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La résilience et la gouvernance comme techniques de maintenance de la Mégamachine | Une autre critique de la technique

Par Noémi Bureau-Civil1Je remercie Ambre Fourrier, Estelle Louineau et Louis Marion d’avoir pris la peine de lire ce texte et de l’avoir commenté.,2Dans le titre, le terme maintenance défini comme « l’ensemble des opérations d’entretien d’un matériel technique » (Le Robert), est délibérément choisi plutôt que maintien, pour désigner à la fois cette action de maintenir en permanence, et pour mettre l’emphase sur le machinisme dont il est question.

Crédit : Rob C. Croes / Anefo. 1986. Photo sous licence CC0

Les machines n’existent pas. Elles fonctionnent.

– Pièces et main-d’œuvre

Ce texte est basé sur la transcription d’une présentation communiquée dans le cadre du colloque « La décroissance et la question du comment? » organisé par Polémos et coordonné par Yves-Marie Abraham, professeur à HEC Montréal. Ce colloque avait lieu au printemps 2023 à l’Université de Montréal lors du 90e Congrès de l’Association canadienne francophone pour l’avancement des sciences (Acfas).

MISE EN CONTEXTE

La critique de la technique, telle qu’articulée par Anders3Anders, G. (2002). L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution (1956), Paris : Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. 360 p. et Ellul4Ellul, J. (1988). Le bluff technologique, Paris : Hachette. 748 p., et de la recherche scientifique qui la produit, pensons à Freitag5Freitag, M. (2021). Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal. 367 p. et Grothendieck6Grothendieck, A. (1972). « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? ». CERN-AUDIO-1972-003, 27 janvier 1972, 138 minutes. Archives audio du CERN. Récupéré de https://cds.cern.ch/record/912518/?ln=fr, précède le mouvement décroissanciste. Cette critique de la technique est d’ailleurs l’une de ses composantes les plus originales, particulièrement au Québec.

Dans leurs ouvrages incontournables, les chercheurs Louis Marion7Marion, L. (2015). Comment exister encore? Capital, techno-science et domination, Montréal : Éditions Écosociété. 163 p. et Yves-Marie Abraham8Abraham, Y.-M. (2019). Guérir du mal de l’infini : Produire moins, partager plus, décider ensemble, Montréal : Éditions Écosociété. 278 p. nous rappellent l’importance de cette critique en la réactualisant et en démontrant l’emprise grandissante de la Mégamachine sur le vivant, d’où le besoin vital de s’en émanciper.

Je ne m’attarderai pas à argumenter que la technologie n’est pas neutre et qu’elle n’a rien à voir avec un marteau qu’on anime volontairement. Qu’à chaque nouvelle « innovation », ce n’est pas simplement une machine qui s’ajoute dans le Monde, mais tout un système de domination qui vient avec. Tout cela, Louis Marion l’explique plus habilement que je ne le ferais, dans son lumineux essai Comment exister encore? ou dans cet article publié par Polémos9Marion, L. (2020). « L’emprise de la machine : une critique décroissanciste de la domination technique », Polémos-décroissance, 22 décembre 2020. Récupéré de : https://polemos-decroissance.org/lemprise-de-la-machine-une-critique-decroissanciste-de-la-domination-technique/.

Puis il y a la recherche scientifique, telle que pratiquée de manière dominante, prise dans une course à la production infinie. Une course alimentée par le capital de puissants intéressés, pour que chaque cours en compétition avec les autres, de chaque programme, eux-mêmes en compétition avec les autres, puissent s’auto-reproduire à l’intérieur de l’université elle aussi en compétition avec les autres. Comme l’image Freitag, il se forme une constellation d’industries et d’institutions, dont l’université, qui pullulent et s’organisent entre elles, générant un frénétique processus autopoïétique (i.e. d’auto-reproduction permanente)10Autopoïèse : « Propriété qu’ont les organismes vivants de générer eux-mêmes leur organisation structurale et fonctionnelle, en interaction permanente avec leur environnement. » – Définition tirée de https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26561339/autopoiese au-dessus de nos têtes et que nous pourrions en fait nommer technopoïétique, produisant un monde artificiel et mortifère. Un monde faux à même de puiser dans « ses » ressources pour produire les innovations nécessaires à nous y adapter et à nous y assimiler.

Cet exposé ne se penchera pas directement sur ce Monde-machine qui nous digère, mais plutôt sur deux techniques d’apparence inoffensive qui le maintiennent subtilement mais funestement en place, portant le nom de résilience (Ribault, 2021)11Ribault, T. (2021). Contre la résilience : À Fukushima et ailleurs. Paris : Éditions L’Échappée. 365 p. et de gouvernance (Deneault, 2013)12Deneault, A. (2013). Gouvernance : Le management totalitaire. Montréal : Lux éditeur. 200 p.. En mettant en dialogue les enquêtes de Ribault13« Thierry Ribault est économiste et chercheur au CNRS. […] Il contribue à une nouvelle sociologie politique de la connaissance et de l’ignorance en prenant le nucléaire comme champ d’étude. Il a été, de 2013 à 2016, responsable scientifique du Laboratoire international associé du CNRS-InSHS « Protection humaine et réponses au désastre – Soin intensif en sociétés industrielles », en partenariat avec l’Université Doshisha à Kyoto et l’Université de Fukushima » – Biographie tirée de https://www.babelio.com/auteur/Thierry-Ribault/88964 et Deneault14« Alain Deneault […] est un philosophe québécois et docteur en philosophie de l’université Paris-VIII en 2004. Il a été directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris de 2016 à 2022. Il enseigne la philosophie et la sociologie au campus de Shippagan de l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick » – Biographie tirée de https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Deneault, il sera question de démontrer pourquoi réfléchir le « comment? » de la décroissance mérite que l’on poursuive le travail de diagnostic critique sur la technique, notamment en débusquant, pour mieux leur résister, ces deux techniques de fabrication du consentement à la Mégamachine.

LA RÉSILIENCE15Cette première partie est grandement basée sur l’essai d’enquête de Ribault, T. (2021). Op. cit.

Quand l’avenir est compromis, le passé n’a plu lieu d’être. Il peut être liquidé au profit de ce qui est déjà là, faisant l’opportune économie de se demander comment, précisément, on en est arrivé là.

– Thierry Ribault16Ribault, T. (2021). Op. cit. p. 82.

Le lourd passif d’une notion louangée

Pour commencer, tout en suivant l’enquête de Ribault, voyons d’où vient le concept de la résilience.

C’est au 17e siècle que cette notion d’origine latine apparaît, faisant d’abord référence à la capacité d’objets immatériels de «rebondir en arrière». Toutefois, c’est à partir du 19e siècle que l’utilisation du mot résilience devient plus courante, notamment par son emploi en sciences physiques pour désigner la capacité des matériaux – comme le bois puis le fer – à résister à un stress.

Dès les années 1940 jusqu’à nos jours, d’abord aux États-Unis puis globalement avec l’engouement des sciences sociales pour l’approche thérapeutique17Rieff, P. (1966). The Triumph of the Therapeutic, Harper & Row. et le développement du champ de la psychologie positive18Gable, S. L. et Haidt, J. (2005). «What (and why) is positive psychology ?» Review of General Psychology, 9 (2), p. 104, la résilience est mobilisée pour caractériser et différencier les personnes parvenant à se sortir de conditions misérables de celles qui se marginalisent. Cette analyse individualisante permet de s’épargner les actions sociopolitiques nécessaires à la lutte contre les injustices sociales en amont de cette misère, presque valorisée comme une opportunité favorisant le dépassement de soi.

En parallèle, dans les années 1970, le concept est employé en écologie scientifique par l’entremise de travaux menés au milieu des années 1950 par la Commission de l’Énergie Atomique des États-Unis. Suite à des essais atomiques effectués sur des atolls coralliens du Pacifique, il s’agissait « d’étudier la capacité du vivant à s’adapter à sa propre destruction et à en tirer parti, [ce] dont l’écologie systémique naissante héritera », comme le résume Thierry Ribault dans son essai d’enquête Contre la résilience à Fukushima et ailleurs.

Aujourd’hui, ce mot sert à caractériser l’objet d’une panoplie de domaines de recherche scientifique. Que l’on parle, en foresterie de la résilience d’une forêt19Sur l’aménagement forestier au Québec, lire notamment Chapdelaine de Montvalon, P. (2023). « Québec doit revoir son aménagement forestier pour une forêt plus résiliente ». Radio-Canada, le 6 septembre 2023. Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2008539/foret-resilience-climat-coupes-feu-forestier, en neuropsychologie de la résilience des enfants qui s’épanouissent après avoir vécu l’horreur20Cyrulnik, B. (2001) . « La grande aventure de bébé ». Dans Spirale – Manifeste pour la résilience. no 18(2), pp. 77-82. Récupéré de https://doi.org/10.3917/spi.018.0077, ou en ingénierie de la résilience d’un pont aux intempéries21En génie civil et en génie des structures, il est notamment question de la résilience des infrastructures aux changements climatiques. Voir par exemple les travaux du Centre de recherche en construction du CNR : https://nrc.canada.ca/fr/certifications-evaluations-normes/codes-canada/innovation-construction/technologies-innovantes-batiments-infrastructures-resilients-aux-changements-climatiques- dans tous les cas, nous soulignons la capacité de l’objet, qu’il soit matériel ou vivant, à encaisser un choc, à plier, mais à ne pas rompre.

Être solide, endurant, s’adapter et tenir malgré tout. Pourquoi est-ce si problématique alors?

Résilient-es à mort

Penchons-nous sur quelques exemples ayant fait l’actualité, pour y voir plus clair.

Dans un reportage de Radio-Canada22Radio-Canada. (2020). « Mars 2011 : circuler dans un Japon dévasté par une triple catastrophe », Aujourd’hui l’histoire, émission du 6 mai 2020. Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/entrevue/168529/japon-seisme-2011-tsunami-fukushima-etienne-le, un journaliste spécialiste des questions environnementales revient sur son expérience terrain au Japon en mars 2011. Un séisme d’une magnitude de 9,1 sur l’échelle de Richter, entraîne un Tsunami dévastateur, puis la submersion de la Centrale nucléaire de Fukushima Daiichi et la fusion des coeurs de trois de ses réacteurs. Cette catastrophe conduit à la contamination d’un vaste territoire ultra populeux par des substances et déchets radioactifs. Le Tsunami fait 20 000 morts additionnées de milliers d’autres à cause de la radioactivité. L’essentiel du reportage porte sur :

  • la solidarité des Japonais avec les personnes âgées,
  • l’efficacité des équipes de secours, efficacité démentie par ailleurs,
  • la résilience et la solidarité des Japonais qui ont permis de reconstruire la zone dévastée avec une rapidité étonnante.

Voici un autre exemple tiré d’un billet du journal Métro intitulé « Lac-Mégantic : la résilience d’une population »23Marquis, M. (2013). « Lac-Mégantic: la résilience d’une population », La Presse canadienne, publié dans le Journal Métro, le 17 décembre 2013. Récupéré de https://journalmetro.com/actualites/national/420151/lac-megantic-la-resilience-dune-population/ publié à l’approche du premier temps des Fêtes suivant la catastrophe de 2013. Nous y lisons que « [un résident] souhaite que le décès [de sa sœur] serve à quelque chose. […] il rêve d’un avenir meilleur pour sa ville. […] ». Même son de cloche du côté de la mairesse qui « […] espère que les gens auront l’espoir de renaître de cette tragédie. [Elle] constate avec les marchands qui sont à réaliser un projet de réinstallation, [que] tant et aussi longtemps qu’on n’a pas de rêves, pas de projets, il est difficile de sortir [du] deuil ».

Décortiquons ces événements pour comprendre les mécanismes de la résilience. Dans les deux cas, le message dominant en est un d’objectivation de la catastrophe : ce qui était un risque à prendre, souvent vendu comme faible par rapport aux fastes avantages économiques promis, se matérialise en ravage tangible et advenu. Un accident est survenu et maintenant il faut vivre avec ses conséquences. C’est la nouvelle et unique réalité objective. Notons qu’à Fukushima, vivre avec concerne 10 millions de personnes qui demeurent quotidiennement exposées à des rayonnements ionisants, mettant leur santé en danger notamment par le risque de développer des cancers létaux. À Mégantic, c’est continuer de vivre avec des trains chargés de combustibles qui traversent toujours le centre-ville. Les victimes sont héroïsées, leur souffrance est glorifiée et leur courage de survivre avec la menace est salué.

Comme dans ces deux extraits d’actualité, la résilience qui sature les sphères sociales, publiques, médiatiques et même privée, ne fait pas seulement l’éloge de la survivance post-trauma, elle conduit au fantasme de la création d’un monde nouveau GRÂCE à la catastrophe! Ce faisant, la cause de l’accident est occultée. Mais peut-on vraiment parler d’accident?

Tant pour Fukushima que pour Mégantic, les activités industrielles en cause allaient de pair avec des désastres annoncés. Dans un cas, il y a une centrale nucléaire en bord d’océan, dans un pays présentant l’une des plus grandes sismicités au Monde. Dans l’autre, un seul cheminot pour contrôler 72 wagons de pétrole brut – contenu dans des citernes dont la sécurité est mise en doute pour ce type de substance24Croteau, N. et Journet, P. (2013). « Des wagons autorisés, mais non sécuritaires », La Presse, Montréal,‎ 8 juillet 2013. Récupéré de https://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/tragedie-a-lac-megantic/201307/08/01-4668740-des-wagons-autorises-mais-non-securitaires.php- le tout freiné manuellement sur une pente descendante allant vers le centre-ville25« Accident ferroviaire de Lac-Mégantic ». Wikipédia en français. Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 4.0. Récupéré de https://fr.wikipedia.org/wiki/Accident_ferroviaire_de_Lac-M%C3%A9gantic.

Pour les deux désastres, les technocrates en cause ne seront pas reconnus comme légalement responsables, ce qui témoigne cette fois-ci de la résilience du monde techno-industriel lui-même, créant au passage des occasions d’affaires pour « les prospères industries du secours et de la réparation »26Ribault, T. (2021). op. cit..

La fabrique du consentement

En plus de mettre le voile sur les causes des ravages, ce qui s’apparente à une « banalisation du mal » industriel (pour reprendre le concept de banalité du mal développé par la philosophe Hannah Arendt)27Arendt, A. (1997). Heichmen à Jérusalem, Paris : Galimar. 484 p., la résilience trouve le moyen de fabriquer du consentement à vivre avec le désastre à plusieurs niveaux, tel que le dénonce Ribault via son enquête sur Fukushima.

  1. D’abord il y a le consentement généré par un surcroît de technologies, cette fois-ci pour composer avec la technologie en cause. C’est ce que l’auteur appelle le consentement par et pour la technologie. À Fukushima, un mur de béton plus imposant est érigé pour protéger des vagues de ce qui reste de la centrale, quitte à ravager la vie marine et balafrer le paysage. Il s’agit bien là d’une fuite en avant technologique (ici une fuite derrière un mur technologique), additionnée des problèmes qui viennent avec chaque technologie d’appoint supplémentaire.
  2. Puis vient le consentement aux nuisances, d’ordre social celui-là. Il s’agit du vivre avec dont il est question depuis le début. À Rouyn-Noranda jusqu’en 2022, la Fonderie Horne bénéficiait du droit d’émettre des taux d’arsenic 33 fois supérieur aux normes dites de risque acceptable pour la santé28Jerbet, T. (2022). «La Fonderie Horne a demandé un plafond d’arsenic 20 fois supérieur à la norme », Radio-Canada, le 26 juillet 2022. Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1900912/demande-autorisation-autorisation-fonderie-horne. Afin d’éviter de se conformer, l’industrie joue sur la peur des habitant-es de perdre des emplois si la Fonderie ferme29Renaud, G. (2023). « La Fonderie Horne a menacé de fermer si Québec lui imposait des normes trop sévères », Radio-Canada, le 13 avril 2023. Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1971172/fermeture-usine-contaminants-air-autorisation. Autrement dit, on rend irrationnelle une peur qui est tout à fait saine (la peur de perdre sa vie en santé) et on en crée une nouvelle qui joue un rôle de contrôle. C’est le consentement par la peur de la peur, construisant une véritable institutionnalisation des affects où il faut nier le négatif pour ne s’adonner qu’au positif. Les victimes doivent intérioriser leurs craintes pour mieux les surmonter. Cela permet d’atténuer les risques de révoltes. Ce remodelage de la psyché prédispose les victimes à se mobiliser pour entrer dans le 3e niveau de consentement :
  3. Le consentement à la participation. Ce consentement est d’ordre politique et appelle les victimes à devenir des co-gestionnaires du désastre. La mairesse et les marchands de Mégantic qui s’activent à reconstruire un centre-ville encore plus beau, malgré le fait que des trains chargés de pétrole le traversent toujours, en est un exemple.
  4. S’en suit le consentement à l’ignorance, d’ordre épistémologique. C’est une reconfiguration des connaissances qui répond à la nécessité politique de calmer le plus grand nombre au moindre coût. À Fukushima, selon l’enquête de Ribault, le « seuil d’inacceptabilité » de rayonnements ionisants est passé « de 1 millisievert par an à 20 millisieverts par an (4 fois celui à Tchernobyl) », pour que les Japonais aient « le droit de choisir » de rentrer chez eux. Dans les faits, les seuils ont été révisés à la hausse en fonction du périmètre réalistement évacuable. Pour aider les victimes à accepter ces nouveaux seuils contredisant les normes de santé antérieures, elles sont outillées de détecteurs. Ainsi, elles peuvent contrôler de manière autonome les doses auxquelles elles s’exposent. Bref, se rassurer grâce à une mesure donnée par une technologie, même si le chiffre n’a plus sens.
  5. Le consentement cognitivo-comportemental (transversal aux quatre autres types de consentement), teste quant à lui l’objet résilient qui apprend à fonctionner collectivement et en collaboration avec des partenaires intéressés – experts, politiques et même les entrepreneurs de l’industrie responsable du désastre. Tous et toutes ensembles pour la coconstruction d’une véritable culture du risque efficace! La prochaine catastrophe sera une catastrophe réussie! L’administration du désastre ne s’en porte que mieux, grâce à l’empowerment des victimes.

Les expériences positives obtenues par tous ces niveaux de consentement, fournissent les données nécessaires pour mettre sur pied des plans de résilience nationaux.

Et c’est précisément là que nous voyons que la résilience est un avatar du projet moderne de domination de la nature et du progrès illimité de la technique. Il s’agit d’un système brutal d’apparence douce qui découle directement de la cybernétique d’après Seconde-Guerre. Cybernétique dont la visée était de prédire ou prévenir l’imprévu en colligeant une quantité d’informations diverses. Parce qu’à un système dont on souhaite une stabilité, par exemple une population lésée dont on veut éviter sa révolte, il faut appliquer un autre système plus complexe, mais de contrôle cette fois-ci. C’est exactement ce rôle de contrôle que joue la résilience : créer des automates consentants, résilients au progrès technologique, sans jamais lui opposer de résistance. C’est en cela que, plus qu’une idéologie, la résilience est bel et bien une technique. En effet, via un éventail d’outils qu’elle produit elle-même, elle prétend non seulement avoir la capacité de mobiliser les populations dans leur aptitude à résister aux catastrophes, mais en plus, elle manipule ses affects. D’autre part, la résilience reconfigure les connaissances des populations, fabriquant ainsi un consentement aux catastrophes inhérentes à la technologisation du monde. Suite au désastre de Fukushima, afin de calmer les soulèvements populaires qui risquent d’entraver la poursuite du statu quo, le Japon met sur pied le Plan pour la résilience nationale, ce que les États onusiens ne tardent pas à imiter en bloc30Quenault, B. (2015). « De Hyōgo à Sendai, la résilience comme impératif d’adaptation aux risques de catastrophe : Nouvelle valeur universelle ou gouvernement par la catastrophe ? ». Développement durable et territoires, Vol. 6, n°3. Récupéré de https://doi.org/10.4000/developpementdurable.11010. En travaillant ainsi sur sa résilience, notamment grâce à des projets partenariaux de recherche-action en transformation sociale innovante et structurante, la société civile devient un substrat idéal, enclin à s’adapter et à participer à l’autre technologie de l’heure : la gouvernance! Nous verrons qu’en fait, les deux font la paire.

LA GOUVERNANCE31Cette deuxième partie est grandement basée sur l’essai d’enquête de Deneault, A. (2013). Op. cit.

Ils troublent tous leurs eaux pour les faire paraître profondes

– Friedrich Nietzsche32Nietzsche, F. (1885). Ainsi parlait Zarathoustra, Paris : Éditions du Mercure.

La force du flou

Selon l’enquête menée par Alain Deneault sur le sujet, la gouvernance, tel que nous l’entendons aujourd’hui, est d’origine anglaise. Nous le devinons par sa sonorité. Elle émergerait vers la fin du 20e siècle dans le domaine managérial.

À la base, l’idée est de rendre la cogestion d’entreprise plus transparente pour rassurer les investisseurs. Bref, faire de la bonne gouvernance. Il s’agit d’un mécanisme d’autorégulation, donc de surveillance et de contrôle des employé-es pour réduire les coûts, maximiser les profits et augmenter l’efficacité de l’entreprise.

Dans les années 1980, sous Tatcher, la gouvernance révolutionne le système politique britannique, puis la dynamique politique mondiale. L’État est réduit au rôle de partenaire à une table de négociation dressée par l’entreprise pour permettre à cette dernière de mieux s’y servir. Cela relève de l’évidence puisque pour se maintenir, un État dépend de la montée en puissance des ses entreprises au niveau mondial.

Dans les années 1990, via des techniques de communication inspirées de la manipulation de masse développée par Edward Bernays, la gouvernance s’impose dans la géopolitique de globalisation à l’issue d’une Commission internationale indépendante qui produira l’ouvrage Our Global Neighborhood. Cette démarche est accueillie par l’ONU, elle-même pré-sentie dès le départ pour être réformée par les tenants de la gouvernance. Évidemment, la Banque Mondiale s’empare précocement du concept et dès 1992, elle impose aux pays du Sud global de faire bon voisinage avec les entreprises du Nord.

Comme le souligne Deneault : « la bonne gouvernance tend dès lors à rendre responsables de leur sort les pays pauvres qui ne sabordent pas leurs structures publiques afin de garantir aux investisseurs le droit d’accès aux ressources ». Le refus de sabordage peut de toute façon se résoudre par une variété de stratégies pouvant s’apparenter à s’y méprendre à de l’ingérence étrangère. L’idée semble familière. Faire bon voisinage avec son bourreau, vivre avec les désastres techno-industriels : tout n’est qu’une question de résilience.

Revenons maintenant à une échelle plus locale pour percevoir comment la gouvernance fonctionne. Nous verrons que, dans cette tentative d’épluchage, chaque pelure révèle que la gouvernance est antinomique avec ce qu’elle prétend être. C’est justement du flou qui la caractérise, que la gouvernance tire sa force.

Que signifie gouvernance au juste ?

Toujours selon cette même enquête de Deneault, au-delà des années 1990, ce concept est présenté comme s’il n’avait pas d’histoire et qu’il est le fruit d’une génération spontanée, comme un système politique déjà accompli. Comme le suggère le philosophe, on y retrouve le verbe gouverner conjugué au participe présent. C’est comme l’action de « gouverner en permanence », ce qui semble peu compatible avec la prétention d’une démocratie renouvelée.

Faire entrer une grosse pyramide dans un gentil petit cercle

Penchons-nous sur la structure de la gouvernance. Celle-ci se présente comme une opportunité de rassembler des partenaires tous égaux qui partageraient des intérêts communs. Pour rendre ses dires plus concrets, Deneault fait remarquer que la gouvernance est graphiquement représentée par des organigrammes circulaires, concentriques et éclatés inspirant l’horizontalité et la transversalité. Cette constellation de partenaires et de rôles cache pourtant un fonctionnement des plus verticaux, avec les experts et les sachants du management au sommet. Et c’est d’ailleurs ce qu’explique sans détour les guides de bonne pratique organisationnelle, dont voici un extrait tiré et traduit de Partnerships: Putting Good Governance Principles in Practice33Bassett, M., Edgar, L. et Marshall, C. (2006). « Partnerships:Putting Good Governance Principles in Practice », Institute on governance. Récupéré de https://www.issuelab.org/resources/13902/13902.pdf :

« Les partenariats sont affaire de pouvoir, à la fois individuel et collectif, et si le pouvoir est toujours présent, il est rarement égal. Un partenariat réussi accorde de la valeur aux différents types de pouvoir apportés par chaque individu ou organisation et les reconnaît explicitement. »34Traduction tirée de Deneault, A. (2013). Op. cit.

Dans notre société expertocratique, quoi de plus logique que de valoriser le pouvoir de faire faire des uns (ceux qui savent), par rapport à ceux qui ne savent que faire. Et tout en haut, peu visibles mais omniprésents, il y a ceux qui permettent de faire faire : les bailleurs de fonds, souvent des entreprises ou des philanthrocapitalistes et des Ministères qui se laissent guider par les premiers, les deux étant interdépendants, puisque partenaires autour d’intérêts soit-disants communs!

Qui est concerné et représenté par la gouvernance?

Tout le monde!, suggèrent ses tenants et ironise Deneault. Et de manière égale, rappelons-nous en. La société civile est plus que bienvenue aux loges de la gouvernance, puisque les projets « d’intérêts communs » choisis d’avance par l’élite, doivent gagner l’acceptabilité sociale. Mais pour se joindre au club de la gouvernance, l’acteur ou le leader invité – termes préférés à celui de citoyen à cause de sa connotation trop politique et pas très professionnelle – doit se conformer à un code de bienséance. Résilience (la fameuse!), Bienveillance, Consensus, Confiance mutuelle (puisqu’il n’y a aucun rapport de force dans un groupe où les partenaires sont soit-disant égaux), Positivisme, Maturité émotionnelle, Éthique communicationnelle pouvant être assistée par la Communication Non Violente. Ces bonnes manières d’être et de faire programmatiques dénigrent leurs opposés : la résistance, le dissensus, le conflit, la peur, la mise en garde, le refus, tous pourtant nécessaires à se forger un esprit critique, à débattre et faire avancer les idées. Dans la bonne gouvernance, ces attitudes sont associées à un manque de maturité, à une menace à la cohésion du groupe et à son efficacité. Quant au reste de la société, les non-acteurs et les non-leaders, ils sont appelés à participer par l’entremise d’une variété d’outils marketing de participationnisme35Pour aller plus loin sur la participation comme outil de démocratisation contre-productif, voir Mazeaud, A. (2021). Gouverner la transition écologique plutôt que renforcer la démocratie environnementale : Une institutionnalisation en trompe-l’œil de la participation citoyenne: Revue française d’administration publique, N° 179(3), 621‑637. https://doi.org/10.3917/rfap.179.0107 : sondages, co-créations de récits par l’approche narrative (storytelling en anglais), consultations préférablement ludiques, légères et amusantes peu importe la gravité et l’urgence du sujet, parce que la peur de la peur l’oblige. Cette masse sociale, ce poids, qui alourdit le bon fonctionnement du système, il faut le mobiliser le faire agir et le faire décider dans la bonne direction de la bonne gouvernance.

En somme, la gouvernance, c’est la libre entreprise nourrie par l’État, qui tel un coucou, fait son nid capitaliste partout où il y a des décisions d’ordre public à prendre. C’est aussi une injonction à la résilience et au consensus pour qui tentera de s’accrocher au nid, quitte à vivre avec l’envahisseur.

EN CONCLUSION

Plus que des mots, la résilience et la gouvernance tiennent leur force du fait qu’elles sont des techniques par et pour la Mégamachine, mais qu’elles ne sont pas appréhendées comme telles. C’est justement leur allure joviale et inoffensive qui rendent la fumisterie aussi funeste. Même s’ils font rarement le poids, vous verrez des groupes lutter contre l’intelligence artificielle, contre le nucléaire, contre le capitalisme, mais pas contre la gouvernance et l’injonction à la résilience. Et rien n’est moins certain que ces groupes ne soient pas eux-mêmes mus par la gouvernance et la résilience!

Cet appel à résister aux techniques de résilience et de gouvernance semble nécessaire pour faire société plutôt que système, pour vivre plutôt que fonctionner.

Pour terminer tout à fait, la résilience est à la liberté, ce que la gouvernance est à la démocratie, et ce que le développement durable est à l’écologie. Ce sont des techniques antinomiques anesthésiantes que nous devons débusquer et déboulonner face aux technocrates, mais aussi que nous devons refuser lorsqu’elles s’immiscent dans nos réseaux. Particulièrement à l’université.

Notes[+]

Polémos à CIBL 101,5 FM – Les Aurores Montréal – Croissance économique et croissance du bruit

Émission du lundi 10 juin 2024. Au micro de Jérémy Harvey, Jérémy Bouchez nous parle de la relation entre croissance économique et pollution sonore.

Pour trouver le segment de l’émission, aller à 41:43. Bonne écoute!

Polémos à CIBL 101,5 FM – Les Aurores Montréal – La joie dans les luttes

Après une petite pause en avril, voici l’émission du lundi 6 mai 2024. Au micro de Charline Caro, Sophie Turri nous parle de la joie dans les luttes. La programmation du Festival de la décroissance conviviale qui aura lieu le 1er juin dès 9h00 au Boisé Steinberg à Montréal y est également dévoilée!

Pour trouver le segment de l’émission, aller à 2:20. Bonne écoute!

Polémos à CIBL 101.5 fm – Les aurores montréal – La gouvernance

Émission du lundi 4 mars 2024. Au micro de Charline Caro, Noémi Bureau-Civil nous parle de gouvernance : un concept flou et d’apparence inoffensive à ne pas prendre à la légère.

Pour trouver le segment de l’émission, aller à 39:50. Bonne écoute!

Polémos à CIBL 101.5 fm – Les aurores montréal – L’intelligence artificielle

Émission du lundi 5 février 2024. Au micro de Charline Caro, Louis Marion nous propose une critique décroissanciste de l’intelligence artificielle.

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Polémos à cibl101.5 FM – les aurores montréal – Le revenu de base

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Quelle voie pour la décroissance ? Une perspective technocritique

Par Simon Chaunu

Jardin aménagé sur une friche industrielle de la Rheinische Stahlwerke zu Meiderich (Aciérie rhénane de Meiderich) à Duisburg. Crédit : Alexandre Prevot. Sous licence CC BY-SA 2.0 DEED

Dans le cadre d’une thèse qui vient d’être récemment déposée1Thèse consultable à cette adresse : https://corpus.ulaval.ca/entities/publication/c49ab084-e3a5-40c3-ab60-32b687a2b4d1, je me suis consacré à étudier la pensée de quatre auteurs du XXe siècle, qui sont aujourd’hui considérés comme des « précurseurs de la décroissance »2Latouche, S. (2026). Les précurseurs de la décroissance. Paris: Le passager clandestin. Quand bien même aucun d’entre eux – que ce soit Lewis Mumford (1895-1990), Günther Anders (1902-1992), Jacques Ellul (1912-1994) ou Ivan Illich (1926-2002) – ne se soit réclamé de la décroissance de son vivant, puisque le terme, avec toute sa charge polémique, ne s’est popularisé qu’à partir des années 2000. Mais il est vrai que leur critique radicale de la civilisation industrielle a inspiré des courants écologistes, certains révolutionnaires, tant à leur époque que de nos jours.

Mon étude étant avant tout de nature historique et sociologique – donc scientifique – j’ai préféré ne pas approcher frontalement les leçons politiques, et normatives plus généralement, qu’il est possible d’en tirer. Je me propose ici d’explorer davantage ce sujet, car je pense que d’une part les œuvres de ces quatre intellectuels peuvent nous aider à mieux repérer certaines failles dans les discours contemporains de l’écologisme et de la décroissance, et que d’autre part la mise en lumière de leurs propres erreurs de jugement peut grandement nous aider.

En premier lieu, il me faut revenir sur le diagnostic critique qu’ils ont élaboré de manière convergente au cours de huit décennies (des années 1920 jusqu’aux années 1990). Il ne s’agit pas d’une doctrine ou d’une théorie à proprement parler, mais d’une matrice intellectuelle, constituée de leitmotivs, c’est-à-dire de thèmes discursifs récurrents. Parmi eux, j’ai en identifié sept en particulier, en commençant avec la mystification de la Technique, c’est-à-dire l’autonomisation et la fétichisation de cette puissance de mise en ordre des forces naturelles et sociales dans notre modernité. Vient ensuite celui de la dissolution de la Nature, de la soumission ou destruction des milieux écologiques par cette même puissance technicienne. De manière plus frappante, ces auteurs dénoncent aussi avec force l’abaissement de l’Humanité, par la prolétarisation des emplois manuels notamment. Cette dernière critique mène également à celle de l’expansion des Médias, car la création d’un univers artificiels d’images et de sons vise avant tout à distraire l’humanité quant à son sort. Sur un plan davantage politique, c’est la transformation de l’État qui est relevée, autrement dit sa mutation en un vaste corps organisé prétendant réguler toutes les dimensions de l’existence. Face à ce nouveau pouvoir, il faut constater l’épuisement de la Révolution, et plus généralement l’incapacité de l’humanité de juguler les forces technologiques qu’elle a lâchées dans son monde. Néanmoins, malgré leur sombre diagnostic, Mumford, Ellul et Illich prônent le maintien de l’Espérance – et dans le cas d’Anders, le refus de la résignation.

Pour synthétiser la perspective de ces quatre auteurs, il s’est ainsi créé à partir de la révolution industrielle (et avec une accélération prodigieuse suite à la Seconde guerre mondiale) un système mégatechnique ne visant que sa propre croissance, au détriment des équilibres naturels et des aspirations humaines les plus positives. Or le mouvement actuel de la décroissance3Tout du moins ses tendances les plus modérées dans le monde francophone, incarnées notamment par Paul Ariès, Vincent Liegey ou encore Timothée Parrique. n’appelle le plus souvent qu’à la réduction ou l’abandon du PIB, de l’économie monétaire officielle (confondue avec le « capitalisme »), ce qui n’est, somme toute, que la « superstructure » mathématisée d’un complexe technologique composé d’une myriade d’objets et de réseaux techniques, insérés dans tous les aspects de nos existences. Pour leur part, les environnementalistes réformistes, obsédés par la seule crise climatique et sa gestion technocratique « verte », ne souhaitent qu’assurer la « transition » de cette mégamachine vers un modèle supposément plus durable.

Ainsi, Mumford, Anders, Ellul et Illich (sans oublier bien d’autres penseurs et penseuses, d’hier comme d’aujourd’hui) nous encouragent à analyser et rejeter l’univers synthétique et technicisé qui est devenu notre monde en l’espace de seulement deux siècles. C’est évidemment une voie plus âpre à suivre, mais la seule valable si l’on souhaite sortir de cet enfer industriel qui menace la vie sur terre. Un corollaire majeur d’une telle prise de position est que le jeu politique contemporain – « démoniaque » aux yeux d’Ellul – doit être évité. Un écologisme révolutionnaire bien compris ne peut s’enfermer dans les catégories bourgeoises de la Gauche, du Centre et de la Droite (d’autant plus que dans l’ère néolibérale les différences effectives entre ces familles partisanes se réduisent bien souvent à des questions culturelles et morales). Ou sinon, en suivant ce que suggérait Bernard Charbonneau4Charbonneau, B. (2021). « L’écologie ni de droite ni de gauche » (1984), dans La nature du combat. Pour une révolution écologique. Paris: L’échappée.,  il faut reprendre certaines valeurs de l’ancienne Gauche (la justice et de l’égalité) et de la vieille Droite (la conservation et de l’héritage), tout en rejetant vigoureusement, pour l’heure, celles du Centre (le mérite et le progrès).

Le modèle de militantisme écologiste qui a cours présentement, consistant essentiellement en des actions coup de poing visant à amener les États à « agir », risque ainsi de ne déboucher que sur une impasse, car il s’insère dans un cadre institutionnel qui in fine ne vise que la reproduction de l’ordre techno-industriel. Comme l’appelaient de leurs vœux nos quatre intellectuels, c’est un changement de civilisation, une révolution des valeurs et des aspirations qu’il faut d’abord accomplir. Dans les années 1960, le militant gauchiste allemand Rudi Dutschke avait appelé à « une longue marche à l’intérieur des institutions » afin d’en arriver à une société écosocialiste et pacifiste – un projet qui échoua. Dans la situation dans laquelle nous sommes, c’est davantage « une (très) longue marche en dehors de la civilisation (industrielle) » qu’il faut concevoir. Et s’ils peuvent nous inspirer, Mumford, Anders, Ellul et Illich ont néanmoins sous-estimé certains facteurs nécessaires pour mener à bien une telle démarche. Bien entendu, ils attendaient une action des masses pour sortir de l’enfer techniciste, selon des modalités plus ou moins différentes pour chacun d’entre eux ; mais sans réellement articuler les conditions et les moyens de cette action, une fois posé le principe qu’une doctrine révolutionnaire lui était préalablement nécessaire5Seul Anders a vraiment osé détailler une méthode d’action concrète, de manière très controversée, comme le montrent les textes polémiques collectés dans La violence : oui ou non. Une discussion nécessaire (1987).. De fait, leur praxis s’est réduite pour l’essentiel à former un petit cercle d’amis et de disciples pour diffuser leur pensée – ce pour quoi il est difficile de les blâmer sur un plan personnel, vu les circonstances de leur époque.

Pour prendre corps, tout projet de renversement de l’ordre établi doit être porté par une large base sociale, une classe sociale en ascension. En effet, une révolution se conçoit avant tout comme le coup de boutoir ultime et décisif contre un système politique et juridique ne correspondant plus au véritable équilibre des forces dans une société. Les révolutions « atlantiques » aux Pays-Bas, en Angleterre, en Amérique et en France, durant l’ère moderne, ont ainsi exprimé la puissance montante de la bourgeoisie, la classe sociale de l’industrie, du commerce et de la science, en opposition à une noblesse et un clergé agrippés à des structure sociales vermoulues. Plus tard, Marx et Engels affirmèrent que la révolution communiste à venir serait celle d’un prolétariat organisé, prêt à prendre en main pour son propre bien la machine industrielle élaborée sur les ordres de la classe bourgeoise. L’on sait que cette prophétie historiciste ne se réalisa pas, et ne se réalisera certainement jamais, d’autant plus que les mouvements actuels de critique du capitalisme ne sont pour la plupart, en Occident, que l’expression d’une classe moyenne craignant à juste titre l’effritement de son niveau de vie.

Cela a été souvent souligné : contrairement aux prédictions de la sainte théorie marxiste, les régimes du « socialisme réel » au XXe siècle n’ont triomphé que dans des pays en voie de  (sous-)développement, voir arriérés et féodaux, en prenant principalement appui sur les luttes des paysans sans terres et des artisans précaires. Pour ensuite les écraser ou les enrégimenter au profit d’une industrialisation à marche forcée, imitant ainsi les révolutions bourgeoises qui s’étaient aussi servi de ce peuple comme chair à canon. Malgré l’accusation récurrente d’être porteuse de tendances réactionnaires, c’est donc pourtant bien cette base sociale paysanne-artisane qui au cours de l’histoire des civilisations s’est révélée prête, héroïquement et tragiquement, à affronter des dominations iniques, souvent sans succès6C’est en tout cas un schéma qui me semble émerger nettement quand on étudie l’histoire des civilisations, et que par ailleurs Mumford et Ellul effleurent l’un comme l’autre dans leurs ouvrages respectifs.. Le problème évident est que, dans nos « sociétés post-industrielles avancées », elle n’existe plus, et a été remplacé par des « agriculteurs », c’est-à-dire des entrepreneurs assistés d’esclaves mécaniques (sans nier la pénibilité bien connue de leurs métiers).

Par conséquent, si l’on accepte mes thèses, les écologistes et les décroissants doivent encourager la reconstitution d’une telle coalition sociale, c’est-à-dire généraliser et théoriser ce que certains et certaines font déjà à un niveau individuel, en choisissant de revenir à un travail manuel. En somme, il s’agit d’imiter ce que la bourgeoisie a accompli sur quelques siècles, plus ou moins volontairement, en « matérialisant » et « incarnant » (pour parler comme Mumford) des valeurs et des désirs contraires à l’ordre féodal7On pourra estimer que cette thèse est idéaliste : pour ma part, je l’inscris à la suite des travaux sur l’imaginaire social-historique de Cornelius Castoriadis (par ailleurs lui-même un penseur technocritique).. Dans cette perspective, il faut alors abandonner l’idée de « sauver la planète » et le climat dans dix ou vingt ans, comme nous l’enjoignent les jeunes militants éco-anxieux contemporains. Peut-être nous faut-il alors faire le deuil du monde pré-industriel, tant certains des ravages dont nous sommes collectivement coupables sont irréversibles, du moins à l’échelle de quelques vies humaines. Néanmoins, on peut parier que la mégamachine planétaire butera à terme sur certaines limites physiques et biologiques infranchissables. Alors, les pannes et les pénuries ainsi provoquées offriront des opportunités à saisir pour les écologistes, afin de proposer d’autres manières de vivre, de travailler et de faire cité. Nul automatisme historique ici, mais une fenêtre de possibilités par laquelle s’engouffrer, au moment opportun.

Comme je l’ai dit, ce sera une voie âpre, socialement risqué et personnellement difficile – il faudra déjà être capable de subir, au moins, les railleries et le venin des productivistes et des technophiles de tous les bords politiques. Surtout, rien ne garantit qu’une telle ambition aboutisse, et la poursuivre n’interdit pas bien sûr de mener des luttes défensives pour sauver ce qui peut encore l’être – mais sans se faire d’illusions, tant sont grandes pour le moment les forces du statu quo. Quoiqu’il en soit, s’engager sur un tel sentier me semble être la seule façon de préserver sa dignité en tant que sujet humain.

Notes[+]

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