueurs douces est maintenant derrière, comme un haut domaine fermé. Et l’on oublie vite. Je n’en parlais jamais tant c’était naturel. On oublie les détails, l’intonation que prenait un visage dans les frissons d’une flamme, et ces yeux agrandis. On peut retrouver cela par jeu, un soir de fête, mais ce n’est pas pareil. On ne retrouvera pas ce lent glissement, la douceur de la voix qui disait : « On n’y voit plus clair, il faudrait préparer les lampes. » C’était une infime fête quotidienne, c’était une cérémonie l’arrivée de la nuit15Abraham, J.-P. (1986). Le guet. Paris : Gallimard, p. 126-127.. »

À quoi l’on pourrait ajouter ce commentaire plus prosaïque, mais pas moins évocateur, entendu dans la bouche d’un homme âgé, habitant depuis toujours un village isolé de la Côte-Nord du Golfe du Saint-Laurent, au Québec :

« Avant l’arrivée de l’électricité chez nous, on passait la soirée tous ensemble autour de la seule lampe qu’on avait. Après, il y a eu de la lumière partout, alors chacun est parti de son bord, faire ses affaires dans la maison16Il s’agit du village de Natashquan où le courant électrique a été installé en 1958.. »

Et, si la place ne manquait pas, il faudrait longuement citer aussi le réquisitoire, subtil et plein d’humour, de l’écrivain Jun’ichirō Tanizaki contre l’éclairage électrique, accusé de détruire l’esthétique traditionnelle japonaise et, avec elle, une certaine manière d’être au monde17Tanizaki, J. (2011). Éloge de l’ombre (1933). Lagrasse : Éditions Verdier..

Pour mettre en évidence ce que l’électrification peut avoir de destructeur sur des modes de vie qui avaient au moins fait la démonstration de leur « résilience », comme dit la novlangue contemporaine, on peut aussi observer ce qu’il se passe là où le courant électrique vient d’arriver. On voit alors bien souvent des populations s’endetter pour s’équiper de machines électriques et payer leur alimentation18Lemaire, J. (2012). Le thé ou l’électricité, Iota Production. Perspective Films, HKS Productions, K Films. 93mn.. Cela commence généralement par la télévision et le réfrigérateur (ou le congélateur), qui induisent ou accompagnent de profonds changements dans le mode de consommation, en particulier sur le plan alimentaire. Avec les appareils de réfrigération, augmente en effet la possibilité de consommer quantité de produits industriels transformés, riches en sucre et en sel, dont la télévision fait la promotion.

Or, comme on le sait à présent, l’alimentation industrielle a des effets plus néfastes encore sur ces populations qui l’adoptent sans transition que sur celles qui y sont accoutumées de longue date. À cette forme d’empoisonnement peut en outre s’ajouter celle qu’occasionne une mauvaise gestion de la chaîne du froid, quand il s’agit de produits surgelés. La chose est fréquente semble-t-il, à cause du mauvais état des équipements utilisés (souvent achetés d’occasion) et d’un manque d’information sur la bonne manière de les utiliser19Zélem, M.-C., Pipet, L. (2019). Les conséquences de l’arrivée de l’électricité. Dans Électrifier l’Afrique rurale, un défi économique, un impératif humain. Récupéré de http://www.fondem.ong/wp-content/uploads/2019/11/Les-conse%CC%81quences-de-larrive%CC%81e-de-le%CC%81lectricite%CC%81.pdf, 20Zélem, M.-C. (2019). « Effets d’une transition alimentaire « électrifiée » en Amazonie guyanaise.Le cas des amérindiens Wayana », Socio-anthropologie, 39. Récupéré de http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/5204. Comme le suggère cet exemple, l’électricité n’est donc pas qu’un simple « vecteur d’énergie ». Elle porte avec elle tout un monde, celui de la civilisation industrielle et de la marchandise, qui tend à détruire la totalité des autres formes de vie sociale inventées par les humains depuis que notre espèce a commencé à peupler la Terre. Ce n’est pas là le moindre de ses méfaits : ce que l’on pourrait appeler la « sociodiversité » n’est sans doute pas moins essentielle pour l’avenir de l’humanité que la « biodiversité ».

L’électricité comme système

Voilà donc un premier inventaire du type de nuisances que l’on doit à l’électricité et qui, malgré son incomplétude, suffit me semble-t-il à questionner l’évidence selon laquelle nous devrions continuer à soutenir sans discussion la colonisation de nos existences par l’exploitation industrielle des phénomènes électromagnétiques. Cette critique sera évidemment accusée de partialité, puisqu’elle n’est pas nuancée par un relevé de tous les bienfaits que nous devons à ces techniques. Mais, les innombrables et puissants promoteurs de l’électricité se chargent d’ores et déjà de les faire valoir. Mon souci, en l’occurrence, est de commencer par mettre au jour les pertes et les coûts, pour la plupart incalculables, associés à l’électrification du monde, en rappelant, à la suite de Jacques Ellul, que tout progrès technique se paie et que les effets néfastes d’une technologie sont inséparables de ses effets positifs.

En d’autres termes, quiconque souhaite que nous puissions continuer à utiliser et perfectionner sans restriction les techniques en question doit accepter l’ensemble des dommages qui leurs sont imputables, sachant en outre que les solutions technologiques visant à supprimer ces dommages généreront très probablement d’autres problèmes, souvent plus compliqués encore à résoudre21Ellul, J. (2010). Le bluff technologique. Paris : Pluriel, p. 96-134.. Par exemple, la miniaturisation, des équipements électroniques permet certes d’utiliser moins de matériaux pour produire un même effet, mais rend toujours plus coûteux, voire impossible, le recyclage de ces matériaux, une fois que l’équipement dont ils étaient parties prenantes arrive en « fin de vie ».

Il est également essentiel que celles et ceux qui voudront prendre la défense de l’électricité admettent qu’on ne peut pas davantage dissocier ou séparer le plus innocent des appareils électriques du système gigantesque que suppose son bon fonctionnement.

« Examinons par exemple un mixeur électrique, propose Wolfgang Sachs. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes marines ou de tours de forage installées dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants22Sachs, W., Esteva, G. (2003). Des ruines du développement. Paris : Le serpent à plumes, 2003, p. 42-43.. »

Il faudrait évidemment ajouter à la description de Sachs l’évocation de tout le macrosystème qui a permis la fabrication et la distribution du mixeur lui-même, sans parler de l’endroit où cette machine est généralement utilisée. L’ensemble des destructions que tout cela suppose est incommensurable. En somme, il n’y a pas d’appareil électrique innocent…

L’ordinateur sur lequel je tente laborieusement d’écrire ce texte me rend apparemment des services extraordinaires, surtout dans la mesure où il me donne accès à Internet. Cependant, je constate que ce prodigieux réseau informatique mondial, qui combine les deux principaux usages des phénomènes électromagnétiques, a transformé ma vie de professeur d’université en une immense accumulation de courriels souvent inutiles et qu’il confronte plus généralement ses utilisateurs à un trop-plein d’informations – parfaite illustration de cet effet d’encombrement ou de saturation que produisent les techniques industrielles au-delà d’un certain seuil de diffusion, tel que l’a mis en évidence Ivan Illich23Illich, I. (2003). Œuvres complètes. Volume 1. Paris : Fayard, p. 659-676.. Par ailleurs, j’observe qu’Internet est surtout utilisé aujourd’hui pour visionner de la vidéo.

Ce type de contenu représente en effet 80 % des données qui circulent sur Internet. À elle seule, la consultation de vidéos en ligne génère 60 % de ce flux. Or, il s’avère que plus du quart (27 %) de ces films est constitué de matériel pornographique24Shift Project. (juillet 2019). Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne. Un cas pratique pour la sobriété numérique, 36 pages. Récupéré de https://theshiftproject.org/article/climat-insoutenable-usage-video/. Quand on sait par ailleurs que la consommation énergétique totale d’Internet (utilisateurs, réseau, serveurs) est tout juste inférieure à celles des États-Unis et de la Chine, qu’elle représente 7 % à 10 % de la consommation d’électricité dans le monde25Greenpeace. (2017). Clicking clean: who is winning the race to build a green internet? Washington D. C.: Greenpeace, p. 16. Récupéré de : file:///C:/Users/11036191/AppData/Local/Temp/ClickClean2016%20HiRes.pdf et qu’elle augmente de manière exponentielle (9 % par an en France), il ne semble pas illégitime de se demander s’il vaut vraiment la peine d’entretenir un tel gouffre énergétique, responsable entre autres d’une part grandissante des émissions de GES mondiales, pour diffuser finalement ce type de contenu ou même d’innocentes vidéos de chatons.

Résistances

Mais, objecteront certains, l’étendue du règne de l’électricité et la rapidité avec laquelle elle s’est imposée dans nos vies ne sont-ils pas la preuve que les bénéfices que l’on en retire excèdent les coûts qu’elle occasionne ? Comment notre « fée » aurait-elle pu se bâtir un aussi vaste empire en un temps aussi bref, sinon parce qu’elle est fondamentalement bienfaisante ? C’est ce que suggèrent bien souvent ses historiens spécialisés. En tout cas, leurs travaux ne s’étendent guère sur les causes et les conditions de possibilité de ce succès, comme s’il allait de soi que l’électricité ne pouvait qu’enthousiasmer celles et ceux qui découvraient ses pouvoirs, sans même qu’il n’y ait quelque effort à fournir pour leur en faire voir les avantages. À lire entre les lignes de ces récits à tonalité hagiographique, on perçoit pourtant que cette « colonisation du monde vécu », pour parler comme Habermas, par les techniques utilisant l’électromagnétisme ne s’est pas accomplie sans résistances ni réticences. À tout le moins, il semble que nombre d’humains n’aient pas fait preuve à leur endroit de l’empressement espéré par ceux qui œuvraient à l’électrification du monde.

En témoigne, par exemple, cet aveu publié au printemps 1925 par l’ingénieur Charles Boileau dans La Houille blanche, une revue spécialisée de l’époque, et déniché par le collectif « Pièces et main d’œuvre », à qui l’on doit quelques-uns des trop rares textes esquissant une histoire critique de l’électricité :

« La clientèle ne marche pas ! […] Et cependant, il devient de plus en plus clair que les réseaux ruraux ne pourront vivre avec des utilisations de 100 à 200 heures par an, et qu’il leur faudra atteindre de 800 à 1.000 heures pour s’en tirer. […] Le seul moyen qu’ont ces réseaux d’obtenir une utilisation « force » suffisante, leur permettant d’exister à l’état indépendant, est de développer le plus possible l’usage de l’accumulation sous forme de chauffage, cuisine, frigorifiques, etc. […] Il y a là une question de tact, de sens des besoins d’une clientèle qui s’ignore, d’adaptation à ses goûts, etc. […] Pour déjouer la prévention de la clientèle que j’ai signalée plus haut, on devra tendre vers un type de contrat à forfait basé sur la puissance des appareils installés, c’est-à-dire : vendre du chauffage et non pas des kilowatts-heures, de façon à ne pas expliciter le prix du kilowattheure26Pièces et main d’œuvre. (19 avril 2019). Et si on revenait à la bougie ? Le noir bilan de la « Houille blanche ». Grenoble, 19 pages. Récupéré de http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1127 . »

Dans la somme qu’ils ont consacrée à l’histoire de l’électricité en France, Alain Beltran et Patrice-Alexandre Carré constatent eux aussi, avec une pointe de condescendance, que la population ne s’est pas ruée spontanément sur les techniques électriques :

« Si, peu à peu [au cours des années 1930], les cuisines de la bourgeoisie urbaine s’électrifient, le mouvement reste lent et minoritaire. Les campagnes de publicité et les « propagandes » le disent. Leur multiplication – en négatif – prouve à quel point la France des années 1930 n’est pas encore prête à accueillir la « Fée électricité ». (…) [P]ersuader la société française que l’électricité « Ça ne sert pas seulement à s’éclairer! » s’est avéré une œuvre difficile! La première tâche à laquelle se sont livrées les compagnies de distribution a été l’éducation du consommateur27Beltran, A., Carré, P.-A. (2016). La vie électrique : histoire et imaginaire (XVIIIe-XXIe siècle). Paris : Belin, p. 243.. »

Aujourd’hui même, certains de ces humains qui n’ont pas encore accès à un réseau électrique ne manifestent pas toujours le désir d’y être raccordés. C’est ainsi que dans le cadre du Forum permanent de l’ONU sur les questions autochtones, on a pu entendre en 2016 Ati Quigua, représentante d’un peuple indigène vivant dans la cordillère des Andes colombienne, déclarer sans ambages à la tribune de la prestigieuse organisation internationale :

« Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appelée ‘développement’ c’est précisément ce que nous essayons d’éviter28Le Partage. (16 juillet 2016). « Nous nous battons pour NE PAS avoir de routes ou d’électricité » (Ati Quigua). Récupéré de https://www.partage-le.com/2016/07/18/nous-nous-battons-pour-ne-pas-avoir-de-routes-ou-lelectricite-ati-quigua/

D’autres sont moins radicaux, mais pas davantage intéressés par l’arrivée du courant électrique. C’est le cas par exemple des habitants d’Ifri, un petit village isolé dans le Haut-Atlas marocain, filmés par Jérôme Lemaire. Contrairement à Ati Quigua et son peuple, ces Amazighs auraient bien voulu d’une route, pour accéder plus facilement à la ville. Ils n’ont obtenu finalement qu’une ligne électrique qu’ils n’avaient pas demandée et qui a commencé par leur compliquer l’existence plutôt que la simplifier29Lemaire, J. (2012). Le thé ou l’électricité, Iota Production. Perspective Films, HKS Productions, K Films. 93mn..

Les conditions réelles dans lesquelles s’est opérée l’électrification du monde, les résistances de toutes sortes qu’elle a suscitées ainsi que les moyens mis en œuvre pour passer outre, restent pour l’essentiel à explorer, dans le prolongement de ces recherches récentes qui nous font découvrir que l’industrialisation a fait l’objet de toutes sortes de refus et de contestations dès ses débuts, contrairement à ce que prétendaient jusqu’à récemment nos livres d’histoire30Jarrige, F. (2014). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris : La découverte , 31Bonneuil, C., Fressoz, J.-B. (2013). L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Paris : Le Seuil.. On trouvera sans doute de premiers éléments de réponse à ces questions dans La servitude électrique, un ouvrage cosigné par le sociologue et historien des techniques Alain Gras, à paraître au début de l’année 202132Dubey, G., Gras, A. (2021). La servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique. Paris : Le Seuil..

Contre-productivité paradoxale

D’aucuns rétorqueront sans doute avec agacement que ces critiques sont vaines puisqu’il n’est de toute façon plus possible de se passer d’électricité. Or, c’est en cela justement que consiste sa principale nuisance. Elle est devenue incontournable et, ce faisant, elle ne participe pas seulement à détruire la Terre qui nous abrite, ainsi que des formes de vie sociale plus anciennes qui ne présentaient peut-être pas que des inconvénients. Elle détruit aussi notre liberté. Nos vies en effet dépendent de plus en plus étroitement de l’électricité. Nous n’avons désormais plus le choix de décider ou non d’utiliser certains appareils électriques (lampes, radiateurs, climatiseurs, téléphones, ordinateurs, machines médicales, métros…) et donc de « consommer » de l’électricité. Collectivement, nous sommes par conséquent contraints de produire l’énergie nécessaire à l’utilisation de ces diverses techniques, ainsi que toutes les infrastructures et tous les équipements que cela suppose. Et, plus ces techniques sont utilisées, plus il devient important que l’accès à l’électricité soit sécurisé, sous peine de panne électrique générale.

Des investissements toujours plus lourds sont dès lors requis pour éviter que ne se produise un tel événement, ce qui augmente encore les coûts indirects de la consommation d’électricité, tout en la stimulant. Nous nous retrouvons ainsi, en quelque sorte, au service de cette électricité pourtant censée nous servir. Les techniques électriques ne constituent plus pour nous de simples moyens sur lesquels nous exercerions un plein contrôle. Qui en effet peut prétendre aujourd’hui piloter la mégamachine dont dépendent nos usages de l’électricité?

C’est là un problème que posent toutes nos techniques industrielles et que Henry David Thoreau avait parfaitement résumé lorsqu’il écrivait dès 1854, dans Walden ou la vie dans les bois : « Les hommes sont devenus les outils de leurs outils. » Semblable inversion des fins et des moyens s’avère évidemment d’autant plus déplorable (et étonnante !) que la liberté est censée être, avec l’égalité, l’une des valeurs fondatrices de notre civilisation. Le paradoxe est que cette inversion constitue l’aboutissement d’un processus d’industrialisation qui a trouvé une part au moins de sa justification dans ces deux valeurs cardinales. Ces techniques en effet, dont celles de l’électricité, ont été et sont encore promues comme un moyen pour leurs utilisateurs de gagner en liberté, du moins si l’on entend par ce dernier terme l’absence d’entraves extérieures à l’action. Par ailleurs, on s’efforce de les déployer partout où elles ne le sont pas encore au nom de l’égalité; par simple souci de justice, affirment leurs promoteurs.

En réalité, cette égalité n’est jamais atteinte. Les classes sociales supérieures et les pays dominants accaparent systématiquement le meilleur de ces techniques et en retirent les principaux bénéfices. Dans le cas qui nous occupe ici, on notera par exemple qu’en 2015, chacun des habitants des États-Unis a consommé en moyenne 80 000 kWh d’énergie, dont 12 000 sous forme d’électricité, tandis que les Indiens consommaient en moyenne 6000 kWh d’énergie par habitant, dont un peu plus de mille seulement sous forme d’électricité33Ritchie, H. (2014). Energy, Dans OurWorldInData.org. Récupéré de https://ourworldindata.org/energy . Le déploiement de ces techniques ne réduit en aucune manière les inégalités socioéconomiques, ni au sein de nos sociétés, ni entre elles, mais bien souvent les aggrave. En outre, il se traduit par la disparition progressive de « modes de production autonomes » au profit de « modes de production hétéronomes », ainsi que le soutenait Ivan Illich.

Les humains satisfont de moins en moins leurs besoins par eux-mêmes, à l’aide de techniques qu’ils maîtrisent, mais de plus en plus en consommant passivement des marchandises produites par de vastes systèmes sociotechniques sur lesquels ils n’exercent à peu près aucun contrôle. Ils en retirent certes un surplus de puissance : le fait de pouvoir, par exemple, éclairer et chauffer leur demeure à volonté et sans effort, alors qu’il fait nuit noire et que la température extérieure est glaciale. Mais, que le vaste système dont ils dépendent désormais connaisse des difficultés de fonctionnement, et les voilà réduits à la pire des impuissances, comme ont pu le découvrir des millions de Québécoises et de Québécois privé·e·s d’électricité en plein hiver et pendant parfois plusieurs semaines à la suite de la « tempête de verglas » de janvier 1998. Le gain de puissance se paie d’une vulnérabilité accrue. La quête de sécurité génère de l’insécurité34Mais, le « black-out » peut aussi bien sûr inciter les victimes à recommencer à se débrouiller par elles-mêmes, à reconquérir en somme une part au moins leur autonomie. Merci à Nicolas Casaux d’avoir attiré mon attention sur ce constat . Mais surtout, l’utilisateur de techniques industrielles, dès lors que celles-ci deviennent incontournables, est dépossédé d’une autre liberté : celle de pouvoir décider des normes de son existence. Ces normes à présent sont celles des systèmes qui lui procurent ces marchandises dont il a désormais besoin pour vivre. Et il n’a sur elles aucune emprise véritable, d’autant moins que ces systèmes sont vastes et complexes. Il n’est plus maître de quoi que ce soit.

À cette dernière accusation, on pourrait objecter qu’en ce qui concerne la production d’électricité, l’avenir semble justement être aux micro-réseaux, interconnectés ou pas à des macro-réseaux. N’y aurait-il donc pas là une possibilité de reconquête de notre autonomie, au sens propre de ce terme? Il est permis d’en douter. D’une part, ces réseaux alimentés par des énergies renouvelables, du fait de leur dimension réduite et de la nature des énergies primaires mobilisées, ne seront jamais en mesure d’assurer une fourniture d’électricité aussi abondante et constante que celles qu’offrent actuellement nos macro-réseaux35De Decker, K. (13 décembre 2018). Keeping Some of the Lights On : Redefining Energy Security. Dans Resilience. Récupéré de https://www.resilience.org/stories/2018-12-13/keeping-some-of-the-lights-on-redefining-energy-security/ . Ce n’est pas en soi dramatique, mais cela implique d’inventer des manières de vivre ensemble qui ne supposent pas un accès constant et illimité au courant électrique. Autrement dit, parier sérieusement sur les micro-réseaux requiert très probablement d’abandonner le modèle de société qui est le nôtre ou en tout cas notre conception de la sécurité énergétique.

Or, ce n’est clairement pas l’intention des puissants acteurs impliqués dans ce type de projets, qui envisagent surtout « les micro-productions locales comme une réserve d’import-export dans le marché de l’énergie, au profit de l’équilibre du grand réseau de distribution36Lopez, F. (2019). L’ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoires. Paris : MétisPresses, 2019, p. 13. ». D’autre part, même lorsqu’ils ne sont pas reliés à ce dernier, ces réseaux ne peuvent pas sérieusement être considérés comme véritablement autonomes. Il s’agit en effet de dispositifs très sophistiqués, reposant sur des technologies de pointe, dont le développement exige des moyens et des matériaux qui ne sont pas à la portée du premier venu – pensons par exemple à la fabrication d’un panneau solaire photovoltaïque ou même à celle d’un simple fil électrique. En somme, leur production et leur entretien nécessitent un vaste et puissant système industriel. Ils ne sont concevables que dans le cadre d’un « mode de production hétéronome ». L’autonomie qu’ils confèrent à leurs utilisateurs apparaît donc très relative et somme toute illusoire.

Produire moins, partager plus, décider ensemble

Que faire alors, pour qui tient vraiment à reprendre le contrôle de son existence et à ne plus contribuer aux multiples nuisances dont est responsable l’électricité? Faut-il envisager un retour à la bougie? Comme l’écrit fort justement le collectif « Pièces et main d’œuvre » (PMO) :

« Rassurez-vous, progressistes de droite et de gauche (libéraux, étatistes, libertariens, sociétaux-libéraux, libéraux-libertaires, postlibertaires, etc.), on ne reviendra pas en arrière, au temps des fées et des sorcières, ni à la bougie. Il faut de la cire pour faire des bougies, et des abeilles pour faire de la cire. La politique de la terre brûlée pratiquée par l’industrie agrochimique et les exploitants agricoles – pesticides, herbicides, homicides – nous met à l’abri de pareilles régressions, de tout retour à la ruralité, rance et réactionnaire37PMO (1er décembre 2016). Le compteur Linky, objet pédagogique pour une leçon politique. Pour un inventaire des ravages de l’électrification, Grenoble, 13 pages. Récupéré de http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=887 . »

Pour commencer à lutter contre les nuisances des techniques électriques, le premier impératif me semble devoir être de réduire, puis de limiter la production d’électricité, en cherchant les moyens de se passer de ce « fluide » autant que faire se pourra. Évidemment, cette réduction ne doit pas dégrader davantage encore les conditions d’existence de ceux et celles, de plus en plus nombreux, qui vivent en situation de « précarité énergétique », y compris dans les pays les plus riches de la planète. L’instauration de limites de production doit donc s’accompagner d’une redistribution plus équitable de nos moyens d’existence, et en particulier du type et de la quantité d’énergie que nous pouvons mobiliser. Il va falloir en somme partager plus. Enfin, pour que ces décisions puissent être considérées comme justes, il est essentiel qu’elles soient prises de manière rigoureusement démocratique. Il faut décider ensemble, ce qui suppose une démocratisation radicale de nos institutions politiques – en la matière, la voie du municipalisme libertaire me semble la plus prometteuse. Mais, cela implique également le recours à des techniques dont le contrôle ne nous échappe pas totalement, autrement dit des « techniques démocratiques », selon l’expression proposée par Lewis Mumford38Bihouix, P. (2015). L’âge des low-tech. Paris : Le seuil. 336 pages..

Voilà pour les principes à suivre. Ils ont le mérite d’indiquer une direction à suivre relativement claire et cohérente; de constituer également un traitement pertinent quelles que soient les nuisances industrielles qu’il s’agit d’affronter. Leur mise en œuvre soulèvera toutes sortes de questions techniques, à commencer par celle de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions le « fluide électrique » peut être produit et utilisé dans une perspective « low tech »39Gauthier, P. (janvier 2021). Enjeux matériels de la fabrication de vélos dans un monde postcroissance. Dans Polémos. Récupéré de https://polemos-decroissance.org/enjeux-materiels-de-la-fabrication-de-velos-dans-un-monde-post-croissance/. Avant cela, on peut s’attendre bien sûr à ce qu’un tel projet suscite de vives résistances. D’abord de la part des membres de l’oligarchie qui prétend gouverner nos sociétés, puisqu’ils y jouissent de tous les privilèges. Mais aussi de la part du plus grand nombre, tant l’imaginaire de la civilisation industrielle ne tolère pas l’idée de limite. C’est d’ailleurs ce que suggère Jun’ichirō Tanizaki, dont j’ai évoqué le travail plus haut, lorsqu’il s’interroge justement sur les raisons pour lesquelles Occidentaux et Orientaux entretiennent des rapports si opposés à l’ombre et à la lumière :

« Quelle peut être l’origine d’une différence aussi radicale dans les goûts ? Tout bien pesé, c’est parce que nous autres, Orientaux, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente ; nous n’éprouvons par conséquent nulle répulsion à l’égard de ce qui est obscur, nous nous y résignons comme à l’inévitable : si la lumière est pauvre, eh bien, qu’elle le soit ! Mieux, nous nous enfonçons avec délice dans les ténèbres et nous leur découvrons une beauté qui leur est propre. Les Occidentaux par contre, toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse à la poursuite d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre40Tanizaki, J. (2011). Éloge de l’ombre (1933). Lagrasse : Éditions Verdier. p. 72.. »41Edouard Piely a attiré mon attention sur le fait que Jean Baudrillard, dans son étude sur l’Amérique, semble donner raison à Tanizaki : « La hantise américaine, c’est que les feux s’éteignent. […] Il faut que tout fonctionne tout le temps, qu’il n’y ait pas de répit à la puissance artificielle de l’homme. » (Baudrillard, J. (1986). Amérique. Paris : Biblio-essais, 1986, p.51-52).

Cependant, il va bien falloir commencer à se libérer d’une telle passion, même si elle s’est emparée aussi à présent des compatriotes de Tanizaki. Comme j’ai tenté de le montrer dans les pages qui précèdent, elle est en effet profondément destructrice, non seulement de nos milieux de vie, mais aussi de notre liberté. Dès lors, nous devrions envisager la « désélectrification » de notre monde comme l’une de nos tâches les plus urgentes. Au minimum, il serait sage de questionner la poursuite de la colonisation de nos vies par l’électricité.

Notes[+]

La COVID-19, symptôme du mal de l’infini

Par Yves-Marie Abraham

La course sans fin à la production de marchandises et à la toute-puissance technoscientifique : tel est le « mal de l’infini », dont souffrent aujourd’hui la presque totalité des sociétés humaines. La pandémie de COVID-19 en constitue l’un des plus récents symptômes. Les principaux aspects de cette pandémie ont en effet pour cause ce mal dévastateur.

Destruction écologique

Comme on le sait à présent, la maladie infectieuse qui se trouve à l’origine de cet événement catastrophique est une anthropozoonose, c’est-à-dire une maladie transmise par des animaux non-humains à des animaux humains. Ce type de transmission n’a rien de nouveau. Une première vague importante de zoonoses a affecté l’espèce humaine lorsque certains de ses membres ont commencé à pratiquer l’agriculture il y a environ 10 000 ans. Mais, nous subissons depuis quelques décennies une seconde vague de ce genre de maladies. Sont en cause notamment la destruction et la transformation massives des habitats d’animaux sauvages, ce qui augmente les occasions de contacts étroits entre ces derniers et notre espèce1Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, mars 2020. En ligne <https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/SHAH/61547> (À paraître en 2020, de la même autrice, aux éditions Écosociété : Pandémie : Traquer les épidémies, du choléra aux coronavirus).. Pourquoi ces dévastations? Essentiellement pour soutenir la croissance économique et la hausse du sacro-saint PIB, qui exige que toujours plus de marchandises soient produites, ce qui ne peut être obtenu qu’en consommant toujours plus de « ressources naturelles » en tous genres, contrairement à ce que continuent de nous promettre les prophètes d’un « développement durable » ou d’un « green new deal ».  

mondialisation

Cette course à la croissance est en cause également dans la vitesse à laquelle la COVID-19 est devenue pandémie. Cette zoonose dont le premier cas semble avoir été diagnostiqué au tout début du mois de décembre 2019 à Wuhan en Chine Centrale a infecté, en l’espace de six mois à peine, plus de 8 000 000 de personnes dans 180 pays différents (sur 197 État-nations recensés par l’ONU). Comment cela a-t-il été possible?  On ne peut produire et vendre toujours plus de marchandises qu’au prix d’une continuelle extension des marchés, comme l’expliquait déjà il y a plus de deux siècles Adam Smith dans ses fameuses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). En d’autres termes, la croissance continuelle du PIB suppose la mondialisation des échanges. Cela implique que certains humains – les plus riches généralement – circulent sans arrêt et à vive allure à travers la planète, soit pour contribuer à la production de ces marchandises, soit pour les consommer, dans le cadre de l’industrie touristique en particulier. Ce sont eux qui, au cours de l’hiver 2020, ont propagé le virus aux quatre coins du monde, en servant ces fétiches que sont pour nous les marchandises.

maladies de civilisation

Ce que l’on sait des facteurs de létalité de cette maladie n’est pas sans rapport non plus avec le « mal de l’infini ». Il semble en effet que la COVID-19 ait tué principalement des personnes âgées atteintes de certaines maladies chroniques telles que l’hypertension artérielle, le diabète ou les maladies coronariennes. Ces problèmes de santé, dont on ne meurt pas forcément mais dont on ne guérit jamais vraiment, sont nommés parfois aussi des « maladies de civilisation ». Et pour cause. Leur prévalence est étroitement liée au mode de vie qui s’est imposé au cours du siècle dernier dans toutes les sociétés occidentales et qui s’étend aujourd’hui dans le reste du monde2André Cicollela, Toxique planète, Paris, Seuil, 2015.. Ce mode de vie est caractérisé notamment par le manque d’exercice physique, la consommation d’aliments industriels de plus en plus transformés et l’absorption de toutes sortes de drogues grâce auxquelles nous « tenons le coup » avec plus ou moins de succès (alcool, caféine, nicotine…). Il est propre aux « sociétés de croissance » et peut être tenu largement responsable de ces maladies qui ont rendu vulnérables les plus âgés d’entre nous face au SRAS-CoV-2.

Contreproductivités

Force est de constater enfin que les nations les plus riches, au regard de cet indicateur fétiche qu’est le PIB par habitant, n’ont pas été mieux protégés de la pandémie que les autres. Certes, il est possible que certains pays pauvres dans lesquels la COVID-19 semble avoir été moins dévastatrice ne soient pas en mesure de produire des données épidémiologiques fiables. Par ailleurs, les générations les plus âgées sont relativement plus populeuses dans les pays les plus riches, or ce sont-elles qui sont les plus menacées par ce nouveau coronavirus. Soit. Mais, comment expliquer néanmoins que cette pandémie ait fait des ravages si spectaculaires dans les États-nations considérés comme les plus « avancés », tant sur le plan économique que technoscientifique?

Sous réserve de mener une étude sur le sujet, suggérons deux hypothèses, au demeurant complémentaires. D’une part, au moment où la pandémie s’est produite, nos systèmes de santé étaient affaiblis par des décennies de coupes budgétaires et de réformes visant à réduire les coûts gigantesques qu’ils représentent. De tels choix politiques n’ont rien d’étonnant au sein de sociétés productivistes telles que les nôtres, qui ne valorisent dans le fond que l’accumulation de marchandises. Dans des sociétés de ce genre, les activités de soin ne représentent que des coûts, surtout quand il s’agit de soigner des humains eux-mêmes improductifs, tels que les personnes âgées en perte d’autonomie.

D’autre part, comme l’a montré de manière magistrale le philosophe et historien Ivan Illich dès les années 1970, nos systèmes de santé « modernes » tendent paradoxalement à devenir de moins en moins performants à mesure qu’ils grossissent et éliminent toutes les autres manières de se soigner3Ivan Illich, Némésis médicale, Paris, Seuil, 1975.. L’un des symptômes les plus évidents de cette contreproductivité est la maladie nosocomiale, celle que l’on contracte dans un lieu où l’on espère être soigné. C’est la conséquence du fait de traiter la maladie de manière industrielle et technocratique, en particulier dans ces vastes usines à soins que sont les hôpitaux. L’hécatombe qui vient de se produire en Occident dans les établissements hospitaliers destinés aux personnes âgées illustre de façon caricaturale et monstrueuse cet effet pervers propre à la quête d’efficacité technique qui caractérise la dynamique de nos sociétés.

Soins d’urgence

Comment guérir du « mal de l’infini », pour limiter les risques de pandémies à venir, mais aussi les désastres bien plus mortels encore que vont provoquer le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité, la destruction des sols, les perturbateurs endocriniens, etc.? La bonne nouvelle est que ce mal n’est pas inscrit dans une quelconque nature humaine. Il s’est imposé avec cette forme de vie sociale que l’on appelle capitalisme, qui n’est elle-même qu’une invention récente et contingente dans l’histoire de notre espèce. Or, ce que des humains ont fait, d’autres peuvent le défaire. La guérison est donc envisageable. Elle suppose cependant de cesser de croire qu’il suffirait pour écarter ces dangers de rendre le capitalisme plus vert, plus responsable, plus humain, plus éthique ou que sais-je encore. Il faut l’abattre.

Notes[+]

Entrevue écosociété – La décroissance sera conviviale ou ne sera pas – Yves-Marie Abraham

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[ Immunité critique : une série vidéo des essayistes d’Écosociété ]

Récemment, la droite a pris un plaisir morbide à présenter la crise actuelle comme la réalisation des idéaux de la décroissance.

Avec la patience qu’on lui connaît, Yves-Marie Abraham prend le temps, encore une fois, de distinguer la récession de la décroissance. Là où la première est tragique et subie, la seconde est enthousiasmante, et choisie démocratiquement.

Pour se procurer son essai Guérir du mal de l’infini, c’est par ici –> http://ecosociete.org/livres/guerir-du-mal-de-l-infini